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Le souffle créateur de la Waldau
La Beauté crue est l’aboutissement d’un travail très long. Quel en a été le point de départ ?
En 1996 s’est tenue au Centre culturel suisse à Paris une exposition de dessins et d’œuvres d’aliénés de la Waldau intitulée Le Dernier Continent. Elle était organisée par Michel Berreti et Armin Heusser qui ont publié un livre sous ce titre en allemand. Il s’agit du dernier continent de l’art, bien entendu. Ce que j’ai trouvé passionnant, c’est le travail d’analyse de Michel Beretti sur ce que ça révélait des relations entre les psychiatres suisses, les malades mentaux et l’art. Plus que les œuvres, ce qui m’intéresse dans cette histoire c’est la façon dont un regard particulier porté sur elles peut permettre au patient de se révéler à lui-même en tant qu’artiste.
Quel regard les psychiatres du début du XXe siècle portaient-ils sur les productions de leurs malades ?
Il y a eu certains aliénistes, notamment à l’hôpital Sainte-Anne à Paris, qui ont été sensibles à leur valeur artistique mais l’attitude la plus courante était le rejet de ces “griffonnages”. Comme les dessins d’enfants, on considérait que ça occupait les patients et que ça pouvait canaliser leur violence, puis on les jetait à la poubelle. A la Waldau, les œuvres des malades étaient aussi appréciées pour leur intérêt dans le diagnostic. Il faut se souvenir que Rorschach, l’inventeur du fameux test, était psychiatre à la Waldau. Mais c’est un autre psychiatre de la Waldau, Walter Morgenthaler, qui, le premier, en 1920, a soutenu dans un livre l’idée qu’Adolf Wölfli était un artiste, un malade mental et un artiste.
Vis-à-vis de l’idéologie nazie, la collection Morgenthaler n’était-elle pas une forme de résistance ?
Le paradoxe c’est que Goebbels lui-même demandera que soit conservée la collection Prinzhorn de l’hôpital psychiatrique de Heidelberg – la plus grande collection de ce genre – précisément afin de dénigrer l’art “dégénéré”. Ce qui revient tout de même à faire une place aux œuvres des malades mentaux à côté des œuvres des plus grands artistes d’avant-garde. Goebbels a donc directement contribué – pour de très mauvaises raisons évidemment – à la conservation de la collection, au moment même où les malades eux-mêmes étaient exterminés. En même temps, on peut noter que c’est en Suisse alémanique et en Allemagne que l’intérêt pour l’art des fous s’est le plus largement développé au début du XXe siècle. Une psychiatre m’a déclaré : “La psychiatrie suisse est sans doute rêveuse !” En tout cas, elle se distingue à cette époque par son ouverture et sa générosité. Ce qui est peut-être propre aux pays germaniques, c’est une propension à accepter le monde rêvé, une certaine porosité entre les hôpitaux psychiatrique et le monde de l’art. Le psychiatre Walter Morgenthaler était un peintre amateur, de même que Rorschach, et le frère de Morgenthaler était un grand artiste. On sait aussi que Paul Klee connaissait la Waldau.
Comment expliquer que l’intérêt pour “l’art des fous” soit passé aujourd’hui ?
L’institution psychiatrique a pris en main l’activité artistique des malades dans le cadre d’ateliers d’art-thérapie. Il ne s’agit plus d’un processus de création libre où quelqu’un inventerait une nouvelle manière de dire les choses. De notre point de vue à Michel Beretti et moi-même, et cela peut paraître iconoclaste, ce n’est plus de la création. Il s’agit là de la même valeur artistique que ce qui se produit dans les ateliers des lycées.
L’art, pour vous, ne peut se développer qu’en confrontation avec l’institution ?
C’est une des trames du film, ces conditions difficiles dans lesquelles la création se développe. Adolf Wölfli a produit à la Waldau des centaines de cahiers de dessins qui, empilés, montent à une hauteur de 3,10 mètres : 30 000 à 40 000 dessins. L’inventaire n’est même pas terminé ! Les machines de Heinrich Anton Muller, dont il ne reste presque rien, juste quelques photos, étaient des assemblages faits avec des morceaux de bois, de cuir, des détritus, des excréments. Lorsque quelqu’un passait près de lui, Muller faisait tourner ses manivelles. Ce bricolage matérialisait un rêve. Le fait que quelqu’un qui est privé de tout, d’une manière assez radicale propose une image mentale forte, vous met en mouvement, surtout si vous êtes un artiste. Jean Tinguely et Daniel Spoerri ont ressenti un déclic immédiatement après avoir vu le travail de Muller. Bernhard Luginbühl, lui, a été hanté par le personnage de Wölfli. Pour un artiste qui se sent lui-même possesseur d’un univers, Wölfli donne l’exemple, l’énergie de se lancer.
Est-ce aussi l’énergie de Wölfli et Muller qui a nourri votre film ?
Peu à peu. La première idée du film consistait simplement à marcher sur les traces de Michel Beretti et d’Armin Heusser, qui avaient passé quelques mois dans les caves de la Waldau à inventorier les œuvres. Il faut rappeler que ces œuvres doivent leur survie à un simple ouvrier de maintenance de l’asile, Heinz Feldman. En tant que serrurier, détenteur des clés de la réserve, il les a au sens strict conservées et plus ou moins classées dans leur ordre d’arrivée. Beretti et Heusser avaient rencontré tous les témoins de cette histoire et, en 1998, nous avions encore quinze ou vingt témoins vivants tout à fait intéressants pour raconter l’histoire de la conservation de ces œuvres et de leur réception par le milieu artistique. Tinguely était encore vivant, Nicky de Saint-Phalle aussi. Les choses ont tourné autrement car le montage du projet a pris énormément de temps. Lorsqu’est venu le moment de tourner, tous ces gens étaient morts. C’est une situation qui se produit hélas assez souvent dans le cinéma documentaire et se résout généralement par un abandon. Mais, après avoir baigné cinq ou six ans dans cette histoire, j’en étais habité et le producteur Christophe Goujon (Atopic) aussi. Nous avions obtenu assez vite le soutien du ministère de la Culture (Délégation aux arts plastiques), mais aucune télévision d'importance en France n’était entrée dans la production. C’est grâce à un coproducteur suisse, Louise Production, que le film s’est fait.
L’arrivée de ce coproducteur suisse a-t-elle infléchi le projet ?
Cela a beaucoup changé la manière de travailler en donnant à la fois des moyens et des contraintes. J’ai travaillé avec le chef opérateur Jean-Jacques Bouhon, qui a fait une très belle lumière, et une très bonne équipe technique. Mais le cadre était celui d’une production classique, avec seulement deux semaines de tournage à deux caméras où il faut prévoir pas à pas le tournage de chaque plan. Evidemment, ce n’est pas la méthode idéale lorsqu’on veut faire surgir de l’inattendu. Heureusement, Atopic a permis que je conserve la deuxième caméra pendant six mois pour faire à mon rythme des tournages complémentaires, ce qui a fait échapper le film à un carcan qui l’aurait étouffé. Cette seconde part, je l’appelle la part de la folie. Car, même si le film a un ancrage dans le réel, l’essentiel n’est pas là. Il s’agit de montrer comment le feu de la création s’est communiqué.
Le feu créateur d’Adolf Wölfli ?
Dans le courant de ce travail qui s’est étendu sur une dizaine d’années, j’ai pris conscience de l’importance de ce personnage. L’histoire de Wölfli est poignante, c’est l’histoire d’une justice de classe, d’une médecine de classe. Très pauvre et simplet, il est placé comme garçon vacher, au plus bas de l’échelle sociale. Il tombe amoureux de la fille du fermier qui est aussi amoureuse de lui. Le fermier le renvoie. Ce renvoi injuste l’a complètement déboussolé. Ensuite, il a été accusé sans preuves probantes d’actes de pédophilie. Cet homme naïf dont la base psychique est très fragile se retrouve brisé et enfermé à vie. A cette époque, les hôpitaux psychiatriques étaient des prisons. L’originalité de la Waldau c’est qu’on y pratiquait une sorte de rééducation par le travail. Du fin fond de son enfermement et de sa déchéance sociale, cet homme écrit, dessine, chante, compose de manière exubérante. Et il est reconnu comme artiste. Ses œuvres commencent à se vendre. Avec l’argent, il achète du papier et des crayons. Wölfli est conscient de son nouveau statut. Un jour, il demande à Morgenthaler de visiter Berne pour voir si ses œuvres sont exposées en vitrine, si on parle de lui. Mégalomane, il se voit roi, empereur… Cet homme fruste qui délire mais avec une énergie formidable devient le symbole même d’une création artistique déconnectée de tout lien social. Il incarne l’artiste démiurge qui crée un monde en même temps qu’il avance. C’est ce qui explique qu’il a inspiré autant d’artistes, des écrivains comme Friedrich Glauser et des dizaines de compositeurs. On peut citer le Danois Per Nørgård 1, Georges Aperghis ou l’Américain Terry Riley, compositeur de musique répétitive, qui a composé deux opéras sur Wölfli. J’en ai retenu l’idée de réaliser un film musical qui serait mis en branle par le souffle de Wölfli lui-même. C'est la découverte du travail de Bernhard Gal, un jeune compositeur autrichien, qui a rendu possible de faire entendre le souffle de Wölfli. Ses installations sonores nous proposent une immersion, comme si l’on se promenait dans le cerveau de Wölfli.
Votre film ne propose-t-il pas lui aussi une sorte de promenade dans la tête de Wölfli ?
Oui, le film montre relativement peu d’œuvres de Wölfli – l’œuvre est trop immense et justifierait à elle seule un autre film, – et cherche plutôt à plonger le spectateur, par le son, dans une forme d’obsession, d’enfermement. J’aurais aimé réaliser un film sans parole, mais, malgré tout, certaines choses qui sont dites sont très intéressantes. Le travail du montage a consisté à trouver un équilibre entre ce souffle intérieur et des paroles parfois très fortes. Comme lorsqu’Armin Heusser parle du rapport fou entre l’artiste et la roue du monde, de son travail contre Dieu. Au tournage, nous en avions tous la chair de poule. Ce qui m’intéresse dans le tournage d’un documentaire c’est de donner à l’autre l’occasion de prendre le pouvoir. S’il ne saisit pas sa chance, sa parole a de fortes chances de ne pas rester au montage ; mais l’important, pour moi, c’est d’ouvrir la porte. Armin Heusser, qui est un artiste, a saisi l’occasion que le film lui donnait. Il était l’assistant de Tinguely et a participé avec Lüginbuhl et d’autres artistes suisses de cette bande à la construction du Cyclope dans la forêt de Milly 2. Dans cette tête immense, Jean Tinguely a voulu loger un musée. Le Cyclope constitue une forme d’hommage à Heinrich Anton Muller qui a été un de ses grands inspirateurs. Armin Heusser va plus loin en déclarant que le Cyclope est une œuvre de Muller par procuration. Tous les artistes de ce courant reconnaissent qu’ils ont tiré une partie de leur énergie créatrice de la rencontre avec les illuminés de la Waldau.
Il semble pourtant que certains artistes ne reconnaissent pas volontiers leur dette vis-à-vis des aliénés. N’est-ce pas le cas de Dubuffet ?
On doit beaucoup à Dubuffet qui s’est comporté en conservateur scrupuleux. Il a permis que ces œuvres soient reconnues et a été leur passeur dans le monde de l’art. C’est lui qui a développé ce concept de “l’art brut”. Mais il s’est toujours défendu d’avoir été sous influence. Ce qui a créé le doute, c’est qu’il interdisait l’accès à sa collection d’art brut aux artistes afin qu’ils n’aillent pas y piquer des idées. Dans le film, Daniel Spoerri fait malicieusement remarquer que dans certaines œuvres de Dubuffet, l’emprunt se monte d'après lui à 80 %. C’est vrai aussi des œuvres musicales qu’il a composées, mais Dubuffet a toujours nié toute influence directe. Quant à Spoerri, qui ne reconnaît qu’une influence très limitée, on peut noter qu’à la fin de sa vie il travaille à fabriquer des poupées qui ressemblent furieusement à celles que des malades mentaux ont faites en Finlande. Il ne faudrait pas en conclure que Dubuffet ou Spoerri n’aient rien inventé. Pour que ces œuvres déclenchent un déclic créateur, il faut être soi-même artiste.
Dans La Beauté crue, l’herbe joue un rôle important, l’herbe à travers laquelle vous sifflez, les hautes herbes où l’on pénètre… Pourquoi l’herbe ?
L’herbe dans laquelle on souffle fait référence à la trompette de Wölfli. Il a composé des centaines d’airs folkloriques d’un genre qui personnellement m’intéresse peu. Il a également inventé son propre système de notation sur six lignes (comme Nijinsky qui, lui aussi était enfermé à la Waldau). Il jouait ses musiques toute la journée à la cantonade avec un cornet en papier, et c’était tellement insupportable qu’on lui a donné une chambre à part. Cette trompette, je pouvais la refabriquer facilement mais ça me paraissait un peu scolaire. Enfant, quand j’allais en randonnée dans les Alpes, j’aimais prendre une herbe pour souffler dedans. Dans cette herbe, il y a aussi sans doute un clin d’œil au passé de Wölfli, l’ancien garçon vacher. J’avais envie de faire renaître quelque chose du terroir suisse et du geste de l’enfant dans l’alpage. Quant aux hautes herbes qu’on pénètre, elles viennent d’ailleurs. J’aime explorer avec la caméra ce monde qui ondule et frémit sous nos pieds, ce monde peuplé d’elfes, de gnomes selon les légendes nordiques et saxonnes.
Y a-t-il une parenté entre La Beauté crue et un autre film que vous avez réalisé, Revoir Nijinsky danser ?
Le personnage de Nijinsky était évidemment présent pendant le tournage à la Waldau mais il n’est pas resté dans le montage final. Chez Daniel Spoerri où nous sommes allés filmer, on voit une sculpture qui représente le saut de Nijinsky, sculpture qui a été exécutée à partir d’une fameuse photo prise à la Waldau, plus exactement dans son annexe de Mütsingen. Alors qu’il était interné et complètement catatonique, un photographe est venu rendre visite au vieux danseur peu de temps avant sa mort et lui a parlé de Serge Lifar. A l’évocation de ce nom, Nijinsky, en costume et cravate, a fait un saut assez haut que le photographe a capté. La sculpture réalisée d’après cette photo se retrouve maintenant accrochée à la façade de la maison de Daniel Spoerri. Il faut se souvenir que l’oncle de Spoerri était le directeur de la Waldau. Daniel Spoerri y venait souvent le dimanche avec son ami Jean Tinguely pour manger et boire, à l’époque où ils étaient jeunes et désargentés. Ils sont donc entrés en contact très jeunes avec la collection Morgenthaler et l’esprit de la Waldau.
Votre travail sur La Beauté crue est-il l’héritier de recherches entreprises pour d’autres films ?
Je serais bien une exception si je n’avais pas, moi aussi, mes obsessions ! La Beauté crue bénéficie de l’expérience des films précédents, et surtout de Personne. Ce film qui partait d’un objet absolument pas cinématographique – la poésie générée par ordinateur – s’est fait en s’affranchissant de tout ce que je connaissais du cinéma. Il est parti de zéro, d’une page blanche où tout est permis. Cette radicalité, pour moi, est fondatrice. Il s’agit d’une conquête de liberté, de la possibilité de faire des films qui partent vraiment à l’aventure. Ce n’était pas le cas avec un film précédent, La Hauteur du silence (1995), dont tout le dispositif était déterminé avant de tourner le premier plan. L’aventure naît du fait que ces films se confrontent à un objet impossible, soit dans Personne parce que le sujet se prête difficilement au cinéma, soit comme dans La Beauté crue parce que les principaux témoins meurent. Ce qui reste, c’est la résonnance de l’histoire dans celui qui fait le film. Il tente alors de la transformer en une énergie qui donnera envie de passer d’un plan à l’autre, d’une séquence à l’autre, en suscitant un élan et une curiosité, mais sans la justification d’une histoire qu’on raconterait. Dans La Beauté crue, le récit n’est pas présenté au départ, c'est même son impossibilité qu'on montre. Affronter sans peur un montage libéré des contraintes de la narration, voilà la leçon de Personne, qui se retrouve à mon sens dans ce film. Quand on parle d’artistes comme ceux de la Waldau, s’affranchir de toutes les contraintes est bien la moindre des choses !
Propos recueillis par Eva Ségal, septembre 2010.
1 Cf. Les Archers, de Martin Verdet, 2008, 60’.
2 Cf. Le Cyclop de Jean Tinguely, de Arné Steckmest, 1996, 52’, et Le Monstre dans la forêt, de Louise Faure et Anne Julien, 2005, 57’.