מוציא לאור של הנכס
Une mise en scène qui ressemble à la vie
Comment avez-vous débuté dans le cinéma ?
Avec En attendant demain (2004), un film que j’ai tourné en Iran entre 2001 et 2003, au moment des grands mouvements étudiants. Grâce à la famille que j’ai dans ce pays, j’ai pu revenir plusieurs fois pour suivre les mêmes personnages pendant 3 ans. Ce qui était au départ un tournage très informel est devenu un film. A l’époque, j’étais étudiant en architecture et je n'avais jamais pensé faire de cinéma. Prendre la caméra était au départ un alibi pour être sur place. En 2007, je suis revenu en Iran pour réaliser avec Paul Costes Les murs ont des visages, un film tourné dans un quartier populaire de Téhéran, à partir d’une fresque murale représentant trois frères tués au front dans la guerre contre l’Irak. Ensuite il y a eu Este mundo, consacré à un peintre américain qui était à Paris mon voisin de palier.
Comment est né le projet d’un film sur deux réfugiés afghans ?
En Iran, j’avais rencontré des Afghans en transit mais le projet est vraiment né dans le quartier de Paris où j’habitais à l’époque, près du métro Jaurès. A la suite de la fermeture des campements de Calais et de leur expulsion du square Villemin (près de la gare de l’Est), des réfugiés afghans ont formé un nouveau camp au bord du canal, sous le pont de Jaurès. Durant l’hiver 2010, il a regroupé 100 à 150 personnes, des hommes jeunes pour la plupart et quelques mineurs. Il faisait très froid et des feux de camp s’allumaient tous les soirs. Une nuit, je suis passé les voir en voisin, avec le sentiment d’une certaine familiarité avec eux car une partie des Afghans parlent le farsi comme moi. J’avais la curiosité de connaître ces hommes qui avaient traversé une partie du monde, souvent à pied et au péril de leur vie. J’ai sympathisé avec quelques-uns. C’était plus un intérêt humain qu’humanitaire. Ensuite, je me suis engagé bénévolement dans l’alphabétisation. Mon désir de faire un film est né progressivement.
Vous n’avez donc pas sorti tout de suite votre caméra ?
Je suis venu à plusieurs reprises avec ma caméra mais, à cette époque, je n’ai pas filmé parce que la situation ne permettait pas d’extraire du groupe des individus ; également parce que le groupe était très changeant et que certains ne désiraient pas être filmés. Bien que le chef du camp m’ait donné son accord, je ne voulais pas créer des tensions en imposant la caméra. Les réticences étaient complètement légitimes et je n’avais pas envie de me confondre dans la foule des reporters qui venaient médiatiser le campement. J’ai décidé de faire un film avec des personnes qui seraient volontaires, et de chercher une manière de le tourner ailleurs. D’autant plus qu’entre temps, le camp avait été démantelé.
Comment avez-vous évolué dans votre projet de film ?
Au départ j’avais un projet de cinéma direct : j’envisageais de m’installer dans un lieu et de capter dans la durée une situation existante. Mais après l’évacuation du camp et la dispersion de ses occupants (notamment des mineurs placés dans les foyers de l’Aide sociale à l’enfance) dans différentes villes de France, ce n’était plus possible. D’autant que le personnage avec lequel j’avais commencé à concevoir le film n’était plus là. C’est à ce moment que j’ai commencé à écrire, à partir de ce que j’avais vécu pendant six mois avec eux. J’ai imaginé dès le début un film nocturne qui se passerait autour des feux de camp, un film avec assez peu de dialogues, juste une situation. L'autre élément important était les images filmées par les réfugiés sur leurs téléphones portables. D’emblée, ils me les ont montrées pour se raconter. Ces images permettaient au film de montrer la part invisible de la situation à travers leurs regards. J’ai voulu les mettre en scène comme des souvenirs.
Vous avez ainsi conçu un film plus orienté vers le passé des personnages que vers leur situation quotidienne à Paris ?
A chaque arrivée au camp d’un nouveau réfugié, on échangeait des souvenirs, des anecdotes, des conseils. Je n’avais pas envie de solliciter des témoignages. Ce qui m’intéressait, c’était de capter la manière dont la parole (et la musique) circulait le temps d’une soirée. C’était très différent du récit, forcément très douloureux, qu’ils adressent aux militants ou aux autorités susceptibles de leur accorder l’asile politique. Entre ces jeunes hommes, c’est plutôt le récit d’aventures qui domine, avec de la pudeur, ou de la vantardise.
Votre film fait revivre un périple dans la tradition de l’Odyssée avec des épreuves, des surprises, un apprentissage du monde.
Ceux que nous appelons réfugiés, migrants, sans-papiers, clandestins… se désignent entre eux comme des voyageurs. Pour la plupart d’entre eux, le voyage n’est pas fini et il continue à s’improviser au fur et à mesure, au hasard des rencontres. Au cours des soirées, ils se racontent avec beaucoup d’humour, de poésie, de nostalgie. Ils ne se voient pas seulement comme les victimes de toutes les oppressions politiques mais comme des gens qui, même s’ils avancent sur une route assez obscure, ont pris leur destin en main. Lorsqu’on se place à leur côté sans poser de questions, on se place à un point de vue qui leur rend leur dignité, leur courage, leur force. Cette position, je l'espère, contribue à dissoudre les catégories et les stéréotypes qui font partie intégrante de l'oppression qu'ils subissent.
Plus que deux victimes, vous mettez en scène deux héros d’une étonnante aventure. Comment les avez-vous choisis ?
Au début, j’avais imaginé un groupe de cinq ou six personnages. Mais je n’ai rencontré Hamid que six mois après la dispersion du camp. Il a tout de suite été partant quand je lui ai exposé le projet du film, et c’est lui qui a proposé son ami Sohban. Le projet consistait à filmer une veillée nocturne au cours de laquelle on regarderait des images stockées dans leurs téléphones, ces images enclenchant des souvenirs de leur voyage. Dans le va-et-vient entre le passé et le présent se raconterait par bribes leur histoire. Sohban vivait à cette époque au bord du canal à la hauteur de l’Eglise de Pantin où, avec ses compagnons, ils avaient bâti des maisonnettes de bric et de broc. Il passait son temps à prendre des photos sur son téléphone portable, à se mettre en scène, à enregistrer des commentaires en voix off sur ses images. Entre-temps, j’ai obtenu une subvention du GREC, et je suis rentré dans un cadre de production plus classique où il m’a fallu déterminer à l’avance des dates de tournage. Mais il y a eu des problèmes avec la police et quelques jours avant le tournage, certains personnages prévus dans le film se sont désistés. Sohban était très attaché à l’idée de tourner à Eglise de Pantin, un lieu où il se sentait chez lui. Mais nous avons décidé de filmer dans un lieu fictif, un lieu choisi pour les besoins du film, où l’on remettrait en situation ce qui devait à l’origine être tourné sur un mode plus documentaire. Au début du film, ils explicitent la situation : “Ah, c’est bien cet endroit, c’est pas mal pour faire le film !”
La première séquence dans la camionnette le long du canal est de ce fait très mystérieuse. Où sommes-nous ?
On va chercher Sohban dans ce lieu qu’on ne peut pas filmer, il franchit une passerelle et l’autre côté du canal devient une sorte de miroir fictif. A partir de là, on a improvisé le film. Il y avait au début une forme de direction d’acteurs puisque je leur suggérais des pistes de discussion, des placements, mais très vite, à mesure que les heures passaient, on dérivait vers du vécu, vers quelque chose de plus documentaire, car ils se racontaient vraiment. La caméra ne faisait pas obstacle aux choses qu’ils avaient à se dire. Des souvenirs remontaient. Il fallait alimenter le feu. La situation qui, au départ était construite, est devenue une situation vécue.
La scène finale du côté de la gare de Saint-Denis a-t-elle été improvisée ?
L'idée de cette scène a été proposée par Hamid et Sohban. J’ai senti qu’à ce moment-là, le pari du film était réussi car ils s’en sont véritablement emparés et sont devenus les co-metteurs en scène du film. Ils étaient prêts à aller beaucoup plus loin. Ils se sentaient aussi investis d’un devoir de témoigner pour les autres, car au-delà de l’histoire singulière de deux individus et de leur amitié, ils avaient conscience de la présence dans l’ombre de tous les autres.
Y a-t-il eu dans votre esprit une continuité ou une articulation entre La nuit remue et Le Terrain, deux films très dissemblables ?
Les deux films ont été réalisés durant la même période. Lorsque j’ai commencé à travailler sur La nuit remue, j’avais déjà rencontré les personnages du Terrain et j’avais déjà commencé à tourner avec eux, mais dans une démarche documentaire plus classique d’observation, en immersion. Le Terrain s’est fait au jour le jour, au fur et à mesure que la situation avançait et que les liens avec les personnages du film évoluaient. Je ne suis passé à aucun moment par une phase d’écriture, le film a donc été soutenu uniquement en postproduction. Il y a tout de même une certaine similitude entre la situation de ces Afghans et celle des Roms roumains qui s’installent sur le terrain : ce sont des communautés vivant à la limite de la légalité dans les marges et les interstices de Paris, et qui sont obligées de construire elles-mêmes leur habitat pour se créer un “chez-soi”.
Cet aspect de la construction d’un foyer, on ne le voit guère dans La Nuit remue.
Mais le feu, c’est un peu la maison. Si j’avais tourné dans les baraques que Sohban a construites, la similitude aurait été plus frappante. Ce qui diffère beaucoup, c’est la temporalité : La Nuit remue se passe le temps d’une seule nuit, Le Terrain sur une année. Lorsque j’ai commencé à tourner, ce groupe de Roms venait de s’installer sur un nouveau terrain, suite à leur expulsion un mois auparavant d’un camp où certains avaient habité cinq ou six ans, voire plus. La mairie de Saint-Denis avait déjà tissé des liens avec quelques familles. Sous la pression des familles et de quelques associations, elle a accepté le fait accompli de l’occupation à titre provisoire de ce terrain, en attendant une solution plus pérenne. Les familles avaient donc obtenu l’accord de la mairie, mais elles étaient livrées à elles-mêmes pour la construction de leur habitat. Je suis arrivé au moment où les baraques commençaient à se construire. Je ne savais pas exactement quel film allait se faire. En fait, je m’étais davantage lié d’amitié avec les ferrailleurs qui circulent avec leur camionnette. J’imaginais au départ un road-movie urbain avec cette camionnette, autour du métier de ferrailleur.
Pourquoi avez-vous lâché cette piste avec laquelle votre film pourtant commence ?
J’aime bien l’idée de la fausse piste. J’avais aussi envie, avant que le film s’installe sur le terrain, de montrer un peu le contexte. On est à Saint-Denis, dans le quartier de La Plaine, à la porte de Paris. Je voulais que ce soit eux qui nous conduisent dans ce lieu, que l’on voie où ils vont chercher tous les matériaux qui vont servir à la construction de leurs logis. Mais il y a eu très vite des réticences. L’un d’eux s’est fait arrêter par la police et s’est retrouvé en prison. Plusieurs rendez-vous de tournage ont été annulés à la dernière minute. En outre, il fallait du temps pour qu’ils comprennent le projet de film et qu’ils aient envie d’y participer. Je me suis retrouvé plusieurs fois sur le terrain, seul avec les femmes. Je me suis mis à filmer ce qui se passait dans ce petit lieu et peu à peu, j’ai compris que le film serait l’histoire de la transformation de ce terrain vague en un lieu de vie. En dépit de leur caractère éphémère, les baraques deviennent des foyers où arrivent successivement des meubles, des téléviseurs.
Alors que La nuit remue est nourri de récits du passé, Le Terrain se déroule entièrement au présent.
C’est la situation qui impose la mise en scène. En posant des questions sur la loi, les expulsions, la politique, j’obtiens des réponses assez stéréotypées. Mais quand ils en parlent entre eux, c’est sur un registre tout à fait différent. Je préfère entendre la parole qui naît de la logique des situations.
Les femmes de ce bidonville discutent longuement de shampoing et de crèmes. Avez-vous été surpris ?
En fait, la grande majorité de leur vie, ce ne sont pas les rapports avec les autorités mais ce quotidien. C’est là qu’ils puisent la force de résister. Quand on ne montre que le versant répressif, on tend à effacer ce que ces personnes ont de commun avec nous et avec toute l’humanité. Pour filmer ces moments simples de la vie, il faut passer beaucoup de temps avec ces femmes jusqu’à ce qu’elles vous acceptent et continuent à vivre sans se préoccuper de la caméra. Si je n’avais pas passé tant de temps sur le terrain, ces choses ne me seraient pas apparues importantes, j’aurais peut-être eu tendance à plaquer des idées politiques préconçues. Dans le film, les réalités politiques et sociales transparaissent tout de même, mais à travers des situations concrètes. Quand une mère parle d’envoyer de l’argent au pays pour sa fille qui est malade, le spectateur comprend bien qu’un des buts du voyage est d’envoyer de l’argent au pays, et qu’il s’agit bien d’une émigration économique. Lorsqu’ils se réunissent parce qu’ils vont bientôt être confrontés à une nouvelle expulsion, on comprend bien qu’ils sont au courant de ce qui se prépare. Ils ne sont pas exclusivement des victimes : ils savent entretenir des relations avec les autorités municipales, mais les échanges entre eux se font dans un grand brouhaha et avec une bonne dose d’humour, de nonchalance, qu’il faut aussi montrer.
Dans cette conversation, il est question de la mairie, de la communauté d’agglomération, du département. Comment les Roms arrivent-ils à se repérer dans toutes ces instances ?
Par rapport à d’autres communautés arrivées beaucoup plus tardivement, les familles que je connaîs se débrouillent assez bien. De ce point de vue, mon film n’a pas de valeur d’exemplarité. Il existe des camps où la situation est beaucoup plus violente. J’étais bien sûr conscient de la difficulté de leur situation, mais le terrain était un lieu où je prenais plaisir à aller. Je n’ai pas eu l’impression de filmer la misère. J’y allais d'ailleurs souvent sans filmer, parce qu’au-delà de la nécessité de nouer des relations pour le film, il y a eu une vraie rencontre humaine. Comme il se doit dans le documentaire, l'un des fils conducteurs, c’est la rencontre. S’il n’y avait pas eu ces liens d’amitié, je n’aurais jamais osé me planter dans l’intimité d’une baraque et filmer des femmes en train de discuter.
A la différence de La nuit remue, vous n’avez pas dégagé dans Le Terrain des héros porteurs d’une histoire singulière.
S’il y a ici une arche narrative, c’est plutôt celle de la création d’un lieu et de sa disparition sur une période d’un an. Dans le cadre de cette structure simple, le film est construit sur des saynètes, de petits tableaux. Ne comprenant pas le romani, il m’était difficile de suivre le fil d’une intrigue. J’étais parti d’une idée très différente : chez les Roms, c’est bruyant, ça bouge dans tous les sens, il va falloir filmer constamment en mouvement. Mais pour des raisons techniques, avec ma caméra 5D dont le maniement en mouvement est assez complexe, j’ai commencé à poser des cadres. La structure était le lieu et j’espérais que dans ce petit théâtre – avec ses coulisses que sont les baraques, ses entrées de champ, ces gens qui entrent et qui sortent – il se produirait quelque chose. Je n’avais pas besoin de suivre le fil d’une grande histoire. Au contraire, je pensais que plus j’irais sur des choses intimes, anecdotiques, banales, plus le film serait juste. C’est comme ça qu’est venue cette scène où deux femmes discutent de shampoing. Ou bien la scène de cette femme qui, par un après-midi d’hiver, se chauffe près du poêle en tirant sur une cigarette. Elle accepte de partager ce moment de bien-être avec moi, sans se sentir gênée d’être filmée, en indiquant juste par un petit regard de connivence qu’on est bien.
Vous ne les avez jamais filmés dans des situations où ils n’auraient pas aimé être filmés. Votre objectif était-il de montrer leur aspiration à une vie digne ?
Cela résulte aussi du choix que j’ai fait de rester sur ce terrain où ils vivent. Le monde extérieur n’est évoqué que par de petites touches. On comprend bien qu’un des hommes fait la manche : quand il s’installe autour du feu de camp, il fanfaronne en racontant comment il a acheté une bonne bouteille de vin, ce qui a rehaussé son prestige aux yeux de l’épicier. Il est fier d’avoir acheté une bouteille chère et personne ne s’apitoie sur son sort, au contraire les autres rient. Le pari du film était de réunir ces fragments de vie quotidienne. Il fallait pour cela une mise en scène épurée avec une série de saynètes ayant chacune un thème ou un personnage central. L’idée était de montrer ce qui se passe sur ce terrain, quelles histoires on se raconte, de quoi l’on se préoccupe. Dans le film, il y a aussi l’histoire en filigrane de notre rencontre. Au début, une femme évoque le fait que d’autres familles roms cherchent à s’installer sur ce terrain, ce qui risque de provoquer un conflit avec la mairie et une nouvelle expulsion. Elle est gênée par ma présence et s’interrompt. Or c’est cette même femme à la fin qui me sert la soupe. Je suis passé du statut d’étranger, d’intrus, à celui d’hôte. Ce film parle aussi de cela, du fait qu’ils m’ont accueilli chez eux, dans un lieu qui avait sa beauté, sa dignité, un lieu où il se passait des choses tout à fait banales et très belles. Il montre comment ma place évolue au sein de cette communauté.
Envisagez-vous des suites au Terrain et à La nuit remue ?
J’ai fait un voyage en Roumanie avec Florin (le passager de la camionnette), car il a le projet de se construire une maison en Roumanie. Ça m’intéresserait de filmer la construction d’un autre lieu de vie, bâti avec du matériel qui est parfois acheté ou récupéré en France. Ainsi, lors de notre voyage, ils ont ramené deux fenêtres, une porte. Je voudrais aussi continuer à filmer Hamid et Sohban pour raconter ce qu’ils sont devenus. En deux ans, leur vie a beaucoup changé. Ils se sont séparés et connaissent chacun des situations très différentes.
Ces deux films développent des écritures très différentes. Dans quel sens comptez-vous aller à l’avenir ?
Pour moi, ces deux démarches ne sont pas tout à fait antinomiques. Ce que je retiens de La nuit remue, c’est de faire participer activement les gens à l’écriture du film en train de se faire. Il s’agit de leur donner une marge de manœuvre pour s’exprimer, pour improviser autour de ce qu’ils sont. C’est évidemment une mise en scène mais en l’occurrence, celle que j’ai adoptée ressemble davantage à la vie. Ce que je retiens du Terrain, c’est la durée du filmage qui permet de capter une évolution dans le temps. Cette dimension m’a manqué dans La nuit remue. Notamment à cause du cadre de production qui a imposé la location d’un matériel de tournage pour des dates déterminées. Je ne souhaite plus travailler avec ces contraintes. Il est vrai qu’avant les dates officielles du tournage, nous avions déjà tourné beaucoup de séquences pour essayer des dispositifs, des situations. Nous nous étions déjà mis en jambes, comme des musiciens qui s’échauffent et répètent ensemble afin de pouvoir improviser au moment du concert. Ce n’était pas moi qui faisais le cadre alors que pour Le Terrain, j’étais seul au son et à l’image.
Comment vos films ont-ils été reçus lors des projections ?
Certains m’ont reproché, surtout à propos du Terrain, de ne pas articuler mes films à un propos politique, de ne pas mettre en contexte la situation dans laquelle les migrants évoluent. C’est vrai que je n’ai pas fait des films de dénonciation. C’est très volontaire de ma part. Je ne suis pas allé les chercher pour illustrer un problème politique. Ces films se sont construits parce que j’ai eu envie de les connaître. Ce n’est pas parce qu’ils sont des Roms roumains ou des clandestins afghans qu’ils doivent forcément être articulés à un discours politique.
Vous vous rattachez davantage à un cinéma humaniste qu’à un cinéma militant ?
C’est une forme de paternalisme de montrer les gens exclusivement comme des victimes. Ceux que j’ai rencontrés ont un courage, une force de résistance incroyables, une extraordinaire inventivité pour vivre. Ce sont des gens qu’on ne peut enfermer dans la catégorie de victime. Politiquement, ce qui me paraît important, c’est de montrer comment ils échappent à ce statut. Après, rien n’empêche le spectateur de s’engager politiquement et mes films peuvent parfaitement s’articuler à des actions militantes, à des débats. Dans le cinéma documentaire, il me semble important de se situer à cet endroit-là. On m’a souvent demandé comment j’avais fait pour filmer des Roms, comme si c’était infaisable. En réalité, ce n’est pas plus compliqué que de faire un film dans un supermarché ou dans une banque. L’altérité est partout.
Propos recueillis par Eva Ségal, septembre 2013.