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Cinéma vérité et vérité du cinéma

Cinéma vérité et vérité du cinéma
Analyses de deux séquences de films de Mario Ruspoli de 1961 : Regard sur la folie et Les Inconnus de la terre.

Au bord du lit

La séquence, de presque six minutes, se trouve à la cinquième minute du film Regard sur la folie. Rétrospectivement, on s’en souvient comme d’un long dialogue, filmé en un seul plan fixe, entre une patiente alitée et un médecin assis à côté d’elle. En réalité, le dialogue a débuté avant qu’on ne les découvre, par leurs voix entendues sur la fin d’un travelling caméra à l’épaule à travers les dortoirs, d’abord confusément sous la voix off du commentaire, puis distinctement tandis que la caméra s’immobilise et pivote sur quelques lits. La séquence s’achève de la même manière, le dialogue se poursuivant sur les visages d’autres malades, avant que la voix off reprenne. Cette scène exemplaire du cinéma direct par lequel s’enregistrent, synchrones, les voix et les corps, s’insère ainsi dans un essai cinématographique plus traditionnel, où un texte anonyme se pose sur des images silencieuses. Ce faisant, elle exprime le double projet du film : porter un regard sur la folie comme une dimension de l’humain, et donner à voir un hôpital psychiatrique dont la définition minimale pourrait être qu’il est peuplé de malades et de médecins.

Quand, l’image rejoint le son, c’est ce qu’on voit d’emblée : lui, assis, portant des lunettes et s’exprimant de manière posée, est de façon évidente “le docteur”. Par la suite, on apprendra qu’il s’appelle “Gentis”. Elle, couchée, les cheveux en bataille, roulant plus vite les mots avec un accent rocailleux (l’hôpital de Saint-Alban se trouve en Lozère), est “la vieille folle des hospices”. A un moment, elle se nommera elle-même “Blanche”. Il faut mesurer l’écart qui sépare cette rencontre de la traditionnelle visite du médecin-chef à ses malades. Ici, un homme, seul et sans blouse, est assis tout près du visage d’une vieille femme. La montée progressive du dialogue off sur le travelling précédant le plan fixe suggère que la scène se déroule dans un espace intime, comme caché dans un recoin de ces grands dortoirs.

La première phrase que l’on comprend, avant que les personnages n’apparaissent à l’image, est dite par Gentis : “Il s’en est passé des choses dans votre vie.” C’est une remarque suivie de points de suspension, une reconnaissance de ce que sans doute Blanche a précédemment dit pour que le dialogue se poursuive. Elle situe, dès l’entrée, le dialogue non par rapport à la maladie ou au soin mais sur le plan de la vie commune et de ce qu’elle a de spécifique pour chacun. “Malheureusement trop de choses”, répond-elle, résumant en quelques mots tout son malheur, ce trop de choses présentes à son esprit, dans lesquelles le passé pèse et s’éternise, des choses en trop qui l’accaparent et l’empêchent de vivre, parce qu’elle n’arrive pas à se les expliquer. Gentis ne laisse pas le silence s’installer et, changeant de registre, poursuit aussitôt : “Comment vous expliquez toutes ces persécutions ?” Cela pourrait sembler une fausse question, faite pour que la malade exprime ce dont elle n’a pas conscience mais dont lui, le médecin, saura se servir. Pourtant, en posant le fait d’une souffrance et la tentative de l’expliquer sous la forme d’une question, Gentis s’adresse bien à Blanche pour dire conjointement deux ordres de réalité : en se mettant à sa place, il reconnaît cette souffrance sans explication qui la rend nécessairement victime ; depuis sa propre place de médecin, il suscite une première distinction entre cette souffrance et ce qui pourrait l’expliquer.

Le plan fixe traduit l’évidence mais aussi la difficulté de cet échange de paroles. La caméra est installée perpendiculairement au lit, à la seule place possible pour avoir les deux personnages à part égale dans le champ. Mais du fait de leur position – Blanche, allongée de profil, devant Gentis assis de trois quarts – l’espace qui les sépare occupe le centre de l’image dans sa profondeur. A plusieurs reprises, il figure une distance infranchissable où les paroles confuses de Blanche comme celles trop articulées de Gentis se perdent. Pour voir l’autre, chacun doit baisser ou lever les yeux ; souvent leurs regards s’absentent. Pourtant, ce vide est aussi un espace laissé libre où les paroles comme les regards peuvent se croiser. Le cadre, comme s’il résultait d’un zoom préalable sur les personnages, produit la même impression contradictoire de proximité et d’éloignement.

Dans cette scène, il est question de distance, de place à trouver. Blanche ne cesse de parler de sa peur de tomber, de sa recherche d’un point d’appui. Gentis, mal assis au bord du lit, recourt aux mêmes images pour lui répondre. A trois reprises au moins, une communication s’établit entre eux par ce biais. Ce sont aussi les moments où, dans l’image, se révèle qu’une caméra est en train de filmer. Plus loin dans le film, on verra l’équipe de tournage lors d’une réunion entre médecins et malades, puis le magnétophone sur lequel les premiers écoutent les paroles des seconds, enregistrées par les cinéastes. Mais seule cette première scène met véritablement en écho ce qui se passe de part et d’autre du cadre.

Premier moment : dans le cadre, apparaît en amorce le visage d’une bonne sœur masquant un temps Gentis et Blanche qui continuent à parler. On peut y lire un “effet de réel” : la caméra enregistre sans interférer, on passe devant comme si elle n’était pas là. Pourtant, un sourire semble brièvement s’esquisser sur le visage de la bonne sœur, un peu gênée d’entrer dans le champ – même si on le lui a peut-être permis, elle sait qu’on la verra. En faisant obstacle à notre regard, la bonne sœur révèle la présence de la caméra. Quand elle ressort du champ, Gentis est parvenu à établir avec Blanche qu’elle cherche “quelque chose de solide” parce qu’elle ne sait pas bien où elle en est.

Deuxième moment : “ces choses contradictoires” évoquées par Gentis “la retournent” dit Blanche, tandis qu’elle se tourne effectivement vers la caméra pour désigner “des dames”. Alors Gentis lui aussi lève pour la première fois les yeux dans cette direction. Ni l’un ni l’autre ne regardent directement l’objectif, mais surgit alors le hors champ de la scène, où se trouve aussi l’équipe de tournage. Quand Gentis lui demande si elle connaît tous ces gens, elle lui répond qu’elle le connaît lui, qu’il est “Pralon”. Il sourit d’abord de ce retournement de situation, avant de préciser qu’elle ne l’a pas appelé de ce nom tout à l’heure. C’est le moment où Blanche se nomme (“Et moi je m’appelle Blanche”). Sa voix se serre. Les larmes qui montent l’empêchent de poursuivre. Puis, elle s’adresse à lui, devenu peut-être son mari ou son fils : “Je t’en prie Jean, j’aime mieux partir que de rester ici.” Gentis a alors ce geste de lui caresser les cheveux, penché comme sur le berceau d’une enfant, et il essuie ses larmes avec un bout de drap. “Vous ne voulez pas qu’on parle de cela, vous avez bien raison.” Cet accord silencieux permet de relancer le dialogue : “Et de quoi vous voulez parler alors ?”

 

 

Troisième moment : un plan de coupe, le seul de la séquence, dans lequel le cadre s’est élargi. On voit deux autres lits, devant celui où sont Gentis et Blanche. Les voix, apparemment synchrones, sont en fait montées off sur l’image silencieuse, tandis qu’on aperçoit, sur le bord droit du cadre, au niveau des personnages, le micro fixé au bout de la perche. Ce plan dissocie légèrement le son de l’image. Mais on peut penser qu’il désigne aussi, en même temps que le micro, la place réelle de la caméra depuis laquelle, en zoom, est réalisé le plan serré sur Blanche et Gentis. On entend Gentis demander à Blanche ce que veulent dire les mots incompréhensibles qu’elle vient de prononcer ; elle répond : “Des choses qui sont vraies.”

Enfin, le plan fixe s’interrompt, laissant le dialogue se poursuivre sur une vue de la cour, à travers une fenêtre à barreaux, où sont d’autres malades. De l’intérieur, nous les voyons enfermés. Tandis que Blanche est à nouveau submergée, apparaissent les visages d’autres malades.

- “Je m’emporte sur l’aile des vents. […] Je suis sur les limites.

- N’ayez pas peur […] On va vous aider à tenir bon.

- Bon, ça va alors.”                                                 

On pourrait penser que cela finit bien, si n’étaient les corps tourmentés des fous à l’image et les paroles incompréhensibles non synchrones de l’un d’eux qui se superposent au dialogue et s’amplifient quand il s’achève.

Dans cette séquence presque toute de mots, la parole n’explique rien, ne résout rien. On s’y tient comme dans le seul espace possible de confusion et d’éclaircie ; il n’y est pas seulement question de maladie et de guérison. Ainsi, peut-on comprendre qu’elle n’ait ni début ni fin. La caméra montre le travail quotidien de l’institution au contact de la folie qui se répète. Elle pose un cadre où des événements, aussi infimes soient-ils, peuvent avoir lieu entre les personnages à l’image, et pour les cinéastes face à eux. Le cinéma direct inauguré ici par l’équipe de Ruspoli se situe sur le même plan d’expérience que la psychothérapie institutionnelle qui s’invente alors à Saint-Alban.

 

David Benassayag (décembre 2012)

 

 

 

Dispositif à nu

Dans Les Inconnus de la terre, sur un champ pentu, deux frères travaillent à grands coups de râteau et de fourche à amasser des bottes de foin. Répondant aux questions du psychiatre catalan François Tosquelles, l’un des pères de la psychothérapie institutionnelle (et directeur de l’hôpital de Saint-Alban filmé dans Regard sur la folie), ils interrompent un instant la fenaison pour parler de ce qui devrait changer dans la vie des agriculteurs. L’un déplore la résistance des vieux à tout changement du mode d’exploitation, l’autre insiste sur la nécessité de coopérer pour s’équiper en matériel moderne. “Sans entraide, de la plus spontanée à la plus organisée, on s’en sortira pas. Si on veut arriver à quelque chose, il faut que tout le monde prenne conscience de cette évolution aussi.”

Le docteur François Tosquelles est à deux mètres, et à sa droite se tient Mario Ruspoli qui tend le micro. Tous les deux sont assis, filmés de dos ou de trois quarts. La mise en scène, s’il y en a une, souligne l’opposition entre ceux qui sont debout en plein effort physique et ceux qui sont assis, occupés à capter l’image, le son et surtout le sens.

Les manuels et les intellectuels. Ceux qui ont en charge la terre et ceux qui ont charge d’âme.

Le dispositif du cinéma documentaire est exhibé, assumé, avec l’intervieweur qui pose les questions, le cinéaste qui tend la perche. Ce qui nous paraît naturel aujourd’hui mais était d’une grande nouveauté en 1960, c’est une caméra légère, la fameuse Coutant, qui se manie en extérieur et s’adapte au terrain. Le point faible qu’on ne voit pas mais qu’on devine, c’est l’absence de son synchrone qui rend l’exercice de l’interview en plein air très délicat.

Chose notable, c’est l’ami psychiatre qui mène l’entretien. Il voudrait amener les deux frères à parler de la vie, du bonheur.

François Tosquelles : “Vous voyez, franchement, je ne m’intéressais pas tant à ce point de vue politique de votre travail, sinon au fait que, si vous ne faites pas quelque chose dans un sens ou un autre, c’est votre vie elle-même, vous vivez un petit peu sans joie, sans possibilité de vivre, ce qu’on appelle vivre, parce qu’il y a quelque chose de plus que travailler…”

Cette longue intervention fait un flop.

Le frère le plus loquace finit par répondre : “On travaille pour avoir un niveau de vie plus élevé. Si on se crève toute l’année pour vivre dans un taudis, parce que, à le dire comme c’est, il y a des taudis en Lozère, il y en a beaucoup encore.”

Quand une question n’entraîne aucune réponse, quand elle est mal comprise ou qu’elle donne une réponse trop éloignée de ce qu’on attendait, en général, elle est coupée au montage. Ruspoli fait le contraire. Il garde toute la question malgré sa longueur et son français assez fautif (on disait de Tosquelles, républicain espagnol réfugié en France qu’il parlait le tosquellan, un mélange de français, de catalan et de castillan). Et Ruspoli conserve la réponse bien qu’elle tombe à côté ou justement parce qu’elle tombe à côté. Le malentendu est grand entre Tosquelles qui imagine en dehors du travail une quête possible du bonheur et ce jeune agriculteur pour qui le bonheur, c’est d’abord d’échapper à la misère et au taudis. Sa réponse renvoie Tosquelles à ce qu’il est, un intellectuel affranchi depuis sa naissance des contingences matérielles. Le film a l’honnêteté totale de le dire. Le cinéma vérité ici, c’est la vérité de la relation entre le filmeur et le filmé.

 

Anne Brunswic (décembre 2012)