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Au cœur du cinéma d’origine géorgienne
Lors de mes après-midi cinéma d’adolescent interne au Lycée de Rambouillet, deux films m’ont fait entrer à jamais, au cœur d’un hiver glacé, dans l’univers romanesque du cinéma.
Curieusement, ces deux films étaient des films russes – soviétiques même – filmés par le même chef opérateur : Sergueï Ouroussevski.
Le premier, œuvre majeure de Grigori Tchoukhraï, est devenu en 1957 l’un des films-phares de l’offensive du cinéma de l’URSS pour asseoir une réelle crédibilité des productions venues de l’Est auprès des diffuseurs occidentaux. Le Quarante et Unième, un titre et un scénario de guerre plutôt austères… Pourtant son romantisme, son lyrisme, la majesté des grands espaces du désert au sable blanc du Karakoum, filmés par Ouroussevski, la force du jeu des deux acteurs Isolda Isvitskaïa et Oleg Strijenov m’ont soudain fasciné et rivé au fauteuil. Je savais que dès lors il me serait difficile de me passer de cinéma. La rudesse et la tendresse cachée des relations entre la “rouge”, jeune et ardente révolutionnaire, tireuse d’élite déterminée, et le garde “blanc”, son “grand bêta aux yeux bleus” grave et stoïque, me convenaient ! De plus, la pointe d’érotisme qui enveloppait leurs confrontations et dialogues
au cordeau me semblait d’une rare audace.
Le vrai miracle émotionnel se produisit quinze jours plus tard, au rythme des séances du jeudi, avec la projection de la Palme d’or du Festival de Cannes 1958, immense succès populaire partout dans le monde, le sidérant Quand passent les cigognes de Mikhaïl Kalatozov. Et pour ce second film, l’homme à la caméra, virtuose frénétique, était toujours le même Sergueï Ouroussevski !
Le film de Kalotozov a été le vrai détonateur de ma passion – parfois suspecte de complaisance idéologique aux yeux de certains – pour les cinématographies des pays de l’Est et les cinéastes caucasiens. Au fil des ans, des visionnages et des rencontres, j’appris très vite que Sergueï Paradjanov, Rouben Mamoulian et Mikhaïl Kalatozov étaient tous trois natifs de Tbilissi, l’ancienne Tiflis – devenue depuis un de mes ports d’attache – et le vrai
nom de Kalatozov était un nom géorgien : Kalatozichvili.
J’ai eu la chance de régler mes dettes cinéphiliques à l’égard des deux premiers 1 mais
Kalatozov était encore resté blotti au fond de ma mémoire. Deux rencontres aux
Studios Kartuli Pilmi avec son petit-fils (numéro 3 dans la lignée des Kalatozov cinéastes !) m’ont convaincu qu’il fallait aussi célébrer les talents de Mikhaïl. Micha (le petit-fils) me commentait alors en direct, se souvenant des paroles de son grand-père contant les incidents de tournage, les séquences du Sel de Svanétie (1930), l’un de ses premiers films tournés en Géorgie, devenu un grand classique du cinéma géorgien et russe. Pour cet extraordinaire document sur la vie rude des montagnards de la Haute Svanétie, Kalatozichvili était lui-même l’opérateur exigeant et inspiré. Les cadrages singuliers, le rythme du montage venaient en écho poignant à la misère et au désespoir de ces oubliés criant leur besoin de routes et de sel, adorant les dieux païens Salema et Dala et leur sacrifiant chevaux et bétail sur les tombeaux des morts. A l’image du film de Luis Buñuel, Terre sans pain, sur la région de Las Hurdes, Le Sel de Svanétie reste toujours aujourd’hui un extraordinaire document sur la destinée humaine et les tragédies de la lutte pour l’existence.
1994, nouveau choc cinéphilique. Et là toujours Kalatozov !
Un après-midi d’automne, dans une salle de cinémathèque étrangère, la découverte de son film-pépite sidérant, Soy Cuba (1964), qui venait d’enthousiasmer Martin Scorcese et Francis Ford Coppola au Festival de San Francisco, me fit ce même effet d’ouragan tropical.
Après un long purgatoire de trente années passées sur les étagères des réserves cachées de Mosfilm et des Studios Cubains (ses deux coproducteurs), pour lyrisme échevelé et monstruosité décadente, le film trouvait enfin un public. Et le chef opérateur d’un tel ovni ne pouvait être, bien sûr, que Sergueï Ouroussevski !
En préparant films et livre sur Sergueï Paradjanov, j’ai été amené à rencontrer le chef-opérateur des Chevaux de feu, Youri Ilienko. Au fil de ces conversations, l’évocation de ses audaces techniques pour ce film (caméra très mobile et tournoyante, avancées rapides…) était toujours en référence aux films de Kalatozov et au traitement de l’image tel que le concevait Ouroussevski. Là encore il ne pouvait s’agir de hasard…
Cet Ouragan Kalatozov est donc pour moi l’achèvement d’un cycle sur les étranges destins croisés de grands cinéastes natifs de Tbilissi (Géorgie) qui, par des voies très différentes, ont marqué le cinéma contemporain de leur génie novateur. Vous oubliez Otar Iosseliani ! me diront certains pertinents. Evidemment non…Il était une fois un merle chanteur, Pastorale, La Chute des feuilles sont bien classés aussi dans ma cinémathèque, et assister Otar Iosseliani pour les deux soirées Seule, Géorgie sur Arte a été une fiévreuse expérience…
Pour cet Ouragan Kalatozov, Micha Kalatozichvili m’a ouvert ses archives familiales et celles du Kalatozov Fund qu’il avait fondé. Nous avons tourné ensemble à Moscou et à Honfleur, avec sa famille à Tbilissi. Il suivait avec confiance et enthousiasme l’avancée du film. Nous avions le projet de présenter un programme Kalatozov dans plusieurs villes de Russie et de Géorgie, dans des festivals européens, et soudain, au cœur de l’hiver 2009, l’auteur du remarquable Champ sauvage – son dernier film, primé dans plusieurs grands festivals internationaux cette même année, une œuvre de maturité qui devait être distribuée en France – est décédé, l’année de ses cinquante ans. Il ne se ménageait guère. A Moscou, il y a quelques jours, lors du dernier Festival international du film, son fils Tito (arrière petit-fils de Kalatozov) était présent à la projection, ainsi qu’une très vieille dame, assistante de Mikhaïl Kalatozov sur quatre de ses films. Et c’est bien là ce à quoi doivent servir les films sur le cinéma et les cinéastes : permettre de ne jamais couper le fil !
Paradjanov, Mamoulian et Kalatozov forment un trio exceptionnel, venu de l’Est, à l’entrée de l’Orient, au pied du Caucase. Très jeune, ils m’ont séduit et accompagné au même titre que la lecture de poètes et d’écrivains des cinq continents. Il était donc logique que j’offre à ce troisième héros oublié et à la dynastie des Kalatozov cinéastes un peu de mon énergie et de mon imaginaire. C’est aussi pour cela qu’existe encore, pour célébrer le cinéma et ses poètes, ce label incongru mais nécessaire de producteur-auteur-réalisateur-diffuseur.
Patrick Cazals, juillet 2010.
1 Cf. catalogue Images de la culture : Sergueï Paradjanov, le rebelle, 2003, 52’, et, Rouben Mamoulian, l’âge d’or de Broadway et Hollywood, 2006, 63’.