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L’envers des cartes
Anya forme un ensemble, Straight Stories 2, avec deux autres pièces. Pourquoi est-il présenté seul ici ?
Les deux autres font partie d’un projet d’installation et ne peuvent être montrés de manière dissociée. Anya, en revanche, a été conçu pour fonctionner comme un film qui puisse s’intégrer par ailleurs à cette installation, et même à d’autres de mes vidéos dans un contexte d’exposition.
Vous revendiquez l’impureté du médium vidéo, à mi-chemin entre arts plastiques et cinéma. Quel est le sens de cette position, quelles facilités, quels avantages offre-t-elle ?
Il n’y a pas d’avantages, il n’y a que des difficultés justement. C’est pour cela que cette position me semble plus intéressante, parce que plus expérimentale. Elle ouvre des champs de possibilités qui me semblent plus restreints quand on se situe uniquement dans les arts plastiques ou le cinéma. L’impureté de ce médium existe de fait, du point de vue de son histoire comme de ses usages. Elle me permet de me situer entre-deux, d’ouvrir des possibilités de navigation, d’expérimentation des formes. De me soustraire en même temps à une forme linéaire de narration, comme à son éclatement, qui peut être la marque de l’installation. Il m’intéresse aussi de faire voyager les pièces dans différents contextes, ou plutôt de déplacer leur contexte de diffusion et de vision, parce que l’expérience de l’œuvre s’en trouve modifiée. Dans une galerie, les visiteurs n’ont pas forcément envie de faire l’expérience d’une durée dictée par celle de l’œuvre. Mais le passage fait aussi partie de la pièce, d’autant plus lorsqu’elle est montrée dans un espace dédié à “l’art”, car se crée alors une logique de circulation et de communication entre les pièces exposées. Dans une salle de cinéma on sait qu’on restera assis pendant un temps x – sauf si le film est particulièrement mauvais. J’essaie donc de travailler dans ces deux espaces-là, parce qu’ils favorisent deux expériences différentes de la durée.
L’espace dédié traditionnellement aux arts plastiques s’ouvre de plus en plus aux cinéastes (Lynch, Varda ou Godard), comme si le cinéma affirmait plus encore son hégémonie. Comment considérez-vous cette évolution ?
Il me semble que la question est plutôt celle du statut de l’artiste. Pour un certain nombre de vidéastes appartenant plutôt au champ de l’art contemporain, le cinéma peut apparaître comme une sorte d’horizon – jusqu’à vouloir travailler en 16 ou en 35 mm. Comme si l’horizon de la vidéo était le cinéma. À l’inverse, peut-être certains cinéastes en ont-ils assez de courir après l’argent, de négocier avec des producteurs, etc. Mais peut-être le musée est-il aussi pour un cinéaste l’horizon de l’art ? Pour ma part, je n’ai jamais considéré le cinéma comme l’horizon de la vidéo, au contraire je pense qu’on peut faire plus de cinéma en tournant en vidéo qu’en tournant en pellicule.
Quelle est l’origine du projet Straight Stories, en quoi se différentie-t-il du reste de votre production ?
Straight Stories est né en 2006 d’un projet précédent, qui concernait déjà les représentations imaginaires des habitants de l’aire méditerranéenne. Il trouve son origine dans la fréquentation de ce territoire. Tous mes travaux découlent vraiment du géographique, d’un territoire précis que je choisis pour diverses raisons : essentiellement parce qu’ils sont des points de passage, ce qui ne signifie pas forcément que ce sont des frontières au sens strict du terme. Je m’y installe, et j’essaie de comprendre ce qui s’y passe exactement.
Pour Straight Stories 1, je n’avais pas envie d’aborder le détroit de Gibraltar à la manière dont le font les journalistes depuis quelques années, mais de comprendre quel genre de discours engendre chez les habitants de cette région le fait d’y vivre, et surtout de ne pas connaître ceux qui vivent en face.
Pour Straight Stories 2, j’ai choisi Istanbul parce qu’il s’agit encore une fois d’un détroit, mais aussi d’une frontière plus imaginaire encore peut-être que le détroit de Gibraltar. Cette frontière en est une sans en être une. On n’a pas à montrer son passeport pour passer d’une rive à l’autre. Pourtant les conventions cartographiques découpent la ville ainsi, et décident que de part et d’autre d’une certaine ligne commencent l’Europe et l’Asie. J’avais donc envie de travailler sur l’idée que la géographie, factuelle, normative, se double d’une géographie imaginaire. Existe également cette géographie qu’invente le voyage, en particulier le voyage clandestin, qui empêche de prendre les mêmes routes que les autres, ou de prendre un avion. Il faut inventer des voies de passage… De fait, la topographie d’Istanbul m’apparaissait sinueuse. Le détroit du Bosphore ne dessine pas une ligne droite, il faut faire des détours.
Qu’est-ce qui détermine le choix des intervenants ?
Je m’intéresse beaucoup à la psycho-géographie de Debord, à l’idée de dérive, moins comme méthodologie que parce qu’elle inclut de fait la rencontre. À partir du moment où on se soumet soi-même à la dérive, survient la rencontre. Cela demande du temps, il faut accepter d’en perdre, beaucoup, mais concrètement c’est comme ça que ça se passe. Ce n’est pas vraiment le hasard, en fait. Il s’agit d’envisager l’espace urbain par son envers, en choisissant tous les chemins non balisés sur une carte. Je n’étais donc pas partie dans l’idée de rencontrer une Irakienne, un Soudanais et un Afghan. Il n’y avait pas de casting préétabli. C’est arrivé, tout simplement.
Vous vous intéressez aux clandestins, à des gens en transit… Avez-vous rencontré des réticences de leur part ?
Je ne dirais pas que je m’intéresse aux “clandestins”, parce que ce n’est pas une catégorie humaine. Il s’agit simplement d’êtres humains qui n’ont d’autre possibilité de voyager que la clandestinité. Je m’intéresse à des personnes qui d’une certaine manière inventent des routes qui n’existaient pas. Aujourd’hui en l’occurrence, ces personnes sont celles qui voyagent illégalement. Pour ce qui est des rencontres, là encore il faut prendre le temps de parler avec eux, de les écouter – on ne se rend pas compte souvent à quel point ils ont envie de parler, pour faire le point, acter précisément là où ils en sont. Bien sûr, certains acceptent plus facilement que d’autres. En même temps je n’essaie jamais de les convaincre. Plutôt s’agit-il d’un chemin partagé.
Pourquoi ne montrez-vous pas leur image ? Le seul souci de préserver leurs identités ?
C’était déjà le cas pour ma première vidéo, en 2002, alors qu’elle n’abordait pas exactement les mêmes problématiques. Je crois que la question de l’incarnation peut être posée autrement qu’en termes de figuration et de visage. Il y a la voix, le récit qu’on fait soi-même de sa vie, le rapport au monde, comme à sa propre histoire. Par ailleurs, la vidéo permet de déconnecter au maximum les choses les unes des autres : pourtant, elles se reconnecteront toujours. Et ne filmer ni visages, ni corps – apparaissent parfois, au loin, quelques silhouettes – revient plus ou moins à un processus de désincarnation, qui lui-même est un processus d’incarnation plus ambigu, moins frontal, par strates.
Je trouve cela plus intéressant que d’avoir mis une caméra en face d’Anya pour la voir raconter son histoire. Parce que son histoire, elle est aussi avec cette ville dans laquelle elle est perdue depuis 12 ans. Il faut donc que le spectateur puisse faire lui-même cette expérience, qu’il se perde dans cette espèce de labyrinthe – à la limite, le seul signe de présence dans un labyrinthe, c’est l’écho d’une voix.
Dans Straight Stories, le traitement des paysages, ou de ces “labyrinthes”, pourrait renvoyer à une forme de modernité cinématographique, aux films des Straub par exemple. À leur propos, Deleuze parlait de plans stratigraphiques, à même de découvrir ce qui reste enfoui sous terre – de faire surgir la mémoire du paysage. Ce qui me frappe dans vos films, c’est qu’en dépit de dispositifs semblables, c’est tout le contraire : les paysages sont atones, anonymes, presque amnésiques. Pourquoi ces paysages sans mémoire ?
En général, je les filme de très loin, pour les aplatir au maximum et ménager une porte d’entrée plus ambiguë dans le réel, qui nous fasse buter encore dessus. Souvent l’héroïsme documentaire consiste à entrer là où personne n’entre. Mais qu’en est-il quand les territoires en question sont extrêmement marqués ? Il m’intéresse davantage de les montrer comme des horizons : ils sont à la fois mis à distance, mais pour moi ils existent d’autant plus fortement qu’ils restent lointains. Ils ont alors une dimension auratique, qui tient moins à leurs qualités propres qu’à la manière dont on les fait exister. C’est pourquoi j’ai choisi de filmer Istanbul en février, en longeant la ville, sur ses deux rives : pour la rendre encore plus méconnaissable et ambiguë. Plus rien n’est évident : ou plutôt, l’évidence provient de la qualité de présence du paysage, qu’il soit urbain ou non.
Le trajet d’Anya la mène d’Irak à Istanbul, dont elle est incapable de partir depuis 12 ans. Même après avoir enfin obtenu un visa pour l’Australie, des problèmes d’argent l’en empêchent encore. On a ainsi l’impression d’un mouvement qui n’en peut plus de s’arrêter quand il voudrait au contraire recommencer. Le travelling qui compose Anya reproduit plus ou moins cela : un mouvement rapide au départ, qui revient, fait des tours, et le film s’arrête quand la caméra est presque immobile. J’ai eu du coup l’impression que le mouvement de caméra lui-même vous importait davantage que ce qu’il montre.
Ce que vous dites est juste, mais pour une toute autre raison. Le travelling reproduit littéralement le trajet entre l’Asie et l’Europe – parce qu’il faut prendre en compte aussi le trajet d’Anya. J’ai choisi ce mouvement-là parce qu’il permet de balayer au maximum la ville, et presque sa périphérie. Je l’ai donc pensé en termes topographiques plus qu’en termes de construction narrative. Tout part d’un endroit précis du monde, c’est cela qui produit des histoires. On m’a parfois demandé si j’avais écrit l’histoire d’Anya. Pour moi cela n’aurait aucun sens. Ce qui a du sens, c’est d’articuler un territoire et une expérience de vie, une manière d’exister, de cheminer.
La dissolution du paysage est-elle pour vous liée au destin de ceux que vous interviewez, qui ne sont ni expatriés, ni apatrides, ni vraiment en transit ?
Oui, parce qu’encore une fois il s’agit d’articuler des situations géographiques au sens strict du terme et des situations géographiques qui naissent de la vie, du fait de vivre à tel endroit, de s’y déplacer. S’il y a dissolution du paysage, je pense également que ça tient au fait que ces routes sont presque invisibles. Elles sont tracées, elles existent, mais elles sont inventées à chaque fois. Il s’agit donc plus d’une dissolution de la géographie au sens normatif du terme, au profit d’une sorte de géographie alternative, née de l’expérience humaine.
Propos recueillis par Mathieu Capel, juin 2009.