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Achtung ! Automatischer Transport

Achtung ! Automatischer Transport
Donauspital-SMZ Ost, de Nikolaus Geyrhalter, propose une radiographie sans commentaire d’un bâtiment public géant équipé de sa haute technologie, l’hôpital Danube de Vienne.

Dire du cinéma de Geyrhalter qu’il est rigoureux et extrêmement maîtrisé relève de la tautologie. Le fait est que Donauspital laisse le sentiment, a priori paradoxal au vu des partis pris formels radicaux, d’un film d’un grand classicisme. Et comme dans tout bon classique, le film entier est résumé dans son préambule. Soit l’enchaînement de cinq plans qui circonscrivent le dessein filmique de l’auteur. Le ballet magnétique des robots préprogrammés qui, depuis les sous-sols de l’hôpital, assurent la distribution des médicaments, des linges ou des plateaux-repas et répètent inlassablement l’alerte “Attention, transport automatique”. Le plan large sur la salle de contrôle vidéo et ses innombrables écrans – métaphore de la vision globale, à la fois fantasmatique et clinique du cinéaste. La réserve pharmacologique – on est bien dans un hôpital. Une scène d’imagerie médicale, vue depuis le poste de commande de l’appareil. L’étrange assemblée d’une dizaine de praticiens qui, les yeux clos, écoutent de la musique classique, jusqu’à ce que celui qui semble le maître d’œuvre de cette préparation mentale matinale clôt l’expérience d’un timide “C’est parti pour la journée”. Le film est lancé : une journée à l’hôpital Danube !

Il se compose d’une succession de plans fixes, à la photographie impeccable (cadre, angle, ambiance), le plus souvent enregistrés à grande distance et de manière frontale, afin d’épouser la totalité d’une situation. L’usage de ce type de plans fixes produit des effets cinématographiques particuliers : il induit un sentiment de discontinuité temporelle, comme si chaque plan était séparé temporellement du précédent ou comme s’il n’y avait pas de découpage. D’où l’impression persistante d’être le témoin des événements filmés mais de ne jamais “participer” à l’action. Le travail de montage s’opère à un autre niveau, celui du récit, qui tisse plusieurs fils. Le temps de la journée, donc ; le film s’ouvre, après les plans de préambule puis le générique, sur une vue matinale et pluvieuse de l’extérieur des bâtiments et s’achève par un plan nocturne similaire. L’espace matériel de l’hôpital, ensuite et surtout : on explore, en commençant par l’équivalent de nos urgences, les différents niveaux et services, spécifiés à chaque fois par un carton à l’image ; c’est le programme documentaire du film, et sa visée d’exhaustivité.

C’est bien l’institution hospitalière qui est finement documentée et point n’est besoin pour le cinéaste – fidèle en cela à sa manière habituelle – de rajouter un quelconque commentaire aux vues qu’il nous propose. Quelques plans suffisent pour saisir la dimension hautement techniciste de l’hôpital, l’aspect nécessairement et parfaitement aseptisé des lieux, l’ingénierie organisationnelle qui s’exerce à tous les niveaux et finalement la réification des corps des malades.

Première réflexion : Geyrhalter montre de manière saisissante comment la machinerie médicale, violente par nature, s’est dotée ces dernières années de dispositifs optiques qui permettent aux soignants non seulement d’intervenir sur les organismes mais aussi de les mettre à distance. La vision est presque toujours assistée par une machine, déplaçant l’intervention médicale dans une sorte d’abstraction technique – commode sans doute, y compris pour les malades. On ne compte plus le nombre d’écrans dans l’écran. On soupçonne même Geyrhalter d’y prendre un certain plaisir. Désormais il est permis de tout voir. Même l’organe le plus enfoui, qui n’a jamais connu la lumière, semble pouvoir être visité par un œil artificiel. Réflexivité ou redoublement des regards : l’écran de contrôle de la sonde renvoie aux écrans de la salle de contrôle du préambule, qui renvoie elle-même à la toute puissance et à l’omniscience de la caméra documentaire. Un léger malaise peut-être : on se demande ce que l’on voit au juste (si bien). Qu’est-ce que cet œsophage ? Cet œil qu’on opère en gros plan ? Ils ne sont à personne, ces organes, sinon au genre humain – Homo sapiens, pour reprendre le titre du dernier film de Geyrhalter.

C’est la deuxième remarque : puisqu’il filme l’institution, Geyrhalter ne filme pas les malades. Question de choix de mise en scène, et peut-être de principes : suivre une personne reviendrait à en faire un personnage, à partager avec lui un lieu et

 

un temps, un complexe d’émotions (crainte, croyance, souffrance, espoirs, vitalité, etc.) et obérerait le projet documentaire : filmer la médecine contemporaine, et son cadre opératoire. En ceci, Geyrhalter est l’héritier putatif de Frederick Wiseman, dont il reprend les grands principes de réalisation – un lieu donné, un temps de tournage limité, pas de personnage, pas de commentaire ajouté, pas d’entretien – mais en les radicalisant, par l’usage exclusif de la caméra fixe, du cadre large et de la frontalité. Alors, comment s’expliquer qu’un film de Geyrhalter produise un sentiment si différent d’un autre de Wiseman sur un thème aussi semblable 1, avec une visée apparemment si commune (filmer l’institution) ? Les temps auraient-ils changé ?

Une partie de la réponse tient dans la définition qu’on donne d’institution. Au sens courant, c’est le lieu concret où s’exerce et se manifeste un certain nombre d’activités liées à la vie collective et publique, plus ou moins juridiquement formalisées. On peut aussi aborder l’institution sous un angle plus anthropologique, en s’appuyant sur cette définition proposée par Emile Durkheim : “On peut en effet [] appeler institution toutes les croyances et tous les modes de conduite institués par la collectivité” (Les Règles de la méthode sociologique, 1894) ou celle, co-extensive, proposée par Marcel Mauss et Paul Fauconnet, l’envisageant comme un ensemble d’habitudes collectives, c'est-à-dire de “manières d’agir ou de penser, consacrées par la tradition et que la société impose aux individus” (La sociologie : objet et méthode, 1901). Dans un cas, c’est un lieu que l’on filme, un cadre, un espace matériel. Dans l’autre, c’est une communauté, un ensemble d’interactions humaines complexes, informées par un dispositif implicite, d’origine juridique, sociale, économique ou religieuse (et souvent tout ça à la fois).

Revenons un instant au premier plan du préambule : l’équipage de robots, dont le film nous montrera plusieurs fois les trajectoires hypnotiques. “… Achtung ! Automatischer Transport…” : la voix synthétique résonne dans les souterrains déserts de l’hôpital, comme si elle ne s’adressait à personne. C’est pourtant l’expression verbale la plus marquante du film – et non pas simplement en ce qu’elle condense l’angoisse sourde qui le traverse. Mais surtout, parce que la parole occupe la portion congrue dans Donauspital. De toute évidence, c’est la physicalité même de l’institution, sa machinerie, sa perfection gestionnaire, qui intéresse Geyrhalter et pas vraiment la communauté humaine qui s’y recompose chaque jour. Difficile, à vrai dire, de ne pas le suivre sur cette piste, tant l’hôpital moderne, cerveau-machine hautement spécialisé, automatisé, obstiné à réduire les marges d’erreur et d’incertitudes, semble rejeter de lui-même l’humain au rang de facteur problématique.

Le cinéma de Geyrhalter soulève tout de même une question importante. Peut-on filmer l’univers mécaniciste contemporain de manière mécanique (systématisme de l’usage des plans fixes, de la grande distance, refus du découpage, primauté du cadre) ? Et ce faisant, que fait-on au juste ? Est-on bien sûr de critiquer (“prendre ses distances”) ce monde réifié par l’obsession rationaliste ? N’est-ce pas plutôt prendre le risque, par et dans le redoublement, de l’emphatiser, d’en célébrer la perfection formelle et abstraite ? Cette objectivité apparente et revendiquée de la caméra est-elle un regard ? N’est-elle pas, elle-même, un symptôme ? Achtung ! Automatischer transport. 

 

Arnaud Lambert (février 2017)

 

1 Wiseman a filmé l’hôpital deux fois – Hospital en 1970 et Near Death en 1989 – et, implicitement, à cinq ou six autres occasions.

2 La filmographie de Geyrhalter, de ce point de vue, incite à la prudence. Elle est travaillée par le vertige – proprement humain, pour le coup – d’un monde sans l’homme. Ou pour être plus exact, d’un monde d’après l’homme : villes en ruine réinvesties par la nature (dans Pripyat, 1999, ou dans Homo Sapiens, 2016) ou bien machines solipsistes comme dans Donauspital, singeant la voix humaine mais ne s’adressant à personne, semblant entretenir le souvenir vague, sans réel sujet, d’une humanité perdue.