Arrêt sur image - Tinselwood
Vêtu d’une solide combinaison de travail, un homme dans la force de l’âge s’approche sans hâte d’un arbre pluricentenaire dont la cime se perd dans le ciel. A côté du colosse, il est une fourmi. Avec une simple machette, il écorce la base du tronc, trace sur l’immense circonférence un trait noir, saisit d’un geste précis sa tronçonneuse et découpe dans ses flancs de gros triangles jusqu’à ce que l’arbre ne repose plus que sur la pointe d’un crayon. Sa chute devenue inéluctable est comme le dénouement d’une tragédie, elle ébranle l’univers. D’abord terrorisant et fascinant, le spectacle devient consternant. Les arbres voisins plient et cassent, bêtes et oiseaux disparaissent. Au tremblement de terre succède un silence de fin du monde. La forêt tropicale, si dense que le soleil parvient à peine à se frayer un chemin à travers les feuillages, se fracture. Et ce n’est qu’un début.
De retour au village devant son cabanon aux planches mal jointes, l’abatteur dépose sa tronçonneuse et s’assied pour retirer ses gros souliers. Il n’a rien d’un Hercule, ne se distingue des autres villageois que par son épaisse casquette. La tronçonneuse fait toute la différence. Au village, tous les hommes – les femmes aussi parfois – portent à la ceinture une machette. Elle sert aux jeunes à exhumer des trésors dans la forêt, au sorcier à tirer d’heureux présages de quelques bouts d’écorce, aux ouvriers agricoles – pauvres paysans sans terre – à défricher les clairières où l’on plantera des cacaotiers. Dès que la tronçonneuse entre en scène, en même temps que l’arbre géant, c’est le film qui bascule. Elle assène le coup de grâce à un monde habité par les légendes et les rêves de centaines de générations.
La scène se passe au Cameroun. “De ce côté de la rivière, c’est le Cameroun, là c’est le Congo” dit un piroguier au début du film. Cette frontière n’a pas de sens pour lui, elle en avait semble-t-il beaucoup pour les Blancs qui l’ont tracée. Au beau milieu d’une forêt primaire dont ils n’avaient pas dressé le cadastre, ces fanatiques de la propriété privée ont planté des bornes virtuelles. Ils se sont déclarés souverains d’une planète inconnue peuplée d’autochtones tenus pour quantité négligeable. De leur côté, ces usagers des biens communs ne se figuraient pas en “maîtres et possesseurs de la nature”. Etrangers à la pensée cartésienne, ils pensaient que la nature les possédait, bien plus qu’ils ne la possédaient.
Ivres de leurs conquêtes, les colonisateurs, au terme d’un interminable marchandage (Conférence de Berlin, 1884-1885), ont imposé leur imaginaire géométrique, tranché dans le vif, tiré au cordeau des lignes droites là où tout n’est que courbes ondoyantes, toisons, vibrations de couleurs et de sons. Venue de cet ailleurs géométrique, la tronçonneuse s’enfonce en ligne droite dans la masse du tronc, débitant des formes triangulaires ou coniques.
Cette forêt primaire qui, par définition a précédé l’humanité et ne lui doit rien, n’est pas à l’échelle humaine. Ni le temps, ni l’espace ne sont à la mesure de l’homme. Ici, tout se compte en milliers voire en millions. Les arbres plongent leurs racines à des profondeurs inouïes, des centaines de milliers d’espèces animales y ont évolué bien avant l’apparition du premier bipède. De temps immémorial, des peuples, en dépit de guerres incessantes, y ont fondé des civilisations, forgé des croyances et des coutumes. Chaque habitant sait combien son existence est éphémère au regard de cette éternité. Cet excès de temps et d’espace outrageait les Blancs car leur foi, leur idéologie – qu’on l’appelle comme on voudra – ne peut s’accommoder de ce qui échappe à sa domination. Cela vaut autant pour la nature, la bête que l’homme. Le silvaticus, le sauvage issu étymologiquement de silva, la forêt, a vocation à être domestiqué ou à disparaître, les deux allant souvent de pair.
Le bruit de la tronçonneuse s’entend d’abord à quelque distance puis son intensité croît à mesure que l’on s’approche des abatteurs. Couvrant le puissant babil des oiseaux et des insectes occupés à leurs inoffensives affaires, il déchire la trame sonore du film.
Ce premier arbre abattu – quelques minutes à l’image – résume un siècle de prédations. Ce qui n’avait pas de prix est devenu un capital. Une tronçonneuse électrique suffit à faire sauter le pas entre une civilisation et une autre comme jadis la première flamme allumée au fond d’une grotte, la première pointe de pierre taillée. A la suite des abatteurs armés de tronçonneuses s’avancent les remorques des camions grumiers, les bulldozers, les tractopelles, les engins de chantier qui tirent, poussent, pincent, soulèvent les grumes. Viennent ensuite les lames géantes qui, achevant le triomphe de la géométrie, les débitent en planches. Ces outils mécaniques arrivent d’un monde où la matière primordiale est l’argent. Dressé vers le ciel, l’arbre est un totem, couché dans la poussière, il n’est qu’une matière première, à la base d’un immense processus de production, d’exploitation, de transaction, in fine, de la valeur, du capital.
Loin du pamphlet écologiste, le film de Marie Voignier montre sans emphase ni pathos le monde comme il va, les hommes comme ils sont, ni pires ni meilleurs que d’autres. Les jeunes en panne d’avenir s’éreintent en travaux épuisants et, pour résister au sommeil autant qu’à la douleur, se dopent avec de coûteuses pilules. A force d’en consommer, beaucoup deviennent toxicomanes. Une petite bande s’accroche au rêve d’exhumer un trésor qu’auraient enfoui des soldats allemands en déroute – de l’or, des diamants, du mercure, des ivoires, dit-on. De pauvres orpailleurs emplissent de sable une bassine en fer blanc dans l’espoir d’extraire du ruisseau des poussières de richesse. Ce n’est pas d’hier que la forêt est exploitée et parfois pillée. De là à la détruire.
Marie Voignier ne se pose pas en juge mais en témoin engagé. Elle place sa caméra au lieu où s’articulent passé et présent. Elle prête l’oreille aux chants des oiseaux, aux murmures des feuillages, aux voix, aux soupirs, aux silences, aux bruits des machines, au vacarme d’un monde qui tremble sur ses bases.
Existe-t-il encore une place pour la beauté ? Certains se délecteront du spectacle à la fois angoissant et rassurant (puisque je n’en suis que spectateur) de la catastrophe cosmique. En plasticienne autant qu’en cinéaste, Marie Voignier ne joue pas sur ce registre. Elle sait faire surgir la beauté de ces triangles de bois qui s’arrachent de la sphère – pur constructivisme. Elle la laisse advenir dans ce geste de l’ouvrier qui tatoue des troncs alignés dans une clairière, dans ces engins de chantier qui enserrent entre leurs énormes pinces des grumes de plusieurs tonnes, dans ces camions chargés de planches qui défoncent la boue rouge de la piste – beauté de l’âge industriel, des temps optimistes. A cette esthétique qui s’exhibe en pleine lumière répond une autre, tapie dans l’ombre des feuillages. Un jeune homme solitaire s’engage dans la forêt, prélève un bout d’écorce, le plie avec délicatesse en forme de berceau, y couche des herbes en long et en travers, lie adroitement l’ensemble. La succession de ses gestes garde son mystère jusqu’à ce que le jeune sorcier s’avance dans le courant d’une rivière limpide et projette ce qu’il nomme un “avion mystique” vers un au-delà qu’il est seul à voir. Le film offre alors un moment de grâce où passé et présent s’embrassent, où les esprits des bois fusionnent avec le rêve mécanique.
L’envers de la beauté n’est pas la laideur mais, comme le suggère l’une des dernières scènes du film, la décoration. Un habitant épris de progrès fait admirer le rosier qu’il vient de planter devant sa maison. Pour le protéger des cochons et des chèvres qui vagabondent dans le village, il l’a enserré entre des piquets de bois. On pressent le moment où il plantera des écriteaux “propriété privée”, “prière de respecter la nature”. La forêt ratiboisée n’aura plus qu’à se taire.
Anne Brunswic, septembre 2019.