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De bruit et de fureur

De bruit et de fureur
Présenté pour la première fois en France au festival Entrevues à Belfort en 2012, Leviathan, de Lucien Castaing-Taylor et Véréna Paravel, explore une voie inédite pour l'ethnographie visuelle. Tourné à bord d'un bateau de pêche industrielle, le film se donne comme un violent laboratoire visuel et sonore, où se déploient sans partage le sublime et la terreur d'une lutte à mort entre l'homme et l'océan. Entretien avec les deux cinéastes.

La forme expérimentale de Leviathan tend à rendre inopérantes les catégories usuelles : sa matière est documentaire, mais le film est aussi bien un film d'horreur, un poème visuel... Le définiriez-vous tout de même comme un documentaire ?

Nous pensons qu'il appartient au spectateur de répondre à cette question, qui n'est simple qu'en apparence. La frontière entre documentaire et construction narrative est poreuse par nature : la fiction s'immisce inéluctablement dans les faits, et inversement. Qualifier un film de documentaire revient à décider que l'on a affaire à un enregistrement du monde tel qu'il est, et non tel qu'il a pu être ré-imaginé. La nature d'un film dépend donc de la façon dont on décide de l'appréhender, et pas seulement de sa matière. En outre, fiction et faits ont en commun la même étymologie : facere. En ce qui nous concerne, le film ressemble à un enregistrement de notre rencontre avec les éléments qui sont à l'écran : l'océan, le bateau, les poissons et les crustacés, autant que les pêcheurs. Mais cela ne veut pas dire que cet enregistrement est dénué de subjectivité et de fantasme. Certains spectateurs ont préféré interpréter Leviathan comme un film d'horreur, un film de science-fiction ou encore un poème. Est-ce que cela signifie que pour ces spectateurs le film n'appartient plus au registre documentaire ? Sûrement pas.

 

Le film s'ouvre sur une citation du Livre de Job et traverse différents registres mythologiques. Son titre lui-même pourrait aussi bien renvoyer au récit biblique qu'au texte de Hobbes... Pour vous qu'est-ce que ce Leviathan ? Le bateau ? L'océan ? La nature ? Le capitalisme ? Le film lui-même ?

Là encore, ce n'est pas à nous de le dire. Les cinéastes, pas plus que les écrivains ou les poètes, ne doivent avoir le monopole de la compréhension de leur travail. Ils sont même, au fond, les moins bien placés pour en parler. Nous pensons sincèrement qu'en dépit de ce titre, de la dimension cosmologique du sujet et de sa relative indifférence au hic et nunc déictique du documentaire humaniste, le film existe sur un plan plus analogique qu'allégorique. Mais s'il faut s'interroger sur ce registre symbolique, pourquoi le Leviathan devrait-il symboliser une seule chose ? Si le Leviathan désigne l'océan ou le cosmos, alors ne nous désigne-t-il pas nous, tout simplement ? Et s'il doit s'agir de notre pillage aveugle des ressources marines, ne peut-il pas aussi désigner la revanche de Gaïa sur l'homme ? Ce titre revêt pour nous une dimension beaucoup plus mythologique que dans les écrits de Hobbes ou de William Blake. D'où notre choix de cet épigraphe du Livre de Job, plutôt que, mettons, Moby Dick...

 

Et pourtant Moby Dick est bien une référence pour le film, puisque vous avez tourné au large des côtes de New Bedford, où s'ouvrait le roman de Melville.

Dans l'histoire de la littérature, le roman de Melville constitue probablement la vision la moins romantique, la plus indisciplinée et monstrueuse, de la relation de l'homme à l'océan. A partir du moment où il dépeint le labeur extrême de la pêche industrielle, Leviathan rejoint fatalement toute une histoire d'études visuelles sur le travail des marins, une histoire qui passe par David Octavius Hill, Robert Adamson, Robert Flaherty et John Grierson. Mais nous avons essayé de résister à la fois au romantisme et à l'anthropocentrisme qui sont souvent le propre de cette tradition. Nous avons voulu filmer au contraire une relation beaucoup moins sentimentale entre l'homme et le monde marin.

 

Comment ce projet a-t-il pris forme ? Avez-vous établi d'emblée un protocole de filmage ?

Notre première idée était très différente de ce qu'est devenu le film. Nous avons commencé à filmer sur le port de New Bedford, avec l'idée de faire un film sur la pêche sans jamais filmer la pêche ni l'océan. De l'été 2010 au printemps 2011, nous avons donc filmé, à terre, différentes activités liées à la pêche, jusqu'à ce que le capitaine du F.V. Athena nous invite à embarquer. Nous avons finalement fait six voyages en mer, de deux à trois semaines à chaque fois. Et cette rencontre avec l'océan s'est révélée si puissante que nous avons repensé le film. La majesté, l'horreur, la puissance écrasante de l'océan sont sans équivalent parmi ce que nous aurions pu filmer en restant à quai. Le tournage a été exténuant, physiquement comme psychologiquement. Difficile de décrire cette expérience sans donner l'impression de verser dans l'auto-apitoiement ou au contraire dans l'auto-célébration. Disons seulement que pour l'un ce fut proche de la troisième terrasse du purgatoire de Dante, et pour l'autre de l'enfer tout court. Concernant le filmage lui-même, nous n'avions aucun plan pré-établi, mais nous avions tous deux à cœur de partager le film avec les pêcheurs et de les y associer d'une manière ou d'une autre – un peu sur le modèle de l'anthropologie partagée évoquée par Jean Rouch.

 

A quel moment avez-vous décidé d'utiliser une multitude de petites caméras GoPro plutôt qu'une seule caméra ?

Il nous a semblé intéressant d'expérimenter avec ces caméras miniatures qui pouvaient facilement passer de main en main, circuler entre les pêcheurs et nous sans interruption, en sorte que le film fonctionne comme une véritable rencontre. Nous avions également prévu d'utiliser de notre côté des caméras plus lourdes et traditionnelles, mais miraculeusement la mer les a englouties les unes après les autres. En y repensant aujourd'hui, nous voyons cela comme un cadeau très généreux de Mère Nature. Avec ces caméras professionnelles, nous aurions obtenu des images plus conventionnelles et insipides, sans intérêt figural.

Très vite, nous n'avions plus à disposition qu'un appareil photo numérique et ces caméras GoPro. Esthétiquement, leur rendu était proche de l'expérience que nous avions vécue à bord : des images volontiers abstraites et surréelles, qui accentuaient, du fait de leur qualité limitée, le mélange de beauté et d'horreur propre au massacre organisé de ces expéditions de pêche industrielle. En outre, elles nous ont autorisé un type de filmage qui engageait le corps entier, une relation très physique à notre objet, entre maîtrise totale et perte de contrôle absolue. Fixées sur le corps des pêcheurs, ou sur nous-mêmes agrippés aux parois du bateau, les GoPro ont capté la lutte constante qui se joue ici avec la force des éléments, et situé idéalement la place de l'humain et des machines dans le cosmos – ce changement d'échelle constant, d'une seconde à l'autre, entre le monde de Lilliput et la gueule du Leviathan.

Nous avons pu faire des choses que nous n'aurions jamais faites sans elles : fureter dans tous les recoins du bateau, plonger dans la nuit, approcher les pêcheurs jusqu'à les toucher, parfois même nous cramponner à eux, ramper parmi le flux des poissons déversés et agonisant sur le pont, entre les mouettes venues picorer leurs entrailles... Seules ces caméras pouvaient nous permettre d'être aussi engagés physiquement parmi les machines, les êtres et les éléments. Et cela nous semblait d'autant plus intéressant que ces caméras miniatures, dédiées aux sports extrêmes, ont généralement vocation à glorifier les exploits de ceux qui les utilisent. Elles nous ont permis au contraire de situer l'humain dans une matrice écologique plus vaste et vertigineuse, qui n'en finit pas de nous signaler notre petitesse alors même que nous sommes en train de la détruire.

 

Comment avez-vous travaillé avec les pêcheurs ? A-t-il été difficile de les convaincre de s'associer à ce projet ?

C'est le capitaine de l'Athéna lui-même qui nous a invités à filmer à bord – et d'autres nous avaient fait la même proposition. Ce sont donc eux qui ont eu l'initiative, même s'ils étaient bien sûr un peu inquiets et suspicieux. A vrai dire, notre présence était surtout vue comme une distraction dans leur quotidien de travail très dur, répétitif et intense. Ainsi qu'une opportunité de partager leur expérience. Leur désir, qui s'est révélé très émouvant, de faire connaître leur quotidien, s'explique par le fait que les gens qui travaillent en mer sont généralement très marginalisés. Il leur a semblé très vite naturel de nous prendre les caméras des mains, sans même nous le demander. Et ça l'était tout autant pour nous : une relation de confiance et de respect mutuel s'est vite établie.

 

 

 

 

Leur seule crainte, au départ, était que nous soyons des trous du cul environnementalistes, qui auraient fait d'eux les boucs émissaires de la catastrophe environnementale que nous nous acharnons à infliger au monde. Alors oui, bien sûr, nous sommes des trous du cul environnementalistes, mais le problème est beaucoup plus complexe que cela et nous avons tâché de retranscrire cette complexité dans le film. Ils avaient tous vu nos précédents films, alors ils craignaient le pire. Mais ils ont pris conscience que nous étions là pour expérimenter des choses quand ils nous ont vus filmer jour et nuit, plus ou moins calés sur leur propre rythme, ou escalader le mât et les longerons, ramper parmi les poissons, couverts de sang ou penchés par-dessus bord pour filmer. Et surtout quand ils ont dû nous aider à scier et assembler des pièces de bois pour trouver des supports à nos caméras.

 

Comment le film a-t-il trouvé sa forme au montage ?

Depuis le début, nous avions l'intention de partager la paternité du film avec les pêcheurs et aussi, d'une certaine manière, avec les poissons et les crustacés, voire avec le bateau, la mer, les éléments. Mais sans savoir exactement comment y parvenir. Quand nous avons visionné les rushes des caméras miniatures – ces images qui avaient été, en quelque sorte, filmées par le corps même des pêcheurs – nous avons été confronté à une étrange combinaison de subjectivité et d'objectivité, quelque chose que nous avions le sentiment de n'avoir jamais vu au cinéma. D'une part, les images semblaient imprégnées d'une sorte de subjectivité incarnée qui nous paraissait très différente des formes habituelles du cinéma vérité, y compris les plus intimes. D'autre part, le fait qu'elles aient été filmées par des corps au travail (des corps occupés à leur tâche, occupés à survivre sur le bateau, si bien qu'ils avaient pratiquement oublié les caméras que nous avions installées sur eux) leur donnait une forme tout aussi inédite, et merveilleuse, d'objectivité – une absence quasi-totale de conscience cinématographique.

Dès lors, nous n'avons eu aucune hésitation à renoncer aux images que nous avions tournées nous-mêmes avec les caméras professionnelles. Néanmoins, il nous a fallu du temps pour trouver la structure du film. L'un de nos plus gros problèmes a été de décider quoi faire des pêcheurs eux-mêmes, à l'image. Leur présence avait quelque chose de trop familier et stéréotypé. Puisque nous ne souhaitions pas faire d'eux des personnages au sens conventionnel du terme, quel type d'importance devions-nous leur donner dans le film ? De même que nous ne savions pas si nous devions commencer du côté de la figure humaine (l'expérience quotidienne des pêcheurs à bord) pour aller vers une échelle écologique et cosmologique, ou à l'inverse inaugurer le film dans le cadre d'une nature abstraite et mystérieuse pour ensuite amener les pêcheurs au premier plan. Finalement, nous n'avons fait ni l'un ni l'autre.

 

Face au film, le spectateur a une position très singulière, faite à la fois de sidération et d'inconfort. Aviez-vous à l'esprit cette question de la place du spectateur, au tournage et au montage ?

Nous sommes d'accord avec Alain Cavalier, lorsqu'il dit qu'il est presque impossible de faire un film qui soit aussi intelligent que le spectateur. Nous ne pensons jamais au spectateur quand nous tournons ou montons, excepté pour se demander si la représentation que nous mettons en place est “juste”. Mais il est vrai qu'ici nous souhaitions qu'il puisse ressentir le mélange d'horreur insondable et de stupéfiante beauté que nous avions expérimenté sur le bateau.

 

La bande sonore du film, sur laquelle a travaillé Ernst Karel, est extrêmement élaborée. Diriez-vous qu'il s'agit néanmoins d'un son documentaire ?

La vie à bord du bateau a une intensité sonore autant que visuelle, notamment parce que le son du moteur est si puissant qu'il rend vaine toute tentative d'avoir une conversation intelligible. Aussi, il a vite été évident pour nous que nous devrions donner au son une place équivalente à celle de l'image. Par ailleurs, le son est une matière moins codifiée, à laquelle il est moins facile de donner un sens univoque. Nous avons confié notre montage à Ernst Karel, qui est avant tout un musicien, mais aussi un ingénieur du son, un photographe, et surtout, tout comme nous, un anthropologue repentant.

La bande sonore, telle qu'enregistrée sur le bateau et mixée par nos soins, consistait alors en un ruban monotone et saturé de bruit, quelque part entre punk rock, heavy metal et grunge. Le son capté par les GoPro était doublement limité par la mauvaise qualité de leurs micros et par le fait que les caméras étaient protégées par des étuis waterproof. Mais nous avons été envoutés par ce résultat, qui avait à la fois quelque chose d'organique et de machinique, presque cyborguien. C'était comme si l'on entendait les caméras suffoquer tandis qu'elles plongeaient sous l'eau. Nous avons fait en sorte, au mixage, de souligner ces artefacts qui nous plaisaient beaucoup. Nous avons laissé Ernst travailler sur cette matière, ainsi que sur les quelques heures de son stéréo haute qualité que nous avions enregistrées parallèlement. Son mix en 5.1 surround a introduit beaucoup de modulations et de subtilités. Et le mix final qu'a fait Jacob Ribicoff a donné au film une nouvelle amplitude. Quant à savoir si ce travail de sound design a subverti la qualité documentaire du son, ce n'est pas à nous de le dire.

 

Aviez-vous d'autres films en tête au moment de faire Leviathan ? D'une manière générale, votre travail est-il guidé par des influences précises ?

Les influences sont toujours multiples, et souvent inconscientes. Pour ce qui est de la représentation de la relation de l'homme et de l'océan, nous n'avions pas de modèle particulier et voulions seulement éviter la vision sentimentale, romantique, qui est le fait de beaucoup de films sur le sujet. Par ailleurs, nous admirons beaucoup de cinéastes : Jana Sevcikova, Pedro Costa, Sharon Lockhart, Claire Denis, Philippe Grandrieux... Mais nous ne saurions dire si leur travail a influencé Leviathan.

 

Comment définiriez-vous l'ambition du Sensory Ethnography Lab, que vous animez à Harvard et au sein duquel a été conçu Leviathan ?

Le SEL a été conçu en 2006, comme une collaboration entre les départements d'art et d'anthropologie d'Harvard. Il est né de la frustration que pouvaient inspirer les limites de l'ethnographie visuelle, et avec l'ambition de trouver de nouveaux moyens de mêler l'ethnographie et l'esthétique. L'idée était de résister à la fois aux formes journalistiques du documentaire, à une tendance de l'anthropologie visuelle à privilégier le sens à l'être, à une textologie consistant à croire que les événements ne peuvent être rendus qu'en prose, et aussi, corollairement, aux formes d'art conceptuel ou post-conceptuel détachées du réel et de l'expérience. Pour cela, l'ambition commune aux membres du SEL consiste à expérimenter des formes qui puissent explorer les affinités de l'ethnographie visuelle avec d'autres formes d'art – le roman, la musique, la performance ou la poésie. Jusqu'ici, le SEL a produit des vidéos et des films mais aussi des pièces phonographiques (des documentaires sonores artistiques), des photographies et des installations. Aucun dogme ne préside à ces travaux, si ce n'est qu'ils sont tous inspirés par la réalité et tentent d'explorer de nouvelles voies pour représenter l'ampleur et la variété du monde. Et qu'ils s'efforcent tous de ne suivre aucune formule et de ne pas sombrer dans ce que Kant appelait le sommeil dogmatique.

 

Propos recueillis et traduits par Jérôme Momcilovic, novembre 2014.

 

 

A voir

sel.fas.harvard.edu