Humble combattante de la liberté
Comment avez-vous réagi en regardant L’Ile de Chelo ?
L’histoire de cette femme, cette histoire si belle et si terrible, c’est l’histoire de l’Espagne. Ses parents ont été assassinés simplement parce qu’ils étaient républicains, parce qu’ils soutenaient cette République que le peuple espagnol s’était donnée par les élections. Chelo n’a connu la liberté qu’en arrivant en exil en France. Mais sa maison de l’Ile de Ré, pleine d’images et de chansons espagnoles, est comme une petite parcelle d’Espagne. Ces dernières années, juste avant que les témoins ne disparaissent, on a tourné beaucoup de films en Espagne. Celui-ci me paraît un des plus aboutis du point de vue du cinéma, très juste et très émouvant.
Le film nous fait découvrir un pan de l’histoire peu connu, l’histoire de la guérilla qui s’est prolongée pendant plus de dix ans après la chute de la République. Cette histoire est-elle mieux connue en Espagne ?
Jusqu’à la fin du franquisme, c’était la chape de plomb. Franco faisait régner la terreur. Jusqu’en 1944, les exécutions étaient quotidiennes, les pelotons d’exécution tuaient sans discontinuer du lundi au samedi. Beaucoup de gens en ont été témoins, beaucoup y ont participé, souvent contre leur volonté. Mais personne n’en parlait. La propagande présentait tous les opposants comme des terroristes, des assassins, des communistes, des Rouges. La mémoire de la guerre, de l’exil et de guérilla a commencé à ressurgir seulement à la fin des années 1990. Cela a d’abord été l’affaire de spécialistes, d’érudits. Mais depuis 2000, on a vu sortir des livres, des films, des émissions de télévision pour le grand public. Certains films de grande qualité, comme Les Treize Roses 1. A partir de 2004, le gouvernement socialiste de Zapatero a fait beaucoup pour le rétablissement de la mémoire des vaincus de la guerre civile, pour réparer cette grande douleur.
Chelo s’est engagée dans la guérilla en Galice, près de son village. Faut-il se représenter cette guérilla comme les maquis de la Résistance en France ?
Oui, c’est très comparable. Dans les zones contrôlées par Franco dès 1936, le régime de terreur est tel que des gens fuient les villages et se retranchent dans la montagne avec des armes. Après 1939, pour monter des opérations contre les autorités franquistes, ils bénéficient de l’appui des paysans sans qui ils ne pourraient pas survivre. Les guérilleros se sont maintenus dans toutes les montagnes d’Espagne : en Andalousie, à Teruel, dans les monts Cantabriques… Combien de combattants y ont participé ? C’est difficile à dire, mais en tout cas plusieurs milliers. Certains foyers de guérilla vont tenir très longtemps, aussi longtemps qu’ils recevront de l’aide extérieure. Lorsqu’en 1950-51 Staline donne l’ordre de mettre fin à la lutte armée, certains veulent encore se battre mais ils seront isolés et abandonnés.
Ces guérilleros étaient-ils en majorité communistes ?
Il y avait des communistes bien sûr, mais aussi des anarchistes et des républicains sans parti. La guérilla à laquelle Chelo participe est dirigée par un communiste, Quico, le père d’Odette Martinez-Maler, l’auteure du film. L’amoureux de Chelo, Arcadio, lui aussi est communiste. Mais à leurs côtés se battent des anarchistes. La plupart des anarchistes ont tenu moins longtemps dans la guérilla, certains ont été dénoncés ou tués. Après la mort de Franco, pendant la période de la transition, le parti communiste a imposé son récit en éliminant de l’histoire les autres composantes des forces républicaines, et cette domination persiste jusqu’à aujourd’hui.
Chelo s’engage après que ses parents ont été fusillés. Son parcours est-il typique ?
Absolument. Les franquistes recherchent ses frères qui ont déserté. Comme ils ne les trouvent pas, ils assassinent les parents. Leur seul crime est de soutenir le régime légal de la République qui a remporté les élections de 1931, c’est tout. La répression frappe systématiquement les familles des suspects. Si l’on cherche le mari, on arrête sa femme. On a le témoignage dans la province de Grenade d’une femme promenée nue dans les rues de son village, puis abattue au vu et au su de tous. C’est un régime de terreur et d’humiliation collective. Dans chaque village, on compte des dizaines de cadavres jetés au bord des chemins, balancés dans des trous. Après la mort de ses parents, Chelo assume l’éducation de ses jeunes frères et sœurs et devient très vite agent de liaison. Lorsqu’elle rejoint la guérilla, elle prend les armes ; pour elle, c’est une évidence, ses parents ont été froidement tués, elle défend sa vie.
Quel est le rôle des femmes dans la guérilla ?
Comme Chelo, elles sont souvent au départ agents de liaison. Elles habitent dans les villages et montent de la nourriture, des armes, des messages. Certaines rejoignent le maquis pour suivre un homme qu’elles aiment, comme Chelo. Ou parce qu’elles sont dès le départ des femmes engagées, des militantes révolutionnaires. Elles assument toutes les tâches quotidiennes et participent aussi aux opérations militaires. Evidemment, elles paient d’un prix plus lourd leur engagement. La plupart, comme Chelo, doivent assumer en même temps le soutien de leur famille, de leur foyer et tous les risques de la résistance. Il faut lire les livres d’Antonina Rodrigo 2 qui écrit essentiellement sur les femmes, des femmes exemplaires, d’un courage extraordinaire. Mais la plupart de ces femmes formidables n’ont pas cherché à faire parler d’elles.
Dans le film, on voit Chelo retourner au village pour participer à deux cérémonies au cours des années 2000.
La première fois, il s’agit de donner une sépulture à ses parents. Un peu partout en Espagne, on a vu depuis vingt ans des familles rechercher les corps de leurs parents. Il y avait des cadavres enfouis partout, toute l’Espagne était un cimetière. Je comprends cette quête des familles mais, personnellement, je suis opposée à cette “privatisation” de la mémoire. Il faut considérer toutes les victimes, celles qu’on a pu identifier et les anonymes, comme nos parents. C’est toute l’Espagne qui doit porter leur deuil et leur rendre hommage et pas chaque famille en particulier. De ce point de vue, il reste encore beaucoup à faire au niveau politique nationale pour que la nation dans son entier prenne en charge cette mémoire. Les crimes de Franco n’ont jamais été jugés. Il n’y a pas eu de Nuremberg chez nous. Il a eu l’impunité totale. Il faut donc que la réparation aujourd’hui se fasse autrement.
Lors de la seconde cérémonie à laquelle Chelo assiste, on inaugure une plaque en hommage aux “combattants de la liberté”. N’est-ce pas une réhabilitation entière des guérilleros ?
Oui, ils étaient effectivement des combattants de la liberté, de notre liberté à tous. Dans la guerre civile, ce sont eux qui portaient les valeurs de l’Europe démocratique, pas les phalangistes. Franco s’appuyait sur les trois piliers traditionnels de l’Espagne : l’armée, l’Eglise et les grands propriétaires terriens. La République, en cinq ans de 1931 à 1936, a réussi à ébranler ces piliers. Elle a multiplié les écoles, propagé l’instruction dans un pays où 90 % des femmes étaient analphabètes, institué le mariage civil, le vote des femmes, autorisé le divorce, l’avortement. La réforme agraire était en route. Ce sont ces valeurs de liberté, d’égalité, de laïcité que défendent les républicains. Lorsque la République a emporté la victoire en 1931, notre poète Antonio Machado a couru à la mairie de son village accrocher au balcon un drapeau français, le drapeau de la révolution des Lumières !
Un film comme L’Ile de Chelo peut-il aujourd’hui être montré partout en Espagne ?
Oui, mais certains n’iront pas le voir. On trouvera même des phalangistes ou leurs descendants qui viendront apporter la contestation. Aujourd’hui, avec le retour de la droite au pouvoir, certaines rues qui avaient reçu le nom de guérilleros ont été débaptisées. Certaines municipalités refusent de regarder ce passé. A Alicante, par exemple, où des milliers de Républicains ont connu l’horreur et la mort en mars 1939 lorsqu’ils cherchaient à fuir par les derniers navires, le maire a refusé l’apposition d’une plaque commémorative dans le port. Le sujet est encore très sensible.
Propos recueillis par Eva Segal, mars 2012.
1 Las 13 rosas (Les Treize Roses), d’Emilio Martίnez Lázaro (2007, prix Goya/Madrid 2008), d’après le livre de Carlos Fonseca, Treize Roses rouges (2004).
2 De Antonina Rodrigo : Mujeres para la historia (1996) ; Mujer y exilio, 1939 (1999).