L’amour, toujours
Vladimir Léon : Notre amour est construit autour de la pièce de Christian Rizzo Mon amour. Ce passage du mon au nous me suggère deux questions : qui est ce nous, si tant est qu’il est identifiable ? Que signifie ce déplacement ?
Arnold Pasquier : L’idée du titre est apparue très vite. Quand Christian m’a parlé de son prochain spectacle à venir, il en avait déjà choisi le titre, Mon amour ; donc pour une fois très en amont de la création. Et pour la première fois aussi, c’était un titre court. Pour mémoire, le spectacle qui précédait s’intitulait Soit le puits était profond, soit ils tombaient très lentement, car ils eurent le temps de regarder tout autour, spectacle dont j’avais déjà documenté les répétitions [On essaye, 2005]. Mon amour, il s’en expliquait, signifiait pour lui d’aller à l’essentiel dans ce qui le séduit dans son rapport à ses interprètes. D’une certaine manière, ce titre a fait écho à la raison pour laquelle je m’intéresse à son travail. Dans le travail de Christian, il y a des signes, des manifestations, des transports, des évocations qui sont très liés à ce que j’essaye de mettre moi-même en œuvre dans mes films. Ce passage du je au nous est en quelque sorte pour moi un signe de ralliement à ce travail. C’est une façon de m’approcher de sa matière chorégraphique et de chercher, par le truchement de ma propre mise en scène, à faire œuvre de fiction.
V.L. : Cette confiance que t’a accordée Christian Rizzo pour suivre son travail et ton intérêt pour son œuvre manifestent justement cette proximité du nous. Il y a là apparemment l’affirmation d’un espace esthétique commun. Comment le définirais-tu ?
A.P. : Christian n’est pas le premier chorégraphe avec qui j’ai collaboré. Très jeune j’étais déjà fasciné par Mathilde Monnier, Mark Tompkins, Pina Bausch évidemment… J’ai toujours manifesté le désir de rencontrer des chorégraphes sur le terrain du partage ; partager leurs expériences par mon regard porté sur leur travail. On peut même dire que cela traverse presque tous mes films, soit par la forme documentaire, soit par la captation d’ateliers, soit par la fiction. Mais Christian, assez généreusement d’ailleurs, est le premier qui ne m’a rien demandé, avec qui je n’ai pas eu à prouver quoi que ce soit. Pour On essaye, j’étais arrivé aux répétitions avec l’accord de Christian mais à l’invitation d’une de ses danseuses, Maria Donata d’Urso, avec qui j’avais déjà collaboré [C’est merveilleux, 2000]. Je cherchais à capter à titre personnel de la matière en mouvement. Au terme de trois heures de filmage, je me suis rendu compte qu’il y avait matière à faire un film. Je l’ai monté, l’ai montré à Christian et il a été très ému ; tout d’abord parce que c’était la première fois, je pense, que quelqu’un documentait son travail mais aussi parce qu’il avait sous les yeux les traces de tous ces moments éphémères qui vont du studio de répétitions jusqu’à la scène. Dans le travail de Christian il y a une telle densification de la forme et du rapport intellectuel à une matière qui, au départ, est sentimentale, que ce qui fonde son rapport au monde devient une forme beaucoup plus abstraite. Les images lui renvoyaient la forme sentimentale de son propos. Le plus intriguant par rapport à Christian, comme il ne t’oppose rien, que tout est possible, est de savoir exactement ce qui te touche dans son travail.
V.L. : Connaissais-tu ses créations avant Soit le puits était profond… ?
A.P. : J’ai presque tout vu depuis ses débuts. Il y a eu son installation 100% polyester [1999], pour deux robes et un ventilateur, mais sa première grande pièce et pourquoi pas “bodymakers”, “falbalas”, “bazaar”, etc, etc… ? [2001] m’est vraiment tombée sur la tête. J’avais été très impressionné, très ému, tout en reconnaissant que ce n’était pas le genre de chorégraphie vers laquelle j’allais d’habitude. Ce qui m’a intéressé c’était sa manière de fondre entre elles des matières un peu triviales (design, mode, étalagisme) pour former un monde pop qu’il sublime et déplace. Après ça je n’ai eu de cesse de vouloir travailler avec lui, en tous cas de ramener vers moi une matière qui m’intéressait.
V.L. : Notre amour n’est ni la chronique des répétitions d’un spectacle, ni une captation. Ton regard nous projette dans la poésie du travail, la beauté et l’émotion des interprètes au travail. Et du coup, peu nous importe que tel moment du film provienne d’une représentation, d’une répétition ou de telle autre étape du processus de création de Christian Rizzo. Est-ce que cette construction aussi imbriquée est apparue au montage ou bien as-tu prévu toutes ces correspondances au moment du tournage ?
A.P. : Le temps des répétitions impose tout d’abord une chronologie ; mais un tel projet de film reste fragile dans la mesure où l’on ne sait pas où l’on va. Je ne savais rien de ce qu’allait être le spectacle, donc rien de ce que j’allais en faire aussi. J’ai lancé quelques pistes générales, qui avaient un rapport avec le travail précédent pour On essaye, mais il a fallu trouver une sorte de méthode pour faire quelque chose de ce qui m’était donné en n’étant pas assujetti à la temporalité. Dans une certaine mesure, les méthodes de travail de Christian proposent déjà une forme : chaque séance de répétition reprend tout depuis le début. Et puis il a besoin de rassembler très rapidement tous les éléments du spectacle (la musique, le décor, les costumes) et il procède ensuite par soustractions. Il amène un gros millefeuille, puis il enlève, il déplace. On n’a plus qu’à suivre ce travail sur le motif où petit à petit on revient, on précise, on affine. Cette façon de travailler me permet de repérer rapidement des lieux chorégraphiques au sein du bloc donné dès le départ, des motifs qui m’intéressent plus que d’autres, de les collectionner et d’en donner une autre temporalité au montage – par résonnance, par association. J’utilise des fragments de phrase que je recompose dans un sens et dans un autre pour en livrer ma propre lecture. Dans ce grand fourmillement de propositions, je puise des éléments et en donne un point de vue personnel.
V.L. : Oui, il y a ces prélèvements, mais il y a aussi la part fictionnelle que je trouve particulièrement gracieuse, inspirée, que tu y as ajoutée. Pour avoir suivi la production, je sais que cette part a été plus importante à un moment qu’elle ne l’est dans la version finale du film ; on en a beaucoup discuté en cours de montage. Quand as-tu ressenti la nécessité d’ajouter cette intervention ? Comment cette invention très pasquierienne a-t-elle trouvé sa place ?
A.P. : Dans le projet du film, la fiction était à l’œuvre dès le départ et elle était même assez ambitieuse. C’était là où j’arrivais d’ailleurs à me projeter le plus. Les spectacles de Christian sont pour moi des appels fictionnels. Au-delà de la dimension spectaculaire et formelle de son travail, on est assez en accord sur la mise en scène des corps, l’attention qu’il porte aux corps des interprètes. Je lui ai proposé d’utiliser ses acteurs pour les faire jouer quelque chose qui me regardait plus moi que lui. Elle partait de l’idée d’un groupe de personnes au travail vivant une expérience, en l’occurrence la création d’un spectacle. Je m’invitais dans un groupe déjà constitué pour être le deuxième metteur en scène, le metteur en scène de la mise en scène de Christian en quelque sorte ! Christian, lui, part de rencontres, de présences, d’attitudes liées au quotidien, qu’il mène peu à peu vers l’abstraction. Je voulais faire le chemin inverse : partir du studio de danse, du travail chorégraphique, et suivre des parcours d’individualités dans leur quotidien le plus prosaïque ; c’est ce passage là qui m’intéresse. Nous n’avons pas eu les moyens financiers pour mettre en œuvre cette fiction (jours de tournage en plus, rémunération des acteurs). J’ai donc résumé tout ça en une seule journée de tournage, à la fin des répétitions, dans un appartement. J’ai remis en scène des fragments, mes propres pointes d’intérêt dans le travail que j’avais suivi jusque là. Cet appartement donc, où tous les acteurs étaient réunis, y compris Christian, était comme le petit théâtre, le condensé, des tensions sentimentales et amoureuses qui étaient le propos du spectacle. Et puis ces scènes ont été beaucoup trop longues et ont risqué de mettre en déséquilibre le film, alors nous n’en avons gardé qu’une toute petite partie.
V.L. : Dans cette forme qu’a finalement trouvée le film, autant il n’y a pas de césure entre répétitions et représentations autant il y a une rupture très nette entre ce qui touche au spectacle et la scène finale, fictionnelle, de l’appartement. Cela montre que la communication entre ces différents espaces n’est pas si évidente que ça, en tous cas pas autant que tu l’avais rêvée. Le film documente en quelque sorte ton propre cheminement, jusqu’à ta réappropriation finale. Dans cet écheveau fictionnel que tu avais envisagé au départ, restent deux éléments essentiels dans la scène de fin, deux déclarations d’amour : la première déclamée par Wouter Krokaert – qui parle du nous/groupe de travail, ce qui nous ramène à ton titre – la deuxième étant l’apparition de Barbara Carlotti, qui, à ton invitation, est venue chanter une chanson d’amour. A quel moment t’est venue l’idée de l’intervention de Barbara ? Et a-t-elle composé cette chanson pour le film ?
A.P. : Le monologue de Wouter a été écrit par Julien Thèves, auteur de théâtre, sur ma proposition. Je lui avais proposé ce cadre, un appartement, et l’idée de quelqu’un qui viendrait en quelque sorte pointer ce qui disparaît dans les spectacles de Christian, c'est-à-dire une forme de déclaration d’amour immédiate, sans médiation. Christian la met en œuvre presque chaque jour des répétitions mais elle finit par s’évanouir dans les fumigènes de sa scénographie ! Le monologue de Wouter remet donc en jeu toutes ces histoires de circulation, réunion, attention, regards, etc. L’invitation faite à Barbara Carlotti, c’était l’occasion de faire parler quelqu’un d’autre à ma place en quelque sorte. Quand j’accompagne les répétitions en les filmant, j’ai un regard très respectueux, je ne mets jamais quoi que ce soit en danger, je rends grâce au travail de Christian. L’intervention de Barbara qui vient conclure le film est un acte plus volontariste de ma part. Les plus beaux films se terminent toujours par des chansons ! Pour l’anecdote, quand je lui ai demandé si elle pensait à une chanson en particulier pour une telle scène finale, elle m’a répondu qu’elle avait une chanson, jamais enregistrée, qui s’appelait justement Mon amour. Il était alors évident que c’était la bonne personne, la bonne chanson, à la bonne place.
V.L. : Ce que tu dis sur le travail de Rizzo, à savoir cette forme de déclaration d’amour initiale qui s’estompe dans la mise en place finale des éléments, fait écho pour moi à ton propre travail. Pour en revenir à ton titre par exemple, quiconque le prononce est propulsé dans la problématique de ton film. On l’a constaté quand on cherchait des financements : “Où en est Notre amour ? Que pensez-vous de Notre amour ? Que faites-vous de Notre amour ?” Jusqu’au spectateur qui ira acheter un ticket pour ton film et qui demandera : “Je voudrais une place pour Notre amour.” Linguistiquement, tu as une façon d’impliquer, de happer n’importe qui prononce ce titre, c’est une intrusion puissante ! Inversement, et ce dans beaucoup de tes films, après le postulat presque violent du titre – Celui qui aime a raison, Tous ont besoin d’amour, Beaucoup d’amour, C’est ça l’amour ?... – les images ménagent une grande distance par rapport au sentimentalisme. Comme chez Rizzo, est-ce parce qu’à un moment donné les sentiments sont trop forts qu’il faut les cacher ?
A.P. : Je ne m’étais jamais posé la question de cette façon-là ! Comme pour Christian je pense que c’est une histoire de pudeur. Si l’exposition des fantasmes, des turpitudes, devient trop brûlante, elle est, même pour soi, irregardable, donc il y a forcément mise à distance. Le cinéma dans lequel je me reconnais est évidemment celui sentimental et mélodramatique à la Douglas Sirk. On ne peut plus faire du Sirk aujourd’hui, on est traversé par une forme de modernité. Donc je lutte contre l’élan naturel vers la littéralité en m’imposant des contraintes et des dispositifs. C’est là où se joue mon travail.
Propos recueillis par Images de la culture, novembre 2010.