Paradoxe sur le comédien
Comme il le raconte à Alexandre Barry, sa vocation théâtrale, longuement préparée par une existence hors du commun, fut provoquée par sa rencontre avec Marguerite Duras. Ami de Jean Mascolo, le fils de Marguerite, Axel Bogousslavsky est invité à Neauphle-le-Château, dans la demeure de l’écrivain. Il travaille alors comme ouvrier aux usines Renault de Boulogne-Billancourt ou comme manœuvre sur des chantiers. Fils d’un faussaire d’origine ukrainienne, il a passé son enfance et son adolescence à la campagne, placé dans des familles par sa mère, tout d’abord dans la Somme puis dans une communauté fondée par Lanza del Vasto, disciple de Gandhi. Il grandit au contact de la nature, apprend à se servir de ses mains, à lire “dans les nuages et les pierres”, participe aux travaux des champs, dort n’importe où, mène une vie errante, voyage, fait mille métiers. Avec Marguerite il s’entend à merveille. Il se sent à Neauphle “comme dans un astronef”, en apesanteur, rit des colères maternelles de l’écrivain, l’accompagne dans ses tâches quotidiennes, prête l’oreille parfois à la lecture d’un manuscrit.
Puis un jour, il est appelé au théâtre. Réclamé par elle pour jouer le rôle du Caporal dans L’Eden Cinéma en 1977, mis en scène par Claude Régy, aux côtés de Bulle Ogier, Madeleine Renaud et Michael Lonsdale. Madeleine Renaud et lui ont des rôles muets. Madeleine Renaud le vit très mal. Lui, cela l’enchante d’être ainsi privé de parole. C’est comme à l’usine, comme dans la vie, le rapport simple avec les objets. Il ne cessera plus dès lors de jouer au théâtre, chez Claude Régy, mais aussi Bruno Bayen, Daniel Jeanneteau, Jean-Baptiste Sastre.
Cet accueil par le monde du théâtre, à quoi est-il dû ? Comme Depardieu, qui jouera chez Régy et chez Duras, Axel Bogousslasky vient du monde prolétaire. Depardieu fut engagé par Régy pour jouer dans Sauvés d’Edward Bond en 1972, parce que le metteur en scène cherchait un acteur qui incarne “l’authenticité des banlieues” ; la même année Duras lui fait jouer un rôle de représentant de commerce dans Nathalie Granger, intriguée par l’animalité de l’acteur, ce mystère insaisissable, mélange de puissance et de retenue. D’animalité il est également question dans ce portrait signé par Alexandre Barry. Prolétaire, animal, enfant sauvage, Bogousslavsky l’est aussi. Sous ces trois formes, c’est le réel qui fait irruption sur la scène de théâtre ou l’écran de cinéma. L’intrusion d’un corps étranger dans la représentation. Prolétaire, animal, c’est sans doute réducteur, mais c’est bien une forme d’étrangeté, au sens propre, que Duras et Régy, outre l’amitié qu’ils lui portent, ont su reconnaître chez Axel Bogousslavsky : une présence capable de déchirer la certitude du plateau.
le silence de l’acteur
Comme Robert Bresson au cinéma, Claude Régy a cherché au théâtre à rompre avec le naturalisme, avec les codes de la représentation fondés entre autres sur l’imitation des sentiments, l’expression psychologique, l’identification de l’acteur et du personnage.
Cette rupture implique une vision nouvelle de la mise en scène et avec elle une conception spécifique de l’acteur : “Les acteurs n’incarnent pas, et pas plus que la mise en scène ils ne doivent se prendre pour l’objet du spectacle. Le spectacle n’a pas lieu sur la scène mais dans la tête des spectateurs. Dans leur imaginaire – comme lorsqu’ils lisent un livre. Donc dans la salle.” Ce renversement, énoncé par Claude Régy dans son livre Espaces perdus 1, débouche sur un nouveau paradoxe du comédien : “Les acteurs doivent exister en tant qu’eux-mêmes, c’est en fonction de ça que je les choisis, et ils doivent – cette capacité-là m’est la plus indispensable – laisser voir à travers eux autre chose qu’eux-mêmes.” Un équilibre de force et de passivité qui correspond sur le plateau à une tension entre le visible et l’invisible, à l’irruption d’un réel qui contient toujours une part cachée.
La qualité principale de l’acteur est de répondre à cette double injonction : exister, faire preuve d’une certaine présence, et laisser voir à travers soi, disparaître. Ce paradoxe est fidèle en un sens à celui de Diderot qui invitait à la distinction entre expression et sentiment. Paradoxe poussé un peu plus loin par Heinrich von Kleist, dans Sur le théâtre de marionnettes, où le pantin et l’animal (l’ours) sont donnés en modèles à l’acteur. Comme si la grâce s’opposait à l’expression psychologique, naissait au contraire de l’inexpressif, de l’automatisme ou de l’instinct, et non d’une pensée ou d’un sentiment préalable. De là, dans le film d’Alexandre Barry, les allusions à l’aïkido et aux exercices de respiration, autant de techniques du corps qui invitent à l’oubli de soi plus qu’à l’introspection.
Cet oubli toutefois ne doit pas être complet, il se conçoit en tension, de manière dialectique, et c’est à créer des tensions au sein de la représentation que s’exerce Claude Régy : creuser la distance entre la parole et l’expression, creuser le silence, isoler les corps, tamiser les lumières jusqu’à la limite de la perception, épuiser l’action à force d’immobilité. Tout un dispositif de retrait, qui fait signe vers un avant, un vide primordial, d’où l’œuvre, le sens, la voix peuvent jaillir et se maintenir dans son caractère d’énigme. Bogousslavsky le dit lui-même dans le film, ce qui est demandé c’est “de dire les mots le plus simplement possible, comme l’écrivain dit le mot, avant même peut-être qu’il l’ait pensé ou qu’il l’ait écrit”. La pièce doit paraître s’écrire dans le temps de la représentation et renvoyer au silence qui la fonde. Le paradoxe du comédien renvoie à un paradoxe du sens : “Toute littérature véritable est poésie. La poésie c’est un texte sacré, […] relié à un secret, nourri par l’irradiation de ce noyau central invisible. […] Mais si on n’essaie pas d’en approcher, de toute façon, on ne s’approchera jamais du réel” (Claude Régy, Espaces perdus).
Il en va ainsi dans les films de Marguerite Duras où les mots prononcés en voix off semblent toujours émerger du silence, et dans ceux de Robert Bresson où ce n’est qu’une fois épuisées les possibilités du silence qu’advient la parole. Ce mystère d’un réel qui se dérobe se retrouve au plus haut point dans le modèle bressonnien, qui est toujours un “amateur”, un corps étranger au cinéma : “L’important n’est pas ce qu’ils me montrent mais ce qu’ils me cachent” (Notes sur le cinématographe 2). Cette ambiguïté, on la retrouve chez les acteurs fétiches de Claude Régy (qui sont souvent ceux de Duras) : Delphine Seyrig, Michael Lonsdale, Gérard Depardieu, Bulle Ogier et, plus proche de nous, Jean-Quentin Châtelain.
Comme eux, Axel Bougousslavsky porte en lui un mystère, et ce mystère, si l’on peut le nommer, c’est la persistance de l’enfance. Une persistance qui affecte l’apparence du corps et le timbre de la voix, mais aussi la parole et le style de pensée, mélange de fragilité, d’émerveillement, d’obstination. Persistance qui nourrit Les Enfants, le film de Marguerite Duras, où Bogousslavsky, adulte, joue le rôle d’un enfant de neuf ans qui résiste à l’ordre établi.
le cheval et le bourdon
C’est autour de ce mystère de l’homme-enfant qu’Alexandre Barry construit son film. Plutôt que de réaliser un portrait conventionnel, composé d’archives et d’entretiens, le cinéaste a choisi de mettre en scène Axel Bogousslavsky dans un décor et une suite de situations qui exaltent l’étrangeté de sa personne. Ce faisant, il s’éloigne du réalisme mystique défendu par Claude Régy et Robert Bresson pour s’aventurer dans l’univers du conte. Un univers où l’on entre par le sommeil, la respiration de l’acteur endormi chargeant l’air d’une atmosphère de rêve.
C’est dans une maison au cœur de la forêt qu’il se réveille. Dans le silence, il s’y adonne à des tâches et à des rites sans âge : faire sa toilette, jouer de la flûte, tailler un bâton, s’exercer à l’art du sabre, ramasser du bois. L’intérieur est meublé de manière atemporelle et ascétique : table et lit rustiques, broc pour la toilette, vieux miroir piqué sur la cheminée, quelques serviettes aux initiales de Marguerite Duras, carnets d’écriture et de dessin. L’ambiance est d’un bleu crépusculaire et froid avec lequel contrastent quelques pointes de rouge, le pull du comédien, une petite voiture, les broderies de la serviette de toilette.
Dans ce décor planté parmi les arbres et les chemins, Axel Bogousslavsky fait figure d’ermite ou d’idiot philosophe, digne héritier de Kaspar Hauser, personnage qu’il étoffe par ses récits d’enfance. Placé très jeune à la campagne, dans une famille d’accueil, il mène une vie libre et solitaire, loin de l’école, proche de la nature. Comme l’Ernesto de Duras, Bogousslavsky revendique son “inculture”. Tel qu’il le raconte, cette différence bienheureuse, cette insouciante liberté, s’est trouvée placée sous le signe d’un double consentement. Un jour qu’enfant il rêvassait dehors en plein hiver, un passant vint se plaindre auprès de sa mère adoptive. Celle-ci lui répondit : “Il est comme ça.” Une autre fois, par un après-midi d’été, comme un ange lui annonçant son destin, un bourdon voletant à son oreille serait venu lui dire qu’il ne fallait pas s’inquiéter, qu’il fallait qu’il fût comme ça.
Un autre animal, être bienveillant qui nous maintient dans le cercle du conte, joue un rôle dans le film, c’est le cheval du titre, qui fait son apparition dès l’ouverture, dans la maison. Le cheval appartient lui aussi au monde de l’enfance. Objet d’admiration pour le comédien, il est en quelque sorte son double, son “devenir-animal” comme dirait Gilles Deleuze, mais avec lui s’ouvre un arrière-fond plus inquiétant. Comme le bourdon, comme la mère adoptive, le cheval consent à l’existence du petit Axel, mais en même temps qu’il consent, il l’épargne. Evoquant le souvenir d’avoir donné à manger à des chevaux, Bogousslavsky témoigne de la puissance de ces bêtes “qui auraient pu me mordre, m’écraser les pieds, faire toutes sortes d’horreurs, mais n’en faisaient rien”.
Violence et bonté ne sont pas étrangères l’une à l’autre, elles sont comme le revers l’une de l’autre, et l’innocence, l’insouciance de l’enfance révèle bientôt, à travers des carnets de dessin, ce qu’elle cache à la fois de terreur et de puissance refoulée. Ces dessins de la main du comédien représentent “les ravageurs”, une horde de motards qui mettent les villes à feu et à sang. Suivent des cyclopes, des monstres et autres représentations de la folie, de la guerre et de la mort. Plus tard un portrait photographique de Bogousslavsky enfant, une petite poupée à la main, couvert d’une veste comme pour partir en exil, semble exprimer une certaine inquiétude face à ce que lui promet le monde.
Jamais cette inquiétude n’est directement exprimée dans le film. Elle apparaît toujours sous le masque de l’extravagance et de la naïveté, telle une ombre. Elle est pourtant bien là, comme la sorcière ou l’ogre tapis au sein du conte, l’un des contrepoints majeurs dans le paradoxe du comédien. Un paradoxe plus radical que son caractère d’homme-enfant, mais dont il est le prolongement, une violence sous-jacente dont on ne sait s’il est la victime ou le pourvoyeur. Une violence qui appartient peut-être à ce fond de silence que désigne Claude Régy, en deçà de toute représentation, de toute création, de toute parole : le silence de la mort, le sentiment d’une cruauté qui, comme l’a prophétisé Artaud, a retrouvé sa place au théâtre avec une force primitive, originelle, dans une époque où “les ravageurs” sévissent de tous côtés, mais qui renvoie également à la tragédie simple de la mort de chacun.
Le mystère de l’acteur est-ce alors d’accueillir cette ambiguïté, de rappeler sur scène le travail de la mort par cet état de présence et d’absence, énoncé par Régy, qui ferait de lui un spectre ? Tout en laissant entrevoir ce paradoxe, Alexandre Barry s’en écarte in extremis. Quand il joue sur scène, l’acteur fait silence sur lui-même. C’est la règle du paradoxe. Or ici plutôt que de s’effacer, sa personnalité occupe le premier plan et, dans ce jeu de séduction, le merveilleux finit par l’emporter.
Sylvain Maestraggi (mars 2014)
1 Espaces perdus, Claude Régy, Les Solitaires intempestifs, 1998.
2 Notes sur le cinématographe, Robert Bresson, Gallimard, Folio, 1995.