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Un livre de mille ans aux pages creusées dans la terre

Un livre de mille ans aux pages creusées dans la terre
Présenté au FID-Marseille en 2012, Jajouka - Quelque chose de bon vient vers toi est un conte stylisé et solaire qui revient aux origines de la musique, celle des Maîtres musiciens de Jajouka au Maroc. Entretien avec les cinéastes, poètes et musiciens Eric et Marc Hurtado.

Les arts filmiques contemporains ne cessent de prodiguer des merveilles à l’intersection de l’histoire de l’art et de l’ethnographie, ce carrefour généreux et savant dont proviennent les initiatives plastiques et spéculatives les plus fertiles depuis la fin du XIXe siècle. Que l’on pense, avant-hier, à Carl Einstein et à la revue Documents, hier, à Jean Rouch, Pier Paolo Pasolini, Raymonde Carasco et Régis Hébraud, aujourd’hui, à Tiane Doan na Champassak et Jean Dubrel, Ben Russell ou John Skoog. Au sein de cette constellation, l’œuvre de Eric et Marc Hurtado, séparément ou ensemble sous le nom de Etant Donnés, frappe par son caractère enchanté, en perpétuelle quête d’extase, puisant aux sources millénaires de la poésie, d’Hésiode à Brion Gysin en passant par Raimbaut d'Orange. Ecrivains, musiciens, performers, Eric et Marc Hurtado ont travaillé avec Alan Vega, Genesis P-Orridge, Lydia Lunch, Philippe Grandrieux. Pendant des décennies, ils laissèrent à penser que leurs splendides films en 8 millimètres, odes panthéistes aux intensités du monde, étaient les fruits d’une collaboration fusionnelle – ils révélèrent en 2008 que Marc en fut seul l’auteur, au moment sans doute où la production de Jajouka requérait une grande clarté créative.

Unique comme les vrais chefs-d’œuvre, syncrétique en ce qu’il conjoint les ressources stylistiques de la mythographie, de l’ethnologie et de l’invention pure, magique en tous points, Jajouka - Quelque chose de bon vient vers toi nous indique que désormais, aux côtés de sa traditionnelle flûte, Pan porte aussi en bandoulière une Aaton A-Minima.

 

 

Jajouka - Quelque chose de bon vient vers toi est d’abord le fruit de votre savoir très profond et singulier en matière d’histoire de la poésie et de la musique. Pouvez-vous rappeler vos dilections et points de référence les plus essentiels ?

Eric Hurtado : Federico Garcia Lorca a été mon maître de vie, l'amour et la liberté ont déterminé l'orbe de son existence, et ce jusqu'à sa mort. Force d'un regard infiniment tendre sur les êtres et les choses, une parole qui venait de loin, qui passait de la nuit de Dieu aux yeux noirs de l'être aimé. C'est lui qui avait dit “l'heure est venue où l'on passe les menottes aux fleurs” ; il parlait de notre temps, temps de l'oubli de la beauté, de l'oubli de l'homme.

Seuls demeurent les poètes, Saint Jean de la Croix, Hölderlin, Rimbaud, Trakl, les troubadours bien sûr, les “inventeurs” de l'amour, et depuis quelques années une lecture quasiment initiatique de Rabelais, le Pantagruélisme comme Chemin Vert, où la transgression se fait accomplissement, aux confins des deux mers, du corps et de l'esprit.

Ce dépassement des confins du religieux, cette réconciliation solaire comme beauté, éclat, entre Islam et paganisme, est bien ce qui est à l'œuvre dans Jajouka - Quelque chose de bon vient vers toi. Une connaissance ancestrale, qui passe non seulement par les rites et la musique, mais surtout par les gestes de tous les jours, par une certaine manière d'être au monde, un effacement de l'ego, une sorte de “transcendance quotidienne”, qui tout en se soumettant à un ordre supérieur laisse un espace immense à la Joie.

Marc Hurtado : La musique de Jajouka m’a immédiatement fait pleurer lors du premier concert auquel j’ai assisté à Grenoble en 1982. Je n’ai pu résister à l’embrasement de tout mon corps fondu dans le feu des cellules musicales explosives qui tournoyaient dans la salle et dans mon cœur, semblables à de petites fourmis cannibales. J’avais l’impression de dévorer mon propre être en entendant l’écho de cette musique pulser dans mon cerveau, cette sensation de familiarité immédiate, d’amour au premier regard. J’avais découvert leur musique quelques années auparavant grâce au disque que Brian Jones des Rolling Stones avait enregistré au village en 1968.

Le mixage de cet album est totalement hallucinatoire et extatique, Brian Jones semble possédé par la musique, tentant de faire pénétrer l’auditeur dans les arcanes magiques de la transe hypnotique produite par le grondement des tambours et des sirènes affolées des gaïtas. Cette démarche qui consiste à ramener un extérieur dans un intérieur pour le rejeter violement comme une pierre dans l’espace infini, une fois digéré par son propre inconscient, se rapproche énormément de la façon dont je crée ma propre musique, poésie, cinéma ou peinture. Mettre une lumière sur une lumière pour tenter de rendre visible l’invisible, sans aucun effort d’interprétation ou de transformation de la matière première mais plutôt de sublimation de celle-ci, pour atteindre un au-delà de la conscience. Une sorte de boomerang qui me fit faire un pas de recul dans mon pays de naissance, le Maroc, puis m’élancer comme un fakir somnambule sur les notes aiguisées comme des lames de boucher de cette musique magique.

 

La genèse de Jajouka fut très longue. Depuis quand réfléchissez-vous à ce projet ? Comment avez-vous approfondi sa dimension documentaire ?

E.H. : En 1989, nous avions commencé un premier projet autour de Jajouka, plutôt axé sur la découverte du village et de ses rites par des poètes ou des musiciens américains liés à la Beat Generation. Nous entrâmes en contact avec Brion Gysin en 1986, puis avec W.S Burroughs, Timothy Leary et Paul Bowles (que nous rencontrèrent à Tanger lors d'un premier voyage cette année-là). Nous comptions aussi sur la participation de Mick Jagger qui était un ami de Bachir Attar, le chef des Maîtres musiciens, qui avait joué avec les Rolling Stones sur l'album Steel Wheels. Suite à la cessation d'activité de la société de coproduction, nous ne pûmes finalement pas produire le film et en restâmes là pendant plusieurs années...

Un nouveau projet de film émergea au début des années 2000, basé cette fois sur une approche à la fois documentaire et fictionnelle de l'histoire, des rites et de la musique de Jajouka. Nous repartîmes au Maroc pour approfondir nos connaissances de cette tradition, dans une véritable volonté d'exactitude ethnographique, guidés sur place par Bachir Attar, ce qui nous permis d'écrire un nouveau scénario sur lequel est fondé le film.

Peu de documents s'attachent à décrire cette mythologie marocaine. On peut trouver des pistes de recherche chez Westermarck dans son ouvrage sur les survivances païennes au Maroc, et dans l'étude ethnographique d'Abdellah Hammoudi, La Victime et ses masques (1988), qui traite de ces rites carnavalesques ; mais la meilleure description de ceux-ci fut celle de Brion Gysin dans The Pipes of Pan datant de 1964, un texte où s'interpénètrent poésie et réalité, ces cérémonies étant un fait poétique.

Brion Gysin reconnut dans la figure de Bou-Jeloud celle du dieu Pan et dans ces cérémonies les Lupercales romaines, auxquelles fait d'ailleurs allusion Shakespeare dans sa pièce Jules César. Il se rendit à Tanger à l’invitation de Paul Bowles. Il séjourna ensuite à Jajouka et ce fut pour lui un coup de foudre. Il fut l'un des seuls à capter, dans son essence, la véritable magie de cette musique. Il l’a assimilée à la Dreamachine [littéralement Machine à Rêver, œuvre de Bryon Gysin, 1958], sculpture cinétique induisant des états proches de l’hypnose, au rythme des ondes alpha produites par le cerveau. La musique de Jajouka lui semblait être la seule vraiment appropriée pour accompagner les images hypnagogiques induites par cette machine lumineuse et tournoyante.

Pour Bachir Attar, notre film “visualise pour la première fois les visions qui nous traversent lorsque nous jouons ou écoutons notre musique”. Nous avons tenu à ce que les deux temps, celui de la légende (la rencontre de Bou-Jeloud/Pan avec le berger Attar) et celui du réel (les rites de guérison et la fête) s’interpénètrent jusqu’à former une unité objective, le mythe fusionnant avec son image en miroir, la réalité.

M.H. : La genèse du film fut très longue mais en même temps très courte, car nous nous intéressions à des rites sans temps, à une musique sans âge. Le temps dans le film n’est pas délimité, on en perd toute notion avec le mélange du réel et de la légende. A mes yeux, le temps n’a aucune forme d’importance dans la genèse et la fabrication d’une œuvre, un jour, dix ans, qu’importe ? Toute œuvre doit porter une forme et une force d’éternité en son sein, cela doit être son moteur et son aboutissement, la réflexion est permanente et en même temps impossible car l’on touche à l’invisible, l’impalpable présence qui vit dans et autour de l’objet filmé.

Il n’est question que d’impression sur la chair, comme un vent qui vous traverse et vous rend plus lucide, moins humain, plus céleste. Je ne suis pas intéressé par l’idée d’un documentaire sous la forme que l’on connaît habituellement, il faut s’échapper de cette formule, essayer de danser sur un fil tiré entre réalité et rêve, fermer les yeux en se laissant minutieusement guider par la voie de l’esprit libéré de toute sorte de conscience préfabriquée.

 

 

 

Aviez-vous d’emblée en tête la forme à la fois mythique et documentaire qui caractérise le film abouti ?

E.H. : Oui je pense. Le film s'écarte finalement assez peu du scénario. Bien sûr, des scènes ont trouvé sur place une nouvelle orientation, comme un corps qui tourne sur lui-même pour chercher la lumière. Des images non prévues au départ ont aussi surgi lors d'une deuxième période de tournage, hors équipe, lorsque nous nous sommes retrouvés seuls tous les deux pour filmer des plans de raccord ou certaines images impossibles à tourner dans le climat de tension du travail en équipe.

M.H. : Le film détient des fondations solides pensées et écrites à l’avance, mais il se nourrit aussi de cette force lumineuse très libre qui s’adapte aux lieux, aux situations, aux gens que nous croisions par surprise, une forme d’adaptation/camouflage à la terre de Jajouka, à son cœur palpitant, afin de se fondre dans l’espace qui nous entourait, de ne faire qu’un avec le réel et les mythes qui serpentent tout autour. A Jajouka, on ressent très violement cet antagonisme entre rêve et réalité, les deux se nourrissent conjointement de la même terre mais celle-ci n’a pas la même couleur ni la même pesanteur suivant l’angle de vue spirituel.

 

Pouvez-vous décrire le tournage de Jajouka, et en particulier les rapports avec les habitants et les musiciens ?

M.H. : Le tournage s’est déroulé en trois phases. Une première avec une équipe assez grande pour tourner toutes les scènes où nous travaillions avec beaucoup d’acteurs, telles que celles du tombeau et de la fête. Une deuxième avec une équipe réduite pour les scènes plus intimes avec Bou-Jeloud ou Aïcha Kandicha. Une dernière période de tournage, seulement Eric et moi, pour tourner toutes les scènes plus “oniriques” sans acteur.

Le village de Jajouka est très particulier : le haut est une zone dans laquelle est située la maison des musiciens et c’est le seul espace où l’on peut filmer les rites de Bou-Jeloud/Pan. Une ligne imaginaire sépare le village en deux, cette ligne s’étire entre la mosquée et le tombeau de Sidi Ahmed Sheikh ; en dessous de cette ligne nous n’avions plus le droit de tourner de scène avec Bou-Jeloud, car cet espace reste réservé aux rituels qui se rapportent à la religion musulmane comme ceux de guérison liés au saint Sidi Ahmed Sheikh.

La musique de Jajouka ne peut être jouée que par la seule famille Attar, les descendants du berger Attar qui reçut l’enseignement de la musique par Bou-Jeloud/Pan au moment de la formation du village. L’enseignement de cette musique se passe de père en fils depuis toujours ; le père, chef des musiciens, doit élire parmi ses fils celui qui lui succèdera pour continuer à enseigner aux autres musiciens les clés de cette musique et y dédier toute sa vie. Nous avons donc travaillé quasiment uniquement avec des membres de cette famille et seulement deux acteurs qui venaient de l’extérieur du village pour les rôles du fou et de celui de la jeune fille du début du film. Tous les autres acteurs étaient des musiciens et des membres plus ou moins lointains de la famille Attar qui vivent à Jajouka. La collaboration avec ces villageois s’est faite dans l’allégresse, le partage de l’énergie créative et la joie. Les gens du village extérieurs à cette famille ont été très discrets et sont toujours restés à l’écart du tournage, nous regardant travailler à distance, nous saluant de loin, continuant leurs travaux dans les champs, restant curieux et silencieux sans réellement tenter d’entrer dans notre travail.

 

Pourquoi le choix du Super 16mm ?

E.H. : Ce support s'est naturellement imposé pour ce tournage. Nous ne pouvions penser la rencontre de Bou-Jeloud et d'Aïsha que comme la rencontre de l'or de la lumière sur le sel d'argent du film. Nous sommes des “adorateurs” du film, jamais l'image n'est parvenue à un tel niveau d'excellence et de justesse, que ce soit pour le 8, le 16 ou le 35 mm. Jajouka a été un des derniers films tourné en Super 16, format malheureusement remplacé depuis par la vidéo. Un second facteur déterminant a été l'impératif de légèreté et de mobilité pour certains plans en caméra portée, qui auraient été impossibles à réaliser en 35mm, et qui nous a amenés à tourner avec une Aaton A-Minima.

M.H.  : Le cinéma est la lanterne magique d’Aladin, il en sort des choses que l’on désire mais que l’on ne peut pas réellement imaginer, c’est toujours une merveille de l’ordre du miracle que de voir des images développées et projetées. 24 images par seconde… et le reste est du rêve, une nuit qui transporte le film dans un scintillement magique, c’est cette force mystérieuse et poétique de l’image cinéma qui nous intéresse et qui transporte tout le film.

 

Comment décririez-vous le saut qui se produit entre vos films précédents, tels Royaume ou Bleu, et Jajouka ?

M.H. : Les films comme Royaume ou Bleu ont été tournés en 8mm cinéma, l’image possède une force magique, alchimique, issue de la fusion/surimpression des couleurs, des forces de la nature ; l’homme se désincarne dans la terre, dans l’espace, devient liquide, le microcosme devient le macrocosme et vice versa. Ces films que j’ai tournés seul sont réalisés en auto-filmage et possèdent tous cette vision obsessionnelle d’une métamorphose contemplative de l’être dans le soleil, dans le vent, dans l’œil de la caméra qui devient une sorte de deuxième sexe, qui me transporte dans cet état extatique de dissolution totale de mon esprit et de mon corps dans le film lui-même ; la caméra devient chair, l’image sang.

Dans Jajouka, le travail est totalement différent. Eric et moi nous nourrissons de nos expériences mutuelles dans l’image, nos deux visions sont métaphysiquement opposées. Eric a une vision qui passe par le ventre de la Terre et moi, qui se pulvérise dans l’espace et le feu du soleil. Ces deux forces s’entrechoquent, se conjuguent et donnent une vision “à quatre yeux” très particulière. Jajouka est le résultat de la réunion de deux mondes, deux êtres, deux éléments qui se fondent en un, par la fusion atomique de l’image et surtout de la pensée. Comme dans nos représentations théâtrales, c’est du combat que naît la création entre nous, la réunion se fait dans la danse envoûtante du filmage, de la mise en scène, une sensation de plénitude qui naît de l’éradication de tout questionnement, par la violence d’une vérité de l’œil qui s’impose à nous dans le tourbillon du choc des éléments qui nous entourent.

 

Sans du tout s’y inféoder, Jajouka renoue miraculeusement avec le souffle mythographique de certains films de Pier Paolo Pasolini, à la confluence des Repérages en Palestine et de Medea. On pense bien sûr aussi à Paradjanov, à José Val del Omar… Aviez-vous des repères dans l’histoire du cinéma ?

E.H. : Nous n'avions pas vu Medea de Pasolini avant le tournage du film. Je n'ai assisté à une projection que récemment et ça a été un choc, la proximité du thème, l'esthétique etc. Nous avons toujours adoré Pasolini (pour moi un frère de Garcia Lorca, par sa vie, sa poésie, son théâtre ou sa mort tragique) à l'égal du très grand Paradjanov. Les films de Paradjanov m'ont toujours beaucoup touché, notamment pour leur intemporalité. Il place la légende de nos jours, sans pourtant visuellement référencer ce déplacement. C'est maintenant et à tous les temps.

Que des esthétiques se rejoignent, cela tient plutôt il me semble du miracle, du miracle poétique, que de l'influence. Il ne pourrait en être autrement, les réponses étant souvent semblables aux mêmes questions... Le hiératisme des personnages vient de ce qu’ils sont des signes dans le monde. L'homme et la femme redeviennent signifiants, ils existent dans une chaîne cosmique, comme éléments d'une globalité, au-delà de toute psychologie.

M.H. : J’essaye de n’avoir aucun repère, aucune influence dans mon travail, d’être le plus nu et vierge possible, nous sommes tous traversés de milliers d’images qui restent dans notre mémoire, que ce soit du cinéma ou une image fugace sur notre chemin. Mon principal effort est d’être libre dans la création, d’essayer de toujours me renouveler, inventer d’autres mondes, donc de ne pas me laisser influencer par d’autres artistes. Je pense que les rites, les légendes, la musique, les vêtements, la lumière, les animaux, les décors naturels du village, donnent à ce film ce ton particulier qui se rapproche inévitablement d’une imagerie de conte des Mille et une nuits. Cela s’est imposé à nous sans que nous ayons essayé de le mettre en scène sous une forme prédéterminée. Ce film ressemble à un livre vieux de mille ans dont les pages sont creusées dans la terre de Jajouka.

 

Propos recueillis par Nicole Brenez, décembre 2013.

 

A voir www.etant-donnes.com