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Album photos

Album photos
Un film court tourné-monté, en douze plans et fondus au noir, exhumé dix ans après son tournage : après un diner, devant la caméra de Laurent Roth, la cinéaste Dominique Cabrera redécouvre des albums photos et se prête au jeu du commentaire. Au-delà de la réminiscence du passé, Ranger les photos interroge sur la production de nos archives privées et leur gestion.

Les albums photos peuvent s’analyser comme des biographies visuelles. Les photographies en elles-mêmes constituent des documents personnels au même titre que les lettres ou les journaux intimes ; leur assemblage sous la forme d’albums, légendés ou non, obéit à une structure et à des modes narratifs qui révèlent les intentions de leur auteur et font l’objet d’analyses psychologiques, sociologiques ou historiques. “La photographie privée est donc plus qu’un simple ensemble de photos ; c’est aussi une pratique culturelle, visuelle ; une pratique fréquente qui permet de s’approprier le monde visible, une manière individuelle en même temps que collective.” 1

 

La photographie est présente dans la vie quotidienne du plus grand nombre depuis la seconde moitié du XIXe siècle. L’étude des albums photos accumulés depuis lors permet d’analyser à la fois les méthodes de prise de vue et leur évolution, les conditions d’exposition des clichés et de leur transmission. Les photos privées sont tantôt posées, tantôt prises en instantané ; elles retracent des expériences variées, depuis la vie familiale ou amicale jusqu’au tourisme. “Leur but n’est pas de faire de belles images, mais de fixer des souvenirs des moments particuliers.” 1 Au final, la photographie privée peut être analysée sous trois aspects : “la façon de présenter les albums, l’image de ce qu’elle montre et la pratique de photographier et de poser.” 1

 

Ainsi, Pierre Bourdieu a-t-il interviewé, au milieu des années 1960, des photographes amateurs sur leurs pratiques et mis en évidence que le choix des événements et des manières de photographier n’était pas purement individuel. Il s’explique par l’habitus, les clichés ayant une fonction sociale, notamment pour affirmer l’identité et l’appartenance familiale  2. Depuis lors, de nombreuses études ont été menées pour analyser les photographies et les albums qui les regroupent. Conduites à partir de l’exploitation des archives ou sur la base d’interviews, elles s’intéressent au sens donné par les personnes elles-mêmes à leurs clichés et à leurs pratiques photographiques, de la prise de vue à la mise en forme des albums, cette dernière étant considérée comme un véritable travail éditorial. La présentation des photos sous la forme d’albums, en effet, tisse “des liens entre les photos et leur donne, par la série composée, un sens nouveau. Ainsi dans un album […], c’est la coexistence de plusieurs images sur une même page, sur une double page, ou dans l’ensemble de l’album, qui a cet effet pour la photo […]. L’atmosphère créée par les différentes présentations est donc un élément déterminant pour la réception des photographies.” 1

 

En l’espèce, se vérifie l’assertion d’Howard Becker, selon laquelle le sens de la photographie n’est pas donné par le cliché lui-même, mais par son contexte de présentation 3. Enfin, “l’album en tant que livre, produit deux effets […] : il donne accès à la biographie visuelle du propriétaire, si celui-ci le permet […] ; il suscite une attente de narration, structurée par une chronologie ou par des thèmes […]. Photographier et collectionner les photos devient, comme l’a dit Walter Benjamin, eine praktizierte Erinnerung, une mémoire pratiquée” 1.

 

légèreté de la photographie

 

A la faveur d’un déménagement, la réalisatrice Dominique Cabrera redécouvre ses albums de photos personnelles et les feuillette devant la caméra du réalisateur Laurent Roth. Quatorze petites minutes, douze plans courts pour cerner les rapports qui se nouent entre cinéma documentaire et photographie : Ranger les photos peut se regarder comme un de ces exercices d’analyse de mémoire pratiquée.

Cependant, qu’il soit l’œuvre de deux cinéastes (l’un filmant, l’autre filmée), a pour effet de ne pas le réduire à cette seule acception. Par sa brièveté, par la simplicité de son dispositif revendiquée explicitement dès ses panneaux introductifs 4, Ranger les photos aspire d’emblée à atteindre la légèreté de la photographie. “Faire des films comme on respire. Faire des films comme on prend une photo”, proclame Laurent Roth, qui fait écho aux propos tenus par Dominique Cabrera quelques plans plus tard : “Ce que j’aime dans la photo, c’est que c’est léger. Aussitôt dit, aussitôt fait, c’est presque un battement de cils – et puis en même temps, c’est grave, c’est là.”

 

Si la légèreté de la photographie est, de prime abord, d’ordre technique, l’image produite et proposée au regard porte l’empreinte des souvenirs enfouis, des visages familiers et des expériences vécues qui reviennent à la surface. Elle est également marquée par la prise de conscience du temps qui passe. La vision d’un cliché déclenche alors un processus de remémoration et d’évocation des circonstances de la prise de vue : “Là, c’était l’anniversaire de Victor, dans la maison où je n’habitais plus” ; “là, c’est une photo qui me fend le cœur encore aujourd’hui” ; “là, c’est mon père, j’aime bien cette photo. J’aime comme sur les photos, les visages deviennent innocents, souvent” ; même s’il arrive que l’on ait tout oublié du moment en question : “Là, je me demande à quoi je pensais…” La photographie permet de saisir les êtres et les choses comme pour mieux les retenir, elle est une fabrique de souvenirs et un antidote à l’érosion du temps : “Là, c’est des bobines de film que j’avais retrouvées dans la cave et que j’avais laissées pourrir […], des films que mon père avait ramenés d’Algérie, alors j’ai fait une photo pour me souvenir qu’ils avaient existé, mais on ne pouvait plus rien voir sur la pellicule.” Regarder une photographie, c’est retrouver la trace d’une expérience passée, reconstituer mentalement les images qui lui sont associées, remettre en marche une histoire vécue : “Ce que j’aime dans la photographie, c’est que c’est doux et puis c’est violent. Et puis, c’est quelque chose qui reste. Ça serre peut-être plus le cœur que le cinéma, la photographie.” Le cliché est grave et poignant parce qu’il fixe un moment avec intensité. Son puissant pouvoir d’évocation naît de son immuabilité. En apparence, la photographie semble s’opposer en cela au défilement de l’image animée, métaphore, par la nature de son procédé même, du défilement du temps.

 

du cinéma comme de la photographie

 

Pourtant, le lien entre photographie et cinéma ne se résume pas à cette simple opposition, car la production des clichés ou le feuilletage de l'album photos qui les relie entreouvre la voie à la fabrication d'un récit. Dominique Cabrera s'arrête ainsi sur une série de photographies prise alors qu'elle tentait de surmonter une rupture : “J'étais toute perdue – et en même temps, j'étais toute contente de recommencer à faire des photos. Je faisais des sortes de suites, je photographiais ce qu'il y avait autour de moi, ce qui comptait pour moi.”

 

Une autre série de clichés a été prise alors qu’elle montait son premier film : “J'essayais de photographier ce qui comptait, une chose après l'autre, j'étais en train de faire mon premier film, c'est le montage qui est toujours difficile pour moi.” La photographie s'offre alors comme un moyen de se réapproprier le réel environnant, à des fins de réassurance. En cela, elle contribue à la construction d'un récit personnel, qui peut déboucher sur un récit filmé : “J'ai photographié des tas de jacinthes, jusqu'à arriver à les mettre dans un film.” Pratique photographique et pratique cinématographique peuvent se rejoindre, pas seulement parce que la première serait le moyen de préparer la seconde, lors d’un processus d’expérimentation ou de repérage, par exemple, mais aussi parce que la pratique photographique imprégnerait et fertiliserait, en quelque sorte, la pratique cinématographique : “Un spectateur m'a dit : votre film, il ressemble plus à de la photographie qu'à du cinéma, et ça m'a fait plutôt plaisir. Finalement, il faudrait retrouver ça, du cinéma qui soit comme de la photographie, comme un jeu.”

 

La notion de jeu renvoie sans doute, là encore, à la légèreté à laquelle est associée toute activité ludique, mais aussi à d'autres attributs : l'existence de règles que l'on se fixe, fussent-elles simples (à l'image de celles qui président à la réalisation de Ranger les photos) ; l'assemblage de divers éléments qui permet d’atteindre la finalité du jeu (à l'image des lettres d’un jeu de scrabble qui composent le générique de fin) ; la médiation de la parole, enfin, par laquelle le jeu devient récit. La parole en effet irrigue le film dans ses différentes manifestations, entre commentaires de l'album photos feuilleté, remémorations des événements dont les clichés constituent la trace, et narration fragmentaire d'un parcours à la fois intime et professionnel, dans lequel la pratique cinématographique aspire à rejoindre la pratique photographique.

 

Méditant sur son métier d'écrivain, qui le conduit à nourrir ses fictions de ses propres expériences vécues, Mario Vargas Llosa s'interroge : “Qu'y a-t-il derrière cette incessante transmutation de la réalité en récit ? Est-ce la volonté de sauver du temps dévorant certaines expériences qui me sont chères ?” 5 Fabriquer un album photographique est une autre manière de bâtir un récit contre l'oubli. Toutefois, il n'est pas rare qu'une fois achevé, on l'oublie sur une étagère ou dans un carton et qu’on le redécouvre plus tard. Ranger les photos a été tourné en 1998, à l'occasion de la redécouverte par Dominique Cabrera d'un de ses albums photos, pour être oublié à son tour par ses auteurs et refaire surface onze ans plus tard : tout se passe décidément comme si ce film était parvenu à rejoindre la photographie.

 

Eric Briat, décembre 2012.

 

 

Nora Mathys, La photographie privée : une source pour l’histoire de la culture visuelle, intervention présentée dans le cadre du séminaire Les images entre histoire et mémoire, EHESS – INHA, 31 janvier 2008.

2 Pierre Bourdieu (dir.), Robert Castel (dir.), Luc Boltanski et Jean-Claude Chamboredon (préf. Philippe de Vendeuvre), Un art moyen – Essai sur les usages sociaux de la photographie, Paris, éd. de Minuit, coll. Le sens commun, 1965.

Howard S. Becker, Sociologie visuelle, photographie documentaire et photojournalisme : tout (ou presque) est affaire de contextein Communications, 71, 2001. pp. 333-351.

4 “Une règle : douze plans, avec fondu à l’ouverture et fondu à la fermeture. Le film sera la bande tournée ce jour-là. Sans s’arrêter. Sans revenir en arrière.”

Mario Vargas Llosa, Le pays aux mille visagesin De sabres et d’utopies, Gallimard, Paris, 2011, p. 46.