Le montage comme une partition
Delphine, en me demandant de mener cet entretien avec toi à propos, principalement, de ton dernier film, La Peau sur la table, tu n’ignorais pas que je ne suis ni critique de cinéma, ni critique musical. Par acquis de conscience, je t’ai toutefois rappelé mon ignorance de ces deux champs, et plus encore, si c’est possible, du domaine de la musique contemporaine. C’est donc avec un critique d’art que tu as choisi de t’entretenir. C’est de ce point de vue, en effet, que je connais ton travail, la plupart de tes films et tout particulièrement La Trace vermillon 1, Tout entière dans le paysage 2 et aussi Ul. Stawki, que j’ai présenté dans une exposition 3. Ces trois films posent, chacun à sa manière, des questions concernant l’identité, la mémoire, le paysage et, plus profondément encore, ils sont hantés par l’idée de la disparition. Michel Chaillou a écrit un beau livre qui s’appelle Le Sentiment géographique 4. Je crois que ce sentiment est fondamental chez toi, y compris dans ce film dont nous allons parler. Dans Tout entière dans le paysage, tu dis : “Je sais aujourd’hui que la géographie de mon enfance est fragile.” Quand j’ai vu ce dernier film, La Peau sur la table, j’ai été très impressionné par Bernard Cavanna lui-même, son charisme, son extrême densité, par cette manière incroyable qu’il a de faire de sa musique le cœur de sa vie et de son être ; de son être et de sa vie, le cœur de sa musique. Mais c’est peut-être la fragilité de ce sentiment géographique qui vous relie tous les deux. Le premier entretien que nous avons eu au sujet du film, c’était à la terrasse d’un café parisien ; et nous y avons parlé presque exclusivement de la personne Cavanna ; pas, ou peu, de ton film. C’était sans doute, sinon nécessaire, du moins inévitable. Mais les dieux de la critique veillaient et ils intervinrent d’une fort jolie façon : le téléphone portable qui était censé nous enregistrer ne fonctionna pas. L’essentiel de l’entretien qui va suivre, nous l’avons réalisé par Skype, toi à Johannesburg où tu vis en ce moment et moi en France. J.-M. H.
Comment vous êtes-vous rencontrés Bernard Cavanna et toi ?
C’était il y a quelques années alors que j’étais étudiante au Fresnoy/Studio national des arts contemporains. Bernard Cavanna y était professeur invité et le jour de la rentrée, il nous présenta son travail. J’ai éprouvé une très forte émotion à écouter sa musique dans l’amphi du Fresnoy. Un peu plus tard, je lui ai demandé de me trouver une musique pour une installation que je réalisais (Ce qui nous traverse). Il m’a alors proposé de recomposer pour Chantal Santon, la chanteuse avec qui je travaillais, un air de son opéra Zaïde-actualités. L’idée de cette pièce, c’est de reprendre l’opéra inachevé de Mozart, Zaïde, comme pour…terminer le travail. Dans le même temps, j’avais conçu une installation vidéo autour de Messe un jour ordinaire, sa pièce interprétée par l’Orchestre national de Lille et présentée au Fresnoy : en articulation avec l’orchestre, deux écrans vidéo diffusaient par moments l’image et le son de la violoniste Noëmi Schindler. Il n’y avait pas de violoniste soliste sur scène. Ce fut comme une pièce pour écran et orchestre ! Très vite j’ai senti que lui et moi, on faisait quelque chose de semblable quoique dans des médiums différents ; l’un et l’autre, en effet, hantés par la peur de la disparition ; l’un comme l’autre un peu à la marge aussi.
Je me demande si ce qui vous lie également, et c’est ce qui provoque cette terreur de la perte, de la rupture, ce n’est pas précisément l’importance que l’un comme l’autre vous accordez au lien. C’est un leitmotiv dans le film, dans ce qu’il dit, dans ta manière de le capter.
Les traces m’importent également. C’est le sujet de Tout entière dans le paysage, mais aussi de Ul. Stawki où je filme en plan fixe une façade d’immeuble à Varsovie, devant lequel finit par apparaître un homme tirant un rouleau de jardinier, comme pour effacer toute trace au sol. Il se trouve qu’il s’agit du cœur géographique de l’ancien ghetto rebâti selon les canons architecturaux des “démocraties populaires”. Dans Tout entière dans le paysage, on voit aussi un tracteur qui épand du fumier sur le terrain même de l’ancien camp d’internement du Vernet, dans le Sud de la France, comme si la nature engloutissait la mémoire. Et c’est bien de cela qu’il s’agit puisqu’il a fallu que je dépasse la trentaine pour savoir, par les livres, que les paysages de mon enfance avaient été le décor de camps de déportation de l’administration française. Que le camp de Rivesaltes, par exemple, après la guerre, a reçu des collabos, puis des harkis, et, à l’époque même où je filmais, était devenu un camp de rétention pour les migrants. Tout ça croise ma propre histoire, évidemment, ce sentiment d’exil, ma mère partant en mission humanitaire en Inde (La Trace vermillon). Toujours cette peur de la perte. Reconstruire le lien avec ma mère, faire que cela existe à nouveau. Mon premier film, quand j’étais encore à l’Ecole Louis Lumière, s’appelait Mémoires. C’était un film de photographies, marqué par La Jetée de Chris Marker. Il montrait une famille indienne installée à Grigny que, petite, j’avais croisée en Inde… Je suis persuadée, quand il faut parler du réel, qu’au moins dans mon travail il faut partir de l’intime. C’est aussi ce que fait Bernard Cavanna.
Dans La Peau sur la table, l’une des rares fois où l’on entend ta voix (voix off qui était centrale dans La Trace vermillon et dans Tout entière dans le paysage), c’est précisément pour évoquer le lien à la vie, au réel. Il s’agit aussi de la construction de soi, chez toi, chez Cavanna. Et dans ce film, il me semble que tu as cherché l’expression cinématographique de cela, dans le cadrage par exemple.
Tous les jours de ma vie, je filme les plus petites choses qui me touchent. Et quand je tourne, je tiens tout le temps la caméra. Différemment de mes cadreurs qui eux sont formés pour ça… Mais je sais que je dois passer par le biais du cadre et de la caméra pour voir des choses que je ne vois pas autrement. Ensuite, au montage, je trie ; parfois je garde des plans à moi, cela dépend de ce que je veux dire.
Revenons, si tu veux bien, à La Peau sur la table. Quel est le sujet de ce film ? Et pourquoi ce titre ?
Ah, je sais que vous n’aimez pas ce titre, comme d’autres titres de mes films d’ailleurs… La Peau sur la table, ça vient d’Henri Dutilleux, c’est un mélange d’une phrase de Bernard Cavanna qui reprend Céline et de Dutilleux qui cite Van Gogh. C’est, à propos de la création, entre “sortir ses tripes” et “y laisser sa peau”. Je ne sais pas quel est le sujet de ce film. Quand j’ai rencontré la musique de Bernard, je ne voulais pas faire un film sur un musicien, je trouve que la musique produit par elle-même ses propres images. J’ai vraiment réfléchi à ça et la première question a été : comment vais-je filmer la musique ? La deuxième question a été de savoir comment je vais faire son portrait. Car l’origine de ce film, c’est une demande de Cavanna. Etant donné que, mise à part l’aide de la Sacem nous l’avons financé tous les deux, je l’ai réalisé dans une grande liberté. En fin de montage, on s’est engueulé Bernard et moi, car il voulait entrer dans la salle de montage et participer à l’élaboration du film. Je lui ai dit : “En parlant de toi, je parle de moi, donc c’est pour ça que tu ne peux pas intervenir.”
Ce que je veux dire dans le film, je n’en sais rien du tout ! J’ai essayé de parler de ce que je ressentais face à lui, face à ce qu’il était, face à sa création musicale. Ce qui a été très important pour moi, par rapport à la captation de la musique, c’est l’idée de considérer l’orchestre comme une vaste machine organique ! Et de s’intéresser à ce que nous, auditeurs dans une salle de concert, nous ne pouvons pas voir, tous ces petits gestes auxquels on ne peut pas accéder, celui de l’instrumentiste qui est en suspension en attendant le coup de baguette du chef… Je trouve ça magnifique, c’est comme de la danse ! C’est de la sculpture aussi. D’ailleurs Cavanna dit à un moment dans le film : “La musique, c’est une sculpture qui est dans le temps.” Être au plus proche d’eux. C’est pour ça que j’ai toujours laissé les autres cameramen dans le champ. Je m’en fiche car ce qui est créé, c’est ce moment-là où on est tous en train de vibrer avec la musique ; donc tout ce qui l’entoure, que ce soit les instruments, les musiciens, les chanteurs, et donc les cameramen, de fait, en font partie. C’est un moment de musique, et ce n’est pas quelque chose de mécanique. Pour moi, c’était très important de s’approcher de la source du souffle, jusqu’aux déformations du corps, la trace que laisse la corde sur les doigts, les corps qui souffrent à force d’être tendus et se détendent après. Et puis surtout, ne pas montrer ensuite au montage le moment où l’instrument résonne, parce que ce n’est pas forcément là que se jouent les choses, mais plutôt dans les attentes, dans les silences des autres instruments.
D’une certaine façon, la musique se regarde aussi. Et puis il y a cette organicité des instruments, des corps. Cela m’a beaucoup frappé dans le film, cette dimension charnelle, érotique, parfois même sexuelle de l’extrémité du corps qui s’approche de l’instrument de musique, du doigt sur la corde, de la main sur l’archet, de la bouche qui prend l’anche. Et ce qui traverse le corps et le visage d’une chanteuse, c’est très beau également.
Isa Lagarde qui chante Schubert est une soprane exceptionnelle en ce sens qu’à la différence de beaucoup d’autres à la voix également sublime, elle n’avance pas son ego, mais laisse voir la musique à travers elle. Noëmi Schindler est comme ça aussi, elle est très terrienne, très rivée au sol. Comme le dit Bernard, c’est un fauve. C’est d’ailleurs le titre d’une pièce qu’il a écrite pour elle. Et je la trouve absolument bouleversante dans cette façon de jouer de douceur et de violence.
Ce qui frappe dans le film, encore une fois, c’est l’intensité. L’intensité de tout ce que tu montres. Évidemment ça tient d’abord à l’intensité du sujet qu’est Bernard Cavanna, car il est très dense, mais très doux en même temps, ce qui est troublant. Mais il n’est pas le seul, tous les gens qui interviennent dans le film le sont aussi, Georges Aperghis, Vincent Manac’h, Gérard Condé… C’est la présence de Cavanna qui confère à ses interlocuteurs cette densité, mais également la manière très intense dont tu les filmes.
Le montage y est aussi pour beaucoup, Jean-Marc. Il y a énormément de plans dans mes films et le montage est un très long travail.
Ton film est une orchestration de plans, une identique organicité…
Un montage, c’est comme une partition. C’est pour cette raison que je commence par monter seule pendant des semaines, des mois parfois, avant d’être rejointe, comme ici sur ce film, par Guillaume Germaine, un monteur magnifique, très musicien. À chaque séance, j’ai besoin de revoir tout ce que j’ai monté la veille. Je ne peux pas être dérangée car c’est le moment où tout se construit, où tout se tisse, où tout se répond. Ce n’est jamais mécanique. Je filme énormément ; j’ai des centaines d’heures de rushes pour chaque film. Je ne dis jamais : ce plan, ça va être ça ; j’attends et je filme en attendant qu’il se passe quelque chose. Trois cents heures de rushes concentrées en une heure et demie de film, ça explique peut-être pourquoi ça paraît dense ! J’adore le montage alors que le tournage m’est plus difficile. C’est quand je suis seule avec mes images et mes sons que j’arrive à exprimer quelque chose, que je trouve le sens. Cela dit, il m’arrive quand même de “diriger” le tournage. Par exemple pour le concerto pour violon, je savais ce qui allait être retenu à la fin : des images de la violoniste, seule, face aux masses d’instruments. Et puis je suis aidée par une équipe de cadreurs exceptionnels. C’est compliqué quand on travaille à partir de ou autour de l’intime, il faut se méfier de certaines idées fausses. Par exemple, certains pensent qu’une petite caméra suffit, et que même pas de caméra du tout ce serait encore mieux (rires) ! Mais ce n’est pas comme ça que ça marche : c’est le dispositif qui rend les choses possibles, qui déclenche ce qui doit advenir ; c’est parce qu’il y a des micros et des caméras qu’il se passe quelque chose !
Cela m’évoque le rôle de la contrainte dans la littérature, dans l’art aussi parfois, le rôle des dispositifs, de ce qu’on pourrait appeler les règles du jeu. Je pense bien sûr à Georges Perec et aux rhétoriqueurs de l’Oulipo. Mais surtout à Perec qui me semble très présent et chez toi et chez Cavanna. C’est par le moyen des contraintes qu’il a pu donner forme à l’indicible sans tomber dans le pathos, sans noyer sa parole. Dans La Peau sur la table, quand tu filmes la visite de Cavanna à sa maison d’enfance qu’on est en train de démolir, l’ombre de Perec est évidente !
Perec est très important pour moi. Pour La Trace vermillon, et plus encore pour Tout entière dans le paysage. Au moment de la réalisation de ce film, j’ai rencontré Robert Bober et nous avons beaucoup parlé ensemble. Et quand j’ai monté le dossier pour La Peau sur la table, j’y ai placé une phrase de Perec.
C’est étrange que tu évoques Robert Bober alors qu’on parle de Bernard Cavanna. Je me souviens que celui-ci habite en haut du parc de Belleville. Cette rue Vilin, où Perec a passé les cinq premières années de sa vie avant que sa mère qui y tenait une petite échoppe de coiffeuse ne soit déportée et assassinée à Auschwitz, et que Bober a filmée 5, se terminait là-haut, tout près donc de chez Cavanna. Dans La Peau sur la table, on sent très souvent l’importance de “là d’où l’on vient” et comment on se construit par rapport à ça. C’est très perecquien. Quand Aperghis lui demande s’il vient d’une famille de musiciens, il répond que non, que son père aimait Tino Rossi et que sa mère était femme de ménage. Chez toi aussi, c’est essentiel cette question de la construction de soi à partir de ses improbables sources. Mais en parlant de ça, je ne sais plus s’il est encore strictement question du film, de Bernard Cavanna ou bien de toi. C’est un peu troublant, cette oscillation, cette hésitation…
Perec et Bober ont fait ensemble Récits d’Ellis Island [1979]. Encore des histoires d’exil… Il y a un passage de Perec qui me suit partout, que je relis sans cesse, la fin de Espèces d’espaces 6 :
“J’aimerais qu’il existe des lieux stables, immobiles, intangibles, intouchés et presque intouchables, immuables, enracinés ; des lieux qui seraient des références, des points de départ, des sources : Mon pays natal, le berceau de ma famille, la maison où je serais né, l’arbre que j’aurais vu grandir (que mon père aurait planté le jour de ma naissance), le grenier de mon enfance rempli de souvenirs intacts…
De tels lieux n’existent pas, et c’est parce qu’ils n’existent pas que l’espace devient question, cesse d’être évidence, cesse d’être incorporé, cesse d’être approprié. L’espace est un doute : il me faut sans cesse le marquer, le désigner ; il n’est jamais à moi, il ne m’est jamais donné, il faut que j’en fasse la conquête. […]
Écrire : essayer méticuleusement de retenir quelque chose, de faire survivre quelque chose : arracher quelques bribes précises au vide qui se creuse, laisser, quelque part, un sillon, une trace, une arque ou quelques signes.”
Propos recueillis par Jean-Marc Huitorel, juin 2011.
1 Documentaire, 2002, 82’. Riff Production. Diffusion Arte. Prix Louis Marcorelles et mention spéciale du Prix du patrimoine au festival du Cinéma du réel, Paris, 2003.
2 Documentaire, 2006, 58’. Production Le Fresnoy/Studio national des arts contemporains.
3 Mimetic, Centre d’art de l’Yonne, Communs du château de Tanlay, 2007.
4 Editions Gallimard, 1976.
5 Catalogue Images de la culture : En remontant la rue Vilin, de Robert Bober, 1992, 48’.
6 Editions Galilée, 1974.