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Le petit théâtre d’un monde qui bascule

Le petit théâtre d’un monde qui bascule
Artiste plasticienne, Alexandra Pianelli réalise avec Le Kiosque un de ses tout premiers films. Dans un kiosque à journaux familial de l’ouest parisien, elle filme sur plusieurs années tout en y travaillant. La clientèle diverse dont émergent des personnages et des situations se fait théâtre de la société, tandis que se révèle la précarisation d’une profession en voie de disparition. Véritable veduta sur un monde qui bascule, ce huis clos travaille avec ingéniosité une multitude de supports et de dispositifs lui conférant un charme et une sensibilité indéniable. Entretien, par Joffrey Speno.

Vous expliquez au début du film être artiste plasticienne et venir travailler avec votre mère tenant un kiosque à journaux. De quelle manière est née et sest développée lenvie de faire un film dans ce cadre ? Comme si la pratique artistique résistait et devait obligatoirement resurgir dune manière ou d’une autre.

 

Oui, elle résiste toujours ! Ou simplement elle surgit partout, à n’importe quel moment. Lart et la vie se côtoient à chaque instant, comme un jeu, une discussion, une rencontre. Avant de rejoindre l’équipe du kiosque en 2008, je venais de terminer un essai vidéo qui s’appelait Fenêtres sur cour (Quelque chose de Tennessee). Un film réalisé sur mon lieu de travail où l'on me voit en train d’apprendre un métier, l’exercer et tenter d’en dresser un portrait en le filmant… la plupart du temps derrière une fenêtre. Quelques mois plus tard, fraîchement diplômée des Arts décoratifs de Strasbourg et en quête d’un job alimentaire pour payer mon loyer parisien, je suis venue aider ma mère au kiosque… et j’y suis restée six ans ! Postée des heures derrière ma caisse, j’ai été frappée par cette fenêtre ouverte sur ce bout de trottoir. Je voyais le monde défiler dans un cadre, un cadre idéal pour faire un film. Je me retrouvais une nouvelle fois en train d’apprendre un métier et d’observer le monde derrière une fenêtre. L’idée d’entamer une série de films sur le travail s’est imposée à moi, où, ici en tant que vendeuse et réalisatrice, je suis partie prenante et témoin. Réaliser un film à partir dun job alimentaire (ou inversement : choisir un job alimentaire en vue dun film à faire) me permet de ne plus me diviser entre recherche de moyens pour vivre et temps de création. Cest aussi une manière de questionner le statut de plasticien, ou simplement den jouer, de linventer.

 

La forme est dailleurs composée de divers supports et dispositifs : les différentes caméras (subjectives, au téléphone porté ou posé), mais surtout des maquettes et collages, ainsi que des dessins… comment avez-vous pensé leur répartition et leur articulation ?

 

Ça a été un joyeux bricolage ! Toute cette matière hétéroclite accumulée au fil des années est le fruit d’une longue immersion et d’une série d’expérimentations, dans le kiosque et plus tard au moment du montage. Le défi était de faire un film avec tout ce que javais sous la main, cest à dire quasiment rien, à part du papier et mon téléphone. Je voulais faire un film à l’image d’un journal papier : consigner divers fragments de réalité dans une même entité, par le biais du collage. Un journal filmé en quelque sorte. De 2008 à 2014, j’ai noirci une multitude de carnets pour y consigner les ficelles du métier, dessiner des schémas de toutes sortes et les visages des clients habitués (pour me rappeler aussi les revues qu’il fallait leur mettre de côté). J’ai filmé en cinéma direct pendant six ans. Ce dispositif amateur me permettait de ne pas ralentir la cadence du métier et de ne pas impressionner les clients avec un gros dispositif technique. Néanmoins, j’ai customisé mon téléphone avec différents pieds et objectifs, et tourné des images en GoPro fixée sur mon front. Le film sest ensuite écrit au montage, beaucoup plus tard, fin 2018, en parfaite collaboration avec ma monteuse, Léa Chatauret. Au dérushage, il nous est apparu évident qu’il manquait des images pour parler de la crise de la presse. Il m’a alors fallu redoubler d’astuces pour aborder les enjeux de cette crise, sans image et sans kiosque (puisqu’il n’existait plus), et sans devenir informative. Jai alors décidé de tourner de nouvelles images en créant un faux kiosque chez moi, ce qui me permettrait d’ajouter des séquences dites tutorielles, à la façon dun professeur Tournesol, expliquant les difficultés du métier. Pour ce décor, j’ai réalisé un nombre incalculable de fausses affiches, de faux journaux et des maquettes en carton. Ainsi se sont glissées ces séquences de pure fiction. Je voulais que ces mises en scène soient au service de la narration, qu’elles puissent créer l’illusion sans jamais nous faire sortir du kiosque. Il a fallu faire un vrai travail de broderie pour trouver un équilibre entre toutes ces séquences et définir une juste temporalité pour le film. On s’est par exemple attaché à recréer des journées, suggérer les saisons qui passent. Au fil des jours, le kiosque est devenu le laboratoire d’un film en train de se faire. Entre deux échanges avec les clients, je dévoile un nouveau dispositif, parfois pour faire rire, parfois pour créer des respirations, puis progressivement pour ancrer le film dans une atmosphère plus grave.

 

Quelle histoire sagissait-il de raconter ? La dramaturgie est me semble-t-il traversée par le montage des dispositifs, le récit du quotidien porté par votre voix, les échanges avec les clients, des interventions musicales.

 

Je propose au spectateur de venir me rejoindre derrière la caisse de ce kiosque à journaux. Un prétexte pour dresser le portrait dune profession méconnue, en voie de disparition, que ma famille a exercée pendant près de cent ans. C’est pour moi une manière de lui rendre hommage. La narration sest tissée autour du personnage de ma mère. Elle est le fil rouge qui permet de plonger progressivement le film vers la crise. Donner à voir les conditions de travail, mais aussi faire place aux lecteurs sans qui les kiosques n’existeraient pas. La narration emmenée par ma voix - tantôt hors champ, tantôt off - nous conduit dun bout à lautre de mon expérience, de mon arrivée jusqu’à mon départ, suite à la retraite anticipée de ma mère. La voix off nous a permis de lier les divers dispositifs. Pour conserver l’esthétique brute du film et éviter de plaquer une voix trop écrite, j’ai rejoué a posteriori des scènes que j'avais vécues des années auparavant. Cette nouvelle voix, enregistrée au présent, intégrée à mes interventions hors champ, est tour à tout impreceptible ou créé le trouble entre réel et écriture du réel. Le son direct et mes interventions en off sont associés à une bande sonore D’Olaf Hund, pensée autour de deux axes : lhabillage sonore, avec pour référence le bruitage des films de Jacques Tati ou de Sacha Guitry pour mettre un détail en valeur et conférer une dimension burlesque au film (notamment pour les séquence tutos), et un thème central naïf et léger (comme une naissance progressive au monde) qui devient plus froid et plus expérimental au fil du film (la fracture entre monde papier et monde numérique).
 

Lhéritage familial est très présent : les traces de doigts dans les bacs à pièces, la présence de votre mère… Y a t-il pour vous une portée plus large à cette chronique personnelle ? Louverture du film, depuis lintérieur du kiosque, et la fin qui le voit démonté et disparaître suggèrent la fin dune époque, dun métier.

 

Il m’était impossible de faire ce film en faisant l’impasse sur la dimension familiale ou cette idée de filiation. Je suis à lextérieur, dans lespace urbain, mais je me sens paradoxalement à lintérieur, chez moi, dans mon espace. Les murs sont familiers, ma famille y a passé sa vie. Leurs pas ont poli le sol. Les traces de leurs doigts et dautres gestes répétitifs ont creusé des empreintes dans le mobilier. Le film est à l’image du lieu. Il mêle des scènes à caractère intime (famille, confidences de clients…) et des images publiques de la rue. L’ouverture et la fermeture du kiosque sont le reflet d’une manutention journalière considérable, qui se répète avec la même précision et aux mêmes horaires. Pour le film, je n’en ai gardé que la dimension symbolique : l’installation d’un petit théâtre qui naît sous nos yeux et qui tout aussi vite disparait. J’ai demandé à Olaf de rejouer une sorte de Zarathoustra [de Richard Strauss] pour l’ouverture du rideau au début du film. Cette référence potache à 2001, l’Odyssée de l’espace est une fausse promesse d'un grand film d'aventures en 4K ! Mais bien sûr, il y est question de mort. Il ressemble plus à une comédie dramatique qu'à un film d'action : c'est la fin d'une saga familiale, la fin d'une communauté réunie autour d'un kiosque, et certainement un nouveau tournant pour la presse. La fracture entre monde papier et monde numérique est manifeste à l’écran. Je filme les supports (journaux, magazines, poste de radio, téléphone...) et je mentretiens avec les lecteurs sur cette nouvelle ère dominée par limmatériel. Cette fracture est aussi générationnelle et lon mentend prodiguer des conseils techniques aux plus âgés, dans une sorte de tentative de réconciliation de ces deux mondes.

 

Excepté une excursion furtive et la fin, le film se déroule en huis clos. Vous documentez cet espace en larpentant, en exprimant son exiguïté, jusqu’à parler de la solution du pisse-debout car il ny pas de toilettes. Pouvez-vous expliquer ce choix de ne pas en sortir ? 

 

Dans un kiosque, il est question de territoire. En tant que vendeur, on observe tout en étant observé, on fait partie du décor. On est aux aguets, on se fait parfois prendre en otage par un client bavard, on donne le change. Tout au long du film, ce territoire devient un objet d’étude pour mon personnage qui s’improvise sociologue, ethnologue. Puisque j’étais enfermée neuf heures par jour, j’ai décidé de filmer du point de vue inversé que les clients ne connaissent pas : derrière la caisse. Un endroit extrêmement restreint et aux conditions sommaires : poussiéreux, dépourvu de point deau, où lon respire le papier et la pollution, où lon porte chaque jour des tonnes à bout de bras, où lon ne cesse de se cogner et de se couper. Avec les réveils matinaux et les intempéries, à long terme, le corps est mis à rude épreuve. Tenter de se mouvoir et de trouver sa place parmi les présentoirs qui débordent n’est pas chose aisée. Des choses simples, triviales, comme avoir chaud, froid, soif ou encore ne pas pouvoir aller aux toilettes des heures durant, confèrent à l’expérience une dimension animale : on est réduit à notre petite condition. Le huis clos est donc devenu naturellement une des règles du jeu. Cest pour rendre compte de lexiguïté de cet espace, et de la nécessité de sen échapper mentalement pour pouvoir le supporter, que le récit en cinéma direct est parsemé de projections mentales qui sy intègrent par le biais de jeux à l’image ou de dispositifs.

 

Les clients sont de véritables personnages. Était-il difficile de les filmer ? Vous deviez avoir une multitude dhistoires, de rushes. Quavez-vous voulu dessiner avec ce que vous avez gardé ? Cest peut-être aussi à cet endroit que le kiosque s’érige en une métonymie de la société.

 

Un kiosque à journaux est un formidable vecteur de rencontres. S’entretenir avec des gens de toutes classes sociales, de toutes nationalités, comprendre leurs habitudes et nouer chaque jour avec eux une relation particulière fait partie du métier. C’est de là qu’il en tire toute sa beauté et sa richesse. Au tournage, déjà, se dessinaient les personnages du film : ma mère la gérante et les habitués. Ceux-ci, amusés de voir en moi la quatrième génération de cette saga familiale, m’ont tout de suite adoptée. La complicité s’est donc vite installée et m’a permise de les filmer facilement. J’étais étonnée de constater qu’ils adoraient ça. Une aubaine pour moi qui aime filmer lautre, celui quon n’a pas vu même si on est à côté. J’ai donc beaucoup filmé la rencontre, autrement dit la relation sous toutes ses formes, du rapport sympathique à la confrontation. Filmer les clients sur plusieurs années ma permis de construire la narration comme une série. Nous n’avons gardé que les séquences qui pouvaient se développer dans le temps. Il reste des heures de rushs merveilleux qui n’ont pu trouver leur place car trop anecdotiques dans l’ensemble du film. Le récit se fait donc le reflet dun apprentissage dun métier mais aussi dun rapport au monde.

 

Il y a le surgissement du décès de Damien. Le traitement pudique nen fait pas moins un événement fort et surprenant du film, et on le devine, dans la vie.

 

Cette rencontre a été très marquante pour moi. Je me suis sentie privilégiée de pouvoir nouer cette relation qui naurait sûrement pas été possible ailleurs. Damien était un de nos clients habitués. Il venait m’acheter son journal à crédit, je rechargeais son téléphone, lui avançais de l’argent et lui nous protégeait des agressions en tout genre. C’était son territoire. Quand je rentrais chaque soir, lui restait dormir sur ce trottoir. Un matin, il a été retrouvé inanimé avec une blessure au crâne. Ça a été un choc. Son personnage est annonciateur de la fin du film. C’est à son décès que la narration bascule.

 

Certains échanges avec les clients ainsi que le contexte social qui fait irruption donnent une teinte politique au film. Vous nhésitez pas à vous exprimer à certains endroits non sans une certaine ironie : énumération des journaux d'extrême droite, évocation de la Manif pour tous, “on nage en eaux troubles là” lorsque deux hommes tiennent par exemple des propos misogynes. Comment avez-vous travaillé cette portée ? 

 

Un kiosque est une caisse de résonance de lactualité, une petite agora pour débattre des grands enjeux de notre époque : la crise, limmigration, le chômage, le réchauffement climatique, les mariages princiers...  Il est un poste dobservation dune certaine société française. Au fil des ans, jai vu quadrupler les ventes de journaux dextrême-droite, jai vu la place Victor Hugo devenir un point de ralliement pour les opposants au Mariage pour tous, et Islam, le vendeur de fruits bangladais, se faire conduire au poste de police de plus en plus souvent. Je voulais évoquer ces sujets forts et trouver une manière de dépeindre le climat d’une époque. Faire le portrait de ce métier, c’est aussi faire celui de ce quartier, d’une génération vieillissante. En tant que vendeuse, je ne pouvais pas mettre mes convictions en avant. L’humour a été ma technique de survie pour trouver la bonne distance. Dans le film, cette voix subjective tantôt amusée, mal lunée ou encore didactique, fait du spectateur son complice et son confident. Elle impulse et porte le récit, se fait le relais de ma découverte du métier, de mes interrogations, de ma retenue.

 

Propos recueillis par Joffrey Speno, octobre 2020.