Ville fantôme
Comment s’opère votre collaboration ?
Nous collaborons ensemble depuis maintenant dix ans ! D’abord sur un film documentaire de Frédéric (Sakhaline, 2006). Depuis notre premier film cosigné (Un Dimanche à Pripiat, 2006), nous avons réalisé ensemble cinq autres films. Concrètement, nous faisons tout ensemble, le choix du sujet (qui est souvent déterminé par un lieu), le tournage, le montage et même la promotion ! Nous faisons ça avec des bouts de ficelles, sans producteur, et ça aussi c’est un choix. Comme nous partageons les mêmes goûts pour pas mal de choses, notre collaboration est assez simple, ce qui est rare.
A quel moment avez-vous pris connaissance de l’histoire de cette ville et quel a été le point de départ du film?
Nous avons découvert Gary fin 2012. Ce qui nous a attiré en premier lieu c’est le fait que Gary est une ville jeune (fondée en 1906), emblématique du rêve américain, construite par et pour l’industrie métallurgique, et qu’elle s’est effondrée, certes comme beaucoup d’autres villes, aux Etats-Unis et ailleurs dans le monde, avec le déclin de cette industrie, ou du moins sa transformation. Mais ce qui la caractérise par rapport à d’autres villes, c’est son histoire tragique liée au racisme et à la ségrégation à l’égard des Afro-Américains. La fuite des Blancs après l’élection du premier maire noir (Richard Hatcher) en 1967 a été l’élément central dans l’écriture du film : comment le racisme a pesé sur le destin de Gary, jusqu’à aujourd’hui ; pourquoi la désindustrialisation et les facteurs économiques ne sont pas seuls responsables de l’état de la ville aujourd’hui.
Existe-t-il selon vous le moindre espoir que Gary retrouve un jour un semblant de renouveau économique ou est-elle vouée à rester en friche ?
Difficile de prévoir ce qu’il adviendra de Gary. Il faudrait d’abord que l’image de la ville change dans la région. Les habitants sont dynamiques et ils aiment leur ville malgré les difficultés. Le problème vient plutôt de la façon négative dont est perçue Gary dans les villes alentour. Dans le film, un homme dit que Gary n’a pas besoin de renaître mais plutôt de se réaliser. Les choses changeront sans doute, comme à Détroit. Et ces changements viendront certainement d’initiatives individuelles, d’associations, de groupes d’habitants de la ville plutôt que de politiques mises en œuvre par la ville. Cela a déjà commencé depuis notre séjour en 2013.
Les villes abandonnées ou en ruines font désormais l’objet d’une esthétique à part entière, souvent dissociée du contexte social et politique. Vous êtes parvenus à contourner cette vision convenue et inconséquente du ruin porn pour donner avant tout la parole aux habitants. Comment avez-vous procédé pour recueillir les témoignages ?
De façon très simple. Chaque jour, nous étions dans les rues de Gary, souvent à pied, chose pas très banale au pays de la voiture. Quand nous rencontrions quelqu’un, nous expliquions notre projet et lui demandions s’il voudrait nous parler de Gary. Nous sommes entrés dans des magasins, nous avons abordé des gens devant leur maison, dans leur jardin, dans des églises. Les réactions ont toujours été chaleureuses et positives. Nous avions également un contact précieux, un professeur d’histoire à la retraite. James Lane nous a mis en relation avec des personnes importantes, il nous a notamment obtenu l’interview avec Richard Hatcher. Nous nous sommes heurtés à quelques refus désagréables de la part de personnes âgées, des Blancs qui n’avaient pas “fui” après l’élection de Richard Hatcher. Peur, méfiance, honte… difficile à dire. C’est un peu notre regret, de ne pas avoir eu les moyens de rester plus longtemps pour pouvoir peut-être gagner la confiance de ces personnes.
Gary est souvent filmée sous forme de longs travellings en voiture où l’on voit défiler des maisons, pour la plupart murées. Comment avez-vous abordé cette question du filmage de la ville, qui possède sa personnalité propre et à laquelle ses résidents semblent attachés malgré leur paupérisation ? Je pense aussi aux plans de la mer au crépuscule, qui sont comme des poches de respiration et de quiétude au sein même du ghetto, et qui sont presque trompeurs.
La situation de Gary au bord du lac Michigan pourrait être une situation presque idyllique et un fort atout balnéaire si la ville n’était coupée du lac par le mur constitué par l’aciérie. La seule partie préservée est celle de Miller Beach, un quartier excentré, à l’est de la ville. C’est même aujourd’hui une zone naturelle protégée. Oui, ces scènes de plage sont des poches de respiration, mais elles sont aussi le rappel des drames qui se sont joués là, au temps où les Noirs n’avaient pas le droit de fréquenter ces plages réservées aux Blancs. Quel que soit le quartier, il y a toujours des maisons abandonnées parmi d’autres occupées, et des terrains vagues là où l’on a détruit des maisons trop délabrées et devenues dangereuses. La façon de rendre compte de cette atmosphère était de filmer les rues autant que possible par de longs travellings. Il est difficile d’imaginer des gens vivre à côté de deux, trois ou plus encore, maisons, délabrées, murées, envahies par la végétation. C’est souvent assez inquiétant, comme l’explique très bien un jeune homme dans le film.
Sur quelle durée s’est étalé le tournage ?
Nous sommes restés à Gary durant sept semaines. Nous tournions tous les jours. Nous n’avons pas fait de repérages. Nous travaillons avec des budgets qui ne nous permettent pas de faire plusieurs voyages. Nous avons donc appris à faire de cette contrainte un parti pris, une méthode de travail qui, d’ailleurs, nous rend parfois plus inventifs comparée à des films, disons, financés.
Le film s’est-il essentiellement écrit au montage ou aviez-vous déjà le script en tête?
Nous n’écrivons pas nos films avant de partir en tournage. Nous avons bien sûr des lignes directrices de travail, mais nous tenons à garder cette liberté de la rencontre justement : rencontre avec les lieux, rencontre avec les gens. Le film s’écrit donc essentiellement au montage. My name is Gary a été différent de nos autres films car nous avions beaucoup de témoignages importants. Nous voulions que l’histoire de la ville se dessine progressivement, uniquement avec les voix des habitants, comme une sorte de polyphonie. C’est un travail assez long, mais passionnant.
Le contraste entre les images de propagande des années 1960 et la tragédie contemporaine est particulièrement saisissant. Comment expliquer la persistance de ce “rêve américain” au vu d’une telle déréliction ?
Sans doute parce que c’est un “rêve” et que l’homme a semble-t-il toujours besoin de rêver. Sans doute parce ce “rêve” est le moteur de ce pays depuis très longtemps. Sans doute parce qu’il y a un intérêt à ce que ce “rêve” perdure et que s’il s’effondre d’un côté, il faut le faire resurgir ailleurs.
Fréderic, vous avez derrière vous un parcours de musicien, et la musique joue un rôle prépondérant dans le film, que ce soit la fanfare, le blues, le gospel ou le RnB. Avec les sermons des pasteurs, elle semble être l’unique source de distraction et de réconfort. Avez-vous articulé le film consciemment autour de cet élément contextuel ?
L’expérience de la musique m’a sans doute forgé l’oreille. Je suis donc assez sensible au travail du son pour les films. Dans l’idéal on devrait pouvoir écouter un film autant que le regarder. Le choix des musiques se fait entre Blandine et moi. Pour ce qui concerne Gary, il était essentiel que la musique soit très présente, car il y a une vie musicale extrêmement riche. Jazz, blues, gospel… Les Jackson Five sont originaires de Gary et ont commencé leur carrière dans la ville. Il y avait un label important, Vee-Jay Records, fondé par Vivian Carter au début des années 1950, qui a produit notamment Jimmy Reed, John Lee Hooker ou les Spaniels. La musique était donc une évidence dans la construction du film.
Vous avez également inséré des motifs sonores issus du répertoire de la compositrice électro-acoustique Christine Groult…
Le choix d’éléments sonores pour un film est toujours très subjectif. Nous aimons beaucoup le travail de Christine Groult. Il se trouve que certaines de ses pièces s’intègrent magiquement avec des séquences que nous cherchons à faire décoller du réel.
Les derniers mots prononcés font état d’un “paradis caché”, alors que l’instant d’avant la ville apparaît comme la “capitale du crime” et qu'un adolescent confie avoir “de l'espoir, mais pas pour ici”. Même si le constat est globalement pessimiste, y compris chez ces jeunes dont vous avez recueilli le témoignage, cherchiez-vous à clore malgré tout le film sur une note d'espoir ?
Oui, bien sûr, parce que c’est aussi ce que nous avons ressenti au contact des gens que nous avons rencontrés d’une façon générale. Oui, le constat est pessimiste, mais des milliers de gens vivent dans cette ville, malgré tout. Et ils gardent espoir.
Presque chaque semaine, on apprend qu’un policier a tué un Noir aux Etats-Unis. Votre film résonne avec l’actualité et laisse tristement songer que le racisme et la ségrégation sont loin d’avoir disparus…
Nous venions juste de terminer le montage quand les événements de Ferguson ont éclaté en août 2014. A partir des témoignages que nous avons récoltés et la situation de Gary, le film montre que le racisme et la ségrégation vis-à-vis des Noirs existent toujours dans la société américaine. Depuis deux ans, les violences policières, et surtout les manifestations de protestation et de ras le bol qui ont suivi, n’ont fait que révéler au grand jour cette violence du racisme qui n’a jamais cessé. Il faut lire Une Colère noire ! 1 Le racisme se développe malheureusement de plus en plus en Europe et en France. Certes, l’histoire des Etats-Unis est particulière. Mais le racisme est destructeur partout, pas seulement aux Etats-Unis. Montrer les manifestations de racisme et leurs conséquences dans l’histoire d’une ville comme Gary, c’est aussi pour nous une façon de parler de ce qui se passe ici.
Propos recueillis par Julien Bécourt, septembre 2016
1 Une Colère noire – Lettre à mon fils, de Ta-Nehisi Coates, éd. Autrement, 2016.