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La génération d’avant les révolutions arabes
“Des trous… Des silences… Recoudre, se construire un soi quelconque ? Je n’ai pas de souvenir, juste des mots… Je répète des mots désordonnés. Quand je suis né, le Maroc était colonisé. L’Indépendance c’était en 1956, la violence d’Etat allait arriver tout de suite après. L’affrontement allait commencer… Tu ne peux pas savoir ce qui s’est passé. C’était un affrontement contenu, froid, quelque chose de permanent, d’amer. C’était comme un caméléon qui changeait d’apparence sans arrêt. Trente, quarante ans ? Ça a implosé !”
(Paroles d’un des témoins de Nos lieux interdits).
Ce film qui date de 2008 traite, comme son titre l’indique, d’espaces interdits qui seraient communs à un groupe d’individus participant d’un même destin et d’une même histoire. Voir ou revoir ce film en ce temps de “révolutions arabes”, nous fait comprendre combien est douloureux, long et violent le processus qui dans les périodes modernes permet à une communauté humaine de toucher à sa réalisation. Mais encore, Nos lieux interdits fait l’archive de ce processus en nous montrant l’exhumation de la souffrance humaine qui l’accompagne. Celle d’une communauté politique réduite au silence par un régime qui a de manière aveugle pris en son temps le risque d’ignorer l’avenir. Laissant se perpétuer au sein d’une société, ici nous sommes au Maroc, le risque de son absorption par la violence.
Le film s’ouvre sur un texte qui résume le Maroc indépendant, celui qui va de 1956 à nos jours, et la pratique des disparitions forcées pour faire taire les mouvements d’opposition. “La répression frappait tout le monde et de manière extensive”, est-il écrit, avec des mises au secret dans des lieux souvent insoupçonnables. Le film de Leïla Kilani est né de l’existence et du travail de la commission Instance Équité et Réconciliation, mise en place par le roi Mohamed VI en 2004, et s’achève par le rendu de ses conclusions. Il est dédié à Driss Benzekri qui, après avoir subi l’arbitraire durant plus de dix-sept ans comme prisonnier politique, sera, et c’est tout un symbole, le premier président de cette commission. Il apparaît que pour se faire, Nos lieux interdits a eu le soutien de l’Instance Equité et Réconciliation, l’avance sur recette du Centre cinématographique marocain, la participation du Fonds Sud Cinéma, du CNC, des ministères français de la Culture, des Affaires étrangères, de la Francophonie, et de la Région Ile-de-France. Quand en haut lieu on appuie la délivrance de la parole, l’octroi de moyens semble facilité.
Il a été dit que la réalisatrice en prenant le parti de suivre des familles qui avaient sollicité la commission légitimait de fait cette dernière comme un organe de véritable justice. Ce film, et c’est toute sa force, n’est pas un enregistrement qui témoignerait de l’activité des multiples acteurs qui participent de cette expérience peu juridique qu’est la simple écoute de la parole souffrante. Et en aucune manière il ne légitime l’existence ou encore moins le fonctionnement de cette Instance, alors que de nombreuses associations qui défendaient les droits humains n’ont eu de cesse de critiquer ses modalités de fonctionnement. Seule, il est vrai, la parole des victimes s’exerçait dans cette commission. Les bourreaux dans l’affaire ont pu pour certains être entendus à huis-clos mais la plupart ont refusé de témoigner. Plus qu’à une neutralité, c’est avant tout à la subjectivité d’un hors champ que nous invite Leïla Kilani. Celle qui convoque le temps de la longue attente et de la réparation impossible : la justice dont est et sera à jamais amputé le sujet de la plainte.
Nous sommes saisis dans ce film par l’attitude quelque peu gênée et gênante des rares personnages masculins qui en sont pourtant les personnages principaux. L’émotion nous gagne à la perception de la honte avec laquelle ces hommes survivants des camps acceptent d’être pris dans le cadre de la caméra. Ils y opposent une certaine maladresse de leur être. Ils s’y montrent tout en s’y annulant. Ce sont des images d’absents. Ce sont d’autres, des parents, qui parlent à leur place. Et il semble même qu’ils les chargent encore de toute la culpabilité, l’infamie et la misère dont par procuration ils ont eux aussi été les victimes. Trois moments rythment le film, titrés Le Désordre des origines, Le Feu des montagnes et La Faim d’utopie. Ils tentent par les récits que font les locuteurs du film de leur passé, de leur enfermement et de leur existence à nouveau, de rendre compte d’une histoire contemporaine inachevée qui n’a pu se résoudre à un certain recul, à l’abandon du désir de toute une génération de tendre vers une société plus juste.
Sans doute faut-il avoir été personnellement traversé par l’une des grandes hontes du XXe siècle pour mesurer toute la portée du film de Leïla Kilani. Si ce dernier concerne l’histoire contemporaine du Maroc – celle qui débute en 1956, avec l’Indépendance du pays, le retour du régime monarchique du roi Mohamed V, et presque l’entier règne de son héritier et fils, le roi Hassan II, – il n’est pas sans faire écho à la longue expérience de violence politique qui s’exerce encore aujourd’hui envers les peuples dans les pays arabes.
On se souvient qu’en France, c’est avec la polémique née de la publication du livre de Gilles Perrault, Notre ami le Roi, en 1990, et l’arrivée à Paris de l’opposant marxiste Abraham Sarfaty, libéré en 1991 après plus de dix-sept ans d’emprisonnement, qu’un plus large public a pu être sensibilisé au drame vécu par l’opposition marocaine durant cette période nommée communément les années de plomb. Quarante années durant lesquelles un régime n’a eu de cesse de s’opposer et d’interdire en son territoire l’émergence d’une société civile. C’est pourtant à cette dernière, survivante ô combien inespérée d’un régime qui sans elle aurait sombré dans la pire des violences, que cette monarchie a tenté de s’accrocher. En répondant de ses agissements arbitraires et mortifères par la mise en place d’une Instance voulue comme réconciliatrice, la monarchie prolongeait à nouveau pour un temps sa survie.
Inaugurés à la toute fin des années 1950 et jusqu’à la fermeture du camp de Tazmamart en 1991, les lieux d’exception et la violence politique marqueront profondément et pour longtemps encore l’ensemble de la population marocaine et, au-delà d’elle, les militants marxistes arabes. Ce peuple qui va lutter pour son indépendance sera confronté à une monarchie devenue ingrate, autoritaire et méprisante. Elle trahira l’espoir et de fait l’attente de toutes celles et ceux qui avaient lutté pour l’avènement d’un régime parlementaire et d’un Maroc démocratique. A la promesse que fut dans tout le Maghreb le mouvement des indépendances et la lutte politique et syndicale qui soutenait ce mouvement, la réponse des gouvernants fut toujours répressive. A l’émergence de sociétés plus égalitaires, on infligeait au peuple répression, arrestations, tortures, pratiques de la disparition, intimidation, terrorisme, tensions économiques et pressions conservatrices. Au Maroc, cet arsenal sera appliqué durement, systématiquement, sans remords et sans recours. Une violence déstabilisatrice qui affectera toute la société, créant une atmosphère de suspicion et d’inquiétude qui finira par anéantir toute velléité de lutte organisée. C’est très tôt que les grandes figures, les militants de l’Indépendance disparaîtront. Et ce que nous fait comprendre le film de Leïla Kilani, c’est que même si ces années de plomb marocaines se disent au passé, c’est au présent qu’elles se vivent encore. C’est avec la plus grande des justesses que la cinéaste nous accompagne dans la manière dont cette horreur doit se révéler à chacun de nous. Nous sommes mis en présence de ceux qui, en acceptant d’être filmés dans leur questionnement ou leur quête de justice, rendent compte par leur silence, leur étonnement et leurs mots, de l’inhumaine condition qui a participé de leur malheur. C’est en choisissant de filmer les dialogues de quelques familles rencontrées au moment de la constitution des dossiers pour la commission que la caméra enregistre l’expérience insondable que furent les geôles d’exception du roi Hassan II. En présence d’un fils survivant hébété, ou en l’absence d’un disparu, les mots des familles y sont d’une qualité rare. Et c’est peut-être ce qui est la force, et mieux encore, la nécessité de ce film. La langue des témoins y a valeur de vérité. Par son expression, cette langue se veut témoigner, avec toute la forme que circonscrit le témoignage, de l’événement dont elle est issue. Et cette langue tout en disant l’événement, l’exception d’où elle provient, fait événement par la simple puissance de son exactitude. Des mots rares dans leur concision, rares dans leur qualité poétique, allant au plus précis de l’expérience, rares tant ils sont les révélateurs d’une vérité. La dignité toujours peut surpasser l’ignominie ; la dignité qui habite les victimes devenus locuteurs obligés d’une Instance, qui doit faire d’eux des “réconciliés” devant renoncer à toute justice. C’est de cela justement que sont témoins devant nous les hommes quasi muets de ce film.
Mais en dernier lieu, ce film fait aussi événement pour ce qu’il inaugure au sein des sociétés arabes. Elles qui ont longtemps été tenues en réserve. Pour la première fois dans l’histoire contemporaine, une société arabo-berbère à majorité musulmane fait l’exercice de la transparence quant à l’expression de sa douleur et de sa souffrance. Ce précédent démocratique est unique dans les sociétés arabes qui, encore aujourd’hui, subissent l’autorité abusive de régimes illégitimes. On sait que les travaux de la commission étaient retransmis par de nombreuses chaînes arabes. Si Abu Ghraib a montré le corps nu et torturé de l’homme arabe par ceux qui l’ont désigné comme ennemi, Nos lieux interdits en dit la perpétuation, voire la tradition, au sein même des sociétés arabes.
Zahia Rahmani, décembre 2011.