Asset Publisher
Le deuil de l’Amérique
Lorsque je me suis rendu à New York pour la première fois, j’ai été déçu. La ville me paraissait terriblement concrète, déglinguée. Comme une grosse machine rouillée. Elle n’avait pas la magnificence, la grandeur que j’avais espérées. Ce n’est qu’en rentrant en France, en allant au cinéma voir un film de Scorsese (tourné en fait à Boston et non à New York) et après lui d’autres films américains, que j’ai réalisé que ce pays, ce décor, à travers lequel j’avais voyagé au cinéma toute mon enfance, n’était pas un rêve, mais existait réellement. C’est alors que s’est produit le véritable choc.
Si au xviiie siècle, on envoyait les jeunes aristocrates anglais en Italie pour leur faire découvrir le berceau de la culture occidentale, pour qu’après des années de lecture des textes grecs et latins, ils se promènent dans les paysages de Virgile, d’Ovide ou de l’histoire romaine, au xxie siècle, c’est aux États-Unis qu’il faudrait envoyer tout jeune Européen accomplir le Grand Tour. Quitte à provoquer une désillusion.
Car il y a avec l’Amérique, comme l’annonçait Disneyland mon vieux pays natal, un compte à régler. Dans ce film, daté de 2000, Arnaud des Pallières partait explorer le parc d’attractions de Marne-la-Vallée à la recherche d’une enfance supposée, celle à qui s’adresse l’univers de Disney, pour y rencontrer une tout autre réalité et de tout autres récits que ceux des studios américains. Que l’Amérique soit notre “vieux pays natal” signifie que nous avons grandi avec elle, imprégnés de sa mythologie portée et exportée par le cinéma, la bande dessinée, la musique. L’Amérique a bercé notre enfance. Pour la jeunesse européenne, depuis la Seconde Guerre mondiale, elle représente le pays du rêve. Mais arrivés à l’âge adulte, soit que la vie nous ait conduits à cesser de rêver, soit que l’on ait appris à connaître l’histoire des États-Unis, on ne peut plus rêver innocemment de l’Amérique comme on en a rêvé enfant, on ne peut plus ignorer la part d’injustice, de trahison, d’intérêt qui se cache derrière ce rêve, comme derrière toute existence.
C’est autour de ce moment de désillusion, de cette perte de l’innocence, que semblent tourner Diane Wellington (2010) et Poussières d’Amérique (2011) d’Arnaud des Pallières, comme avant eux son film sur Disneyland.
le rêve américain
Diane Wellington et Poussières d’Amérique forment un diptyque. Les deux films ont été conçus selon la même méthode : de brefs récits à la première personne composés de phrases données à lire sur fond noir et d’images d’archives provenant des États-Unis, images, entre autres, de la chasse à la baleine, de l’abattage des forêts, d’interminables banlieues résidentielles et de la conquête spatiale dans Poussières d’Amérique, images d’une petite ville de province dans Diane Wellington. Récits muets, mais accompagnés d’une bande originale de Martin Wheeler, de citations musicales et d’ambiances sonores. Si Poussières d’Amérique dure près d’une heure quarante, Diane Wellington ne dure que seize minutes, et n’est constitué que d’un seul récit. Quoique antérieur, il pourrait être un fragment détaché de Poussières d’Amérique, une séquence qui n’y aurait pas trouvé sa place, parce que possédant son unité propre.
Les deux films relatent l’histoire d’un crime, crimes apparentés, mais d’envergure différente. Dans Poussières d’Amérique, c’est du crime de l’histoire dont il est question : l’exploitation de la nature et le massacre des Indiens, l’héroïsme de la conquête qui prend sa source dans la violence pour se résoudre quelques siècles plus tard dans le conformisme débilitant de l’American way of life, idéal vaniteux sous lequel se rassemblent le petit propriétaire creusant sa piscine et l’astronaute qui s’envole vers la lune. Dans Diane Wellington, il s’agit d’un fait divers dont l’origine est à chercher dans les mœurs et la mentalité d’une petite ville : la mort d’une jeune fille dans la solitude, oubliée par ses camarades de classe qui ne voyaient en elle qu’une représentante de la bourgeoisie et de leurs rêves d’ascension sociale.
Mais ces crimes après tout qu’ont-ils d’exceptionnel ? Qui y a-t-il là de proprement américain ? Massacrer un peuple, sacrifier une jeune fille ? Quelle société ne peut se reprocher de telles injustices ? La spécificité de ces crimes, c’est qu’ils ont le rêve pour complice, qu’ils sont le revers d’un rêve ou d’une fiction – de la grande fiction américaine, du grand récit épique : le “rêve américain”, dont le cinéma, “l’usine à rêve”, s’est fait le promoteur. Certes, à travers lui, l’Amérique a toujours pris en charge sa propre critique, mais pour renouveler à chaque fois d’un vœu pieux le pacte avec sa conscience, en rappelant les valeurs qui la fondent : liberté, égalité, succès, bonheur. Droits fondamentaux qui quand ils sont bafoués autorisent le héros de cinéma à se faire justice lui-même, à recourir à la sauvagerie pour restaurer l’ordre social. C’est la dimension cathartique du cinéma américain, faite de violence destructrice et de réconciliation. Mais l’horizon de la réconciliation – l’éternel happy ending qui viendrait couronner la “poursuite du bonheur” – appartient-il à la réalité ou à la fiction ? Et cette fiction qui voudrait purger la société de sa violence n’est-elle pas suspecte au contraire de l’exciter (que l’on pense au récent massacre d’Aurora dans une salle de cinéma), surtout si le rêve promis par la fiction ne se réalise pas, s’il se révèle être un cauchemar ou un mensonge ?
souvenirs d’enfance
Poussières d’Amérique s’ouvre sur le récit d’un mensonge : Christophe Colomb, qui avait promis une récompense au premier de ses marins qui verrait la terre, refuse de l’accorder au vainqueur sous prétexte qu’il l’a aperçue avant lui. Ce mensonge inaugural, le film le décline sous une multitude de petits récits qui sont autant d’histoires de résignations, de déceptions, de promesses non tenues, qui tapissent le revers du “rêve américain” : l’homme qui construit sa piscine ne veut plus de sa vie de famille une fois les travaux terminés ; la femme à qui son mari demande ce qu’elle veut pour son anniversaire répond qu’elle souhaite le divorce ; la mère qui sur son lit de mort désire se maquiller une dernière fois y renonce en contemplant son visage vieilli dans le miroir, et ainsi de suite.
La dimension infernale de l’idéal domestique est accentuée dans Poussières d’Amérique par le contraste entre l’impression de bonheur transmise par les films de famille, et les souffrances ou les désirs confessés par les personnages. Les grands discours civilisateurs, les éloges de la compétition et du progrès, dont l’emblème dans le film sont l’abattage des arbres, leur découpage en rondins précipités dans des torrents, puis débités en planches prêtes pour l’édification du Nouveau Monde, ces discours qui justifient toutes les conquêtes, de celle de l’Ouest à celle de la lune, ne trouvent pas seulement leur contradiction dans les rires ou les lamentations de l’Indien, mais dans les bizarreries maladives qui se trament à l’intérieur de chaque foyer américain.
Les enfants sont nombreux dans Poussières d’Amérique et il est au moins une histoire de meurtre d’enfants, par un père qui ne peut plus subvenir à leurs besoins. Dans une société qui leur réserve une place privilégiée, les enfants sont l’objet d’un mélange ambigu d’espoir et d’envie. Ils sont le pivot de cet idéal qui se révèle ici sous un jour inquiétant.
Dans Disneyland mon vieux pays natal, Arnaud des Pallières comparait Disneyland au joueur de flûte de Hamelin qui fait disparaître tous les enfants de la ville sous un rocher. On ne sait pas si les enfants sont morts ou s’ils mènent une vie heureuse dans un autre monde. Cette ambiguïté du “rêve américain” se retrouve encore dans Diane Wellington. Lorsque Diane disparaît, les autres filles de sa classe plutôt que de s’inquiéter de son absence se mettent à rêver de ce dont rêve toute jeune fille de province : elles imaginent que Diane s’est enfuie avec un homme ou qu’elle est devenue actrice. Le rêve l’emporte sur la réalité, qui finira par se révéler plus terrible, plus étroite que toute fiction, provoquant la longue fugue en train de la fin du film, qui est comme un cri qui monte à travers les paysages pour éclater sur le rivage de l’océan.
récits contre fiction
Mais si le rêve, la fiction, sont complices de ces crimes, la désillusion n’est-elle pas salutaire ? Pour chacun de ses films, Arnaud des Pallières a cherché à inventer des formes de récit qui, tout en faisant appel aux ressources du cinéma, empruntent largement à la littérature. Le recours à la voix off comme instance narrative et la composition de récits à partir de citations d’œuvres littéraires lui sont familiers. Mais plus précisément qu’à la littérature, c’est à “l’art du conteur” que recourent les films de des Pallières, un art qui implique à la fois l’oralité et une forme particulière de récit. Dans un essai intitulé Le Narrateur, Walter Benjamin en a énoncé les traits distinctifs : entre autres, la transmission d’une expérience, la concision et le caractère énigmatique des récits qui restent ouverts à l’interprétation. Le conte de fées, “le premier conseiller de l’enfance”, n’est qu’une des facettes de cet art, qui invite le petit auditeur à trouver son chemin dans la forêt de l’existence.
Dans Disneyland mon vieux pays natal, Arnaud des Pallières avait déjà construit une séquence autour d’un de ces récits dont Walter Benjamin s’est fait le narrateur : Le Mouchoir, extrait de son recueil de nouvelles, Rastelli raconte… Si certaines de ces caractéristiques du conte se retrouvent dans les récits de Poussières d’Amérique et de Diane Wellington, la valeur initiatique du conte de fées semble laisser entièrement la place à une sombre perversité. Ces récits sont des “contes cruels”, trop ancrés dans la banalité du quotidien pour accéder à la dimension de tragédies. Plutôt que d’acheminer les personnages vers la maturité, ils les confrontent à de terribles impasses. Mais peut-être est-ce la nature des contes modernes, ceux d’un monde déserté par les fées, et les dangers qu’ils exposent ne sont pas moins riches d’enseignements.
D’un point de vue cinématographique, l’intrusion de cette forme de narration dans le montage du film donne libre cours à la puissance métaphorique de la parole, à la faculté de la voix de projeter un récit parmi des images qui ne le représentent pas. Avec la seule réserve que la parole est ici donnée à lire et non à entendre.
Diane Wellington est construit à partir d’images d’archives des années 1930-1940 (peut-être un peu plus anciennes pour certaines), tournées essentiellement dans les rues d’une petite ville des États-Unis. L’action se déroule dans le Dakota du Sud, dans un environnement rural. Les hivers y sont rudes. Si l’on ne peut s’empêcher de penser aux Raisins de la colère de John Ford, ces images anonymes évoquent plus directement les photographies prises par Walker Evans ou Ben Shahn dans le cadre de la FSA (Farm Security Administration), organisation constituée par Roosevelt pour remédier aux désastres de la Grande Dépression. Loin de la plénitude et de la lisibilité des images d’Hollywood, ces images documentaires renvoient à quelque chose d’invisible. Parmi les visages souriants qui lui sont présentés, elles laissent au spectateur le soin de deviner où sont les innocents et où sont les coupables. Nous n’avons plus affaire au corps glorieux de l’acteur, mais à de fugaces fragments de vie dont la vérité reste secrète.
Le récit, lui, nous est donné à lire sous la forme de courtes phrases qui apparaissent à l’écran. Il ne s’agit ni de cartons à la manière du cinéma muet ni d’une voix off, mais d’une voix silencieuse qui s’adresse à nous à la première personne et résonne dans notre l’esprit, par l’intermédiaire de la lecture, comme s’il nous était donné de l’entendre. Une voix qui se singularise par son rythme, l’alternance plus ou moins rapide du texte et des images, le découpage des propositions, leur répercussion sur ce que l’on voit, coïncidence ou interruption, suspension, attente, relance. En donnant ainsi le texte à lire, Arnaud des Pallières ramène l’expérience du cinéma, celle de partager l’écoute et la vision d’un film avec une salle entière, au sentiment d’intimité qui n’appartient qu’au livre. Par cette opération, il met le cinéma, art du collectif, au singulier.
Diane Wellington, comme Poussières d’Amérique, suscite dès lors une forme d’empathie qui s’éloigne de l’identification avec les personnages à laquelle nous a habitués le cinéma américain. Que l’on se souvienne du magnifique discours de Tom Joad (Henri Fonda) à la fin des Raisins de la colère, justement. Avant de disparaître, Tom Joad promet qu’il sera toujours là où l’on se bat contre l’injustice, qu’il n’est pas un individu isolé, mais qu’il fait partie d’une âme collective. Ce discours galvanise le spectateur en l’invitant à se reconnaître dans cette âme collective. La grande fiction, pour le meilleur ou pour le pire, est toujours intégratrice. Mickey nous tend les bras à l’entrée de Disneyland et, sur d’immenses pelouses, des maisons uniformes s’apprêtent à accueillir l’Américain moyen.
Chez des Pallières, au contraire, singularité, intimité, solitude de la lecture, renvoient à la solitude des personnages : solitude de Diane Wellington, révélée par le récit ; solitude du narrateur qui écoute l’histoire qui lui est rapportée par sa mère. Au discours cathartique de la fiction, à la promesse de rédemption collective, le cinéaste oppose une multitude de micro-récits discordants, de contes cruels, énigmatiques, irrésolus.
Si Walter Benjamin, cité dans Drancy Avenir, film réalisé par Arnaud des Pallières en 1997, invitait l’historien à se dégager de la vision des vainqueurs pour “prendre l’histoire à rebrousse-poil”, le cinéaste, lui, par ces opérations et ces choix narratifs, applique ce précepte à la fiction. Histoire et fiction d’ailleurs c’est tout un, si la distance entre les deux n’est pas maintenue par les grains de poussière d’existences insolites qui font grincer la grande machine du récit.
Sylvain Maestraggi (décembre 2012).