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Portraits en fusion

Portraits en fusion
Lorsque Claude Cahun, artiste photographe lesbienne et indépendante, devient le sujet d’un film de Barbara Hammer, artiste cinéaste lesbienne et indépendante, la convergence des personnalités fait sens. Dans tous les sens du terme. Lover/Other est un portrait en miroir, en tiroir, où la photographe française et Marcel Moore, sa compagne, sont caressées par l’objectif d’une caméra reconnaissante. Une quête artistique, fondue dans une démarche féministe émancipatrice.

Il y a d’abord Claude Cahun, connue sous ce nom d’artiste comme une figure libre et inspirée par la photographie. Elle s’appelle Lucy Schwob et naît à Nantes en 1894 dans un couple qui éclate. Le père reforme un autre couple avec une femme qui a déjà une fille, Suzanne Malherbe, née en 1892. Celle-ci relate : “Ma mère s’est remariée avec le père de Lucy et nous sommes devenues sœurs et amantes, au grand dam de nos familles.” Elle prendra comme nom d’artiste Marcel Moore. Leur relation amoureuse est impétueuse, durable, et sera l’axe d’une vie d’échanges, orientée vers la création. Lover/Other élude les premières années où les deux femmes fréquentent les surréalistes à Paris. En 1937, elles s’embarquent sur l’île de Jersey pour y passer le reste de leur vie ensemble. C’est la période que choisit de traiter Barbara Hammer, en se basant sur les témoignages de résidents de l’île. “Elles étaient considérées comme des excentriques, et je pense qu’elles l’étaient, explique l’un d’eux, c’étaient des femmes brillantes mais hors normes, et manifestement lesbiennes. Ce qui à l’époque faisait jaser.” Cheveux courts, pantalons, poses lascives et volontaires, les photographies confirment l’originalité du couple pour l’époque. Claude Cahun déclare : “Mon opinion sur l’homosexualité et les homosexuels, est exactement la même que celle sur l’hétérosexualité et les hétérosexuels. Tout dépend des individus et des circonstances. Je réclame la liberté générale des mœurs.”

Les positions de Claude Cahun ne pouvaient que motiver Barbara Hammer à réaliser Lover/Other. La cinéaste, née à Hollywood en 1939, lesbienne militante et artiste expérimentale, a signé plus de 80 films et vidéos de tous formats. Petite-fille de la cuisinière de D.W Griffith, elle est initiée au cinéma par Lillian Gish dès l’âge de 5 ans. Après des études de philosophie à Los Angeles, une maîtrise de littérature anglaise et une de cinéma à San Francisco, elle se marie et enseigne dans un lycée à Santa Rosa. Au début des années 1970, elle s’affirme en tant que lesbienne et se lance dans la réalisation de films courts et chocs comme Dyketactics (1974), montrant crûment son rapport sexuel avec son amante. Les suivants, Superdyke (1975), Multiple Orgasm (1976) ou Women I love (1976), la hissent au rang de cinéaste pionnière et éclaireuse de la cause lesbienne. Elle est à la fois opératrice, monteuse et productrice de la plupart de ses films. A la fin des années 1980, elle joue avec la tireuse optique, explore l’art vidéo avec Optical Nerves (1989), ou Sanctus (1990) dont les vues prises aux rayons X se combinent aux mouvements du corps, aux pulsions, à l’écriture. Plus tard, sa trilogie Nitrate Kisses (1992, premier long-métrage), Tender Fictions (1996) et History Lessons (2000) est consacrée à la mémoire lesbienne et à l’histoire des mouvements gays. Ces films entérinent la renommée militante de Barbara Hammer. Elle enseigne au School of Arts Institute de Chicago, au California College of Arts à Oakland, et multiplie les prises de paroles. L’expérience de sa lutte contre le cancer lui inspire A Horse is not a Metaphor (2009, Teddy Award à Berlin). La relation entre l’art et l’engagement politique, la Résistance en particulier, qu’elle aborde dans Resisting Paradise (2003), préfigure les recherches entamées autour de la personnalité libre et combative de Claude Cahun.

 

se vivre, s’aimer, expérimenter

 

Lover/Other se concentre sur la vie à Jersey en soulignant d’abord combien l’apparence physique de Claude Cahun la démarque. Dans ses écrits, elle la stigmatise : “Mon corps humiliait bien souvent ma pensée. Mon corps mal construit aux révoltes sans grâces.” C’est pourtant lui qu’elle expose dans ses nombreuses photographies, dans l’élan des recherches surréalistes de l’époque : “Imaginer que je suis autre. Me jouer mon rôle préféré.” Les débuts sont difficiles : “Je suis née en 1894, un scorpion s’est retourné dans le ventre de ma mère, écrit-elle. Je passais mes heures solitaires à déguiser mon âme.” Elle s’ouvre à la vie et à l’amour en rencontrant Suzanne. A Jersey, les murs de leur logis abritent leur intense activité créatrice. Les collages démultiplient les corps. Un résident relate : “Elles faisaient ces extraordinaires collages pour leur propre plaisir. Ils n’étaient pas conçus pour être vendus. Si elles avaient voulu les vendre, elles auraient sans doute échoué car il n’y avait pas de marché pour ce genre d’œuvres sur l’île à cette époque. Et puis ça les aurait exposées à ce dont elles n’avaient pas envie : être considérées comme les autres.”

En marge de la communauté de Jersey, l’historienne d’art Whitney Chadwick explique : “Cahun et Marcel se situent quelque part entre des écrits sur les surréalistes et par les surréalistes, et les premières tentatives sérieuses du XXe siècle de théoriser et conceptualiser une identité sexuelle lesbienne. Elles font partie de la première génération de lesbiennes qui consciemment ont produit des représentations de lesbiennes contemporaines, y compris des représentations de la sexualité.” Claude Cahun affirme : “Je veux scandaliser les purs, les petits-enfants, les vieillards, par ma nudité, ma voix rauque, le réflexe évident du désir.” Sa relation passionnelle avec Marcel est un moteur puissant. Cette immersion du privé dans l’art, du corps dans l’expression créatrice, est aussi celle que cultive Barbara Hammer dans ses films. Dans la vie courante, elle aussi arbore volontiers pantalons et tenues de cuir noir, soignant son image, se projetant dans ses œuvres. Chez elle aussi, le privé renvoie au geste d’artiste.

Lorsque Claude Cahun fait la couverture du Jersey News avec un cliché où ses bras dépassent d’un bloc de granit, les vues en couleurs de Barbara Hammer défilent : les pierres traditionnelles de l’île évoquent la filiation entre l’art et la matière qui l’a inspirée, entre hier et aujourd’hui. Ce glissement des couches du temps, souligné par les plans de la végétation qui recouvre la maison des deux femmes, renvoie aux photos d’époque où Claude Cahun prend la pose en dandy. Deux actrices se glissent tout au long du film, dans les silhouettes de Claude et de sa compagne. Leur présence donne corps à la sensualité des deux artistes.

Leurs paroles, puisées dans les écrits de Claude et Marcel, renvoient aux images, les images aux états d’âme, les sentiments à la création. Ce qui est dit est mis en pratique par les collages, les mises en scènes soignées ou les maquillages ; les accessoires parfois incongrus participent à l’exploration d’une autre réalité. Des formules écrites par Barbara Hammer sur ses images parsèment le film, telles des ponctuations puisées dans les mots de Claude Cahun : “Epier ton sommeil” ; “Nous devons jeter du lest par dessus bord.” Ecritures lancées dans la fluidité de l’écoulement du film pour se mêler à la matière filmée. Effets dont la réalisatrice, experte en l’art de tisser des matières filmiques hétérogènes, use ici avec mesure, se mettant comme en retrait dans le sillage de ses sujets. En écho sonore, des fragments de voix, des bribes de chants litaniques, des bruissements métalliques, feutrés, parfois assonants, contribuent à évoquer l’étrangeté nichée dans le quotidien et les œuvres. En contrôlant le mixage mais aussi le montage de ses films, Barbara Hammer, comme ses modèles, participe à toutes les étapes de la création d’une œuvre. Créer revient pour elles à affirmer ce qu’on a envie de vivre.

 

lutter, se révéler

 

Lover/Other est ainsi un précieux regard sur la création, son inspiration, sa démystification. “La question que l’on se pose rarement est : qui est celle qui tient l’appareil photo et où se tient-elle ? relève l’historienne d’art. La plupart du temps, c’était Moore qui prenait les photos, mais parfois elle était devant. Les positions de sujet/objet ne sont pas figées. Elles changent de façon très théâtrale. C’est déjà une autre forme de pratique.” La démarche repose sur la dualité des deux femmes qui se dissimulent pour mieux s’exposer. “L’identité ne peut être que jouée. Elle ne peut être révélée, souligne encore Whitney Chadwick. L’un des principaux sens du travestissement est de contester l’idée que l’identité et la subjectivité sont fixes et immuables.” Les écrits de l’artiste, énoncés par la comédienne qui la représente, confirment cette analyse : “Mes masques sont si parfaits que lorsqu’il leur arrive de se croiser sur la grande place de la conscience, ils ne se reconnaissent pas.” Mais dès 1919, Claude Cahun apparaît dans un autoportrait de profil, où elle se photographie tête nue, en veston, avec un éclairage et une pose qui rappellent les portraits d’intellectuels juifs d’Europe de l’Est. Ce qui, pour l’historienne, revient à “s’inscrire clairement dans une tout autre lignée”.

La rupture de la Seconde Guerre mondiale fait ressurgir les origines et modifie l’attitude des deux femmes. Les résidents de l’île rappellent le choc de l’arrivée des Allemands en 1940 : ils sont 20 000 à débarquer parmi les 41 000 habitants. Les images d’archives que Barbara Hammer aime faire remonter dans ses films pour fixer la mémoire font jaillir l’arrogance des soldats allemands. Et plus les règles deviennent contraignantes plus les habitants se sentent en prison et enclins à résister. Claude et Marcel font front en s’isolant davantage, se resserrant dans leur passion, jusqu’à ce que leur indignation déborde. Leur maison fait face à la cantine et elles en profitent pour passer à l’offensive. Claude met des croix avec des lettres gothiques en inscrivant “la guerre est finie” pendant que Marcel fait le guet. Bravant les interdits, elles écoutent la radio, retranscrivent les informations sur des billets qu’elles placent sous les cendriers de la cantine et parfois dans la poche des soldats. Elles écrivent en plusieurs langues, distribuent des tracts, en posent dans l’église et signent “membres uniques d’une organisation nommée L’Ennemi, soldats sans nom, mouvement clandestin appelant les soldats allemands à renverser les nazis”. Leurs photographies, montrées en parallèle, deviennent grinçantes : elles représentent des soldats menaçants, constitués d’assemblages d’objets, indiquant que l’art est devenu combat.

Mais l’audace a son prix. Les deux activistes qui ont des origines juives par leur père, mais ont volontairement omis de se présenter pour se faire enregistrer comme telles en 1940, sont interpelées le 28 octobre 1944. “Les deux femmes juives qui viennent d’être arrêtées sont de la pire espèce. Elles ont fait circuler des tracts incitant les soldats allemands à tirer sur leurs officiers”, note l’administrateur allemand de Jersey. Il décrit “une perquisition dans leur maison pleine d’horribles peintures cubistes” et relève “la découverte de matériel pornographique d’une nature particulièrement écœurante”. Les œuvres de Claude et Marcel sont détruites en masse. Le séjour en prison éprouve les deux femmes qui revendiquent “la force dans le désespoir”, et l’art participe à cette résistance : “Marcel et moi avons continué nos montages photo dans nos cellules. Nous les collions avec du jus de betterave.” Les dessins se font violents, cris déclinés sur tous les supports possibles. Le verdict a des allures de sentence surréaliste : six mois de prison puis fusillées. Elles sont graciées après l’intervention de l’administrateur de l’île, et relâchées juste avant l’arrivée des troupes britanniques, en 1945.

La période de l’après-guerre est d’une autre tonalité, comme le style plus méditatif du film. Les photos d’art citées aux côtés d’images de presse témoignent des silhouettes marquées par l’Occupation, l’incarcération et le temps qui a passé. Les deux amantes ne désarment pas, cultivant leur amour jusqu’à ce que la mort les sépare. Claude meurt la première, en 1954 ; Marcel vit en recluse jusqu’à sa disparition, en 1972. En filmant l’épitaphe sur leur tombe commune qui mentionne “Et j’ai vu de nouveaux cieux et une nouvelle terre”, Barbara Hammer laisse monter des chants juifs. Les images en fondus enchaînés où elles posent ensemble scellent leur union définitive et créatrice. Des scènes de vente publique où un portrait de Claude atteint 40 000 dollars, intercalées avec malice par Barbara Hammer au milieu du générique de fin, indiquent le prix de la reconnaissance, tardive. Au terme du film, l’œil reste impressionné par ce dialogue sans fin entre les corps, l’amour, l’art, la recherche. La figure féminine lancée comme un objet/sujet du désir, posée effrontément dans l’objectif, s’affirme au subjectif. Un élan revendiqué par Barbara Hammer, qui pourrait reprendre ce trait lancé par Claude Cahun à son amante : “Tu m’aimes et je suis libre.”

 

Michel Amarger, décembre 2011.