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Heureux qui comme Ulysse

Heureux qui comme Ulysse
Dans son film Le Repos des braves (2016), Guillaume Brac tisse un portrait poétique de vieux cyclos amateurs qui, chaque année fin juin, traversent les Alpes autant pour la beauté des paysages que pour se divertir de leurs angoisses existentielles. Au bout de la route, leurs voix anonymes détaillent un passe-temps hors du commun.

Une mise en scène impeccable, une ambiance soignée et l’exaltation sportive au rendez-vous : l’imagerie du Tour de France a tout pour susciter des vocations. “De belles bicyclettes, de beaux maillots, de beaux coureurs, qui donnent l’envie. On rêve de bécanes, on rêve de faire des courses” s’enthousiasme l’un des cyclos du Repos des Braves. Une passion qui l’entraîne, comme des dizaines d’amateurs chaque année fin juin, à traverser les Alpes du Nord au Sud, de Thonon à Menton. Près de 700 kilomètres, une bonne quinzaine de cols, des coups de soleil et parfois de la neige. Et une brassée de souvenirs et d’images d’un bonheur simple, que la caméra de Guillaume Brac nimbe d’enchantement.

On ignore qui parle, qui pédale, qui peine ou se repose, mais cela a peu d’importance : les braves ont trouvé, avec la petite reine, un remède aux grands maux de l’existence. “Ça ne me plaisait pas d’être enfermé”, explique l’un d’eux de sa voix râpeuse. “On avait de grosses usines dans la région et je ne pouvais m’imaginer dans une industrie quelconque. Alors je suis devenu chauffeur de poids lourd. Un beau métier. On est solitaire, on fait son petit bonhomme de chemin.” Le paysage se déroule au gré des tournants qu’attaque un homme vêtu de rouge, en danseuse sur son vélo. Le paysage est dégagé, grandiose, avec de hautes montagnes et des nuages ouvragés. Le camionneur poursuit en off : “J’ai commencé à découvrir la France, puis l’étranger, en camion. On payait cher, mais on était libres.” Le cycliste en rouge souffre dans la montée. Lui aussi paie cher sa liberté.

Les récits lyriques de ces passionnés détaillent les plaisirs de la discipline qu’évoquait déjà Lucas, le cycliste du Naufragé (2009), coincé dans un coin de Picardie après une avarie de sa bécane : “Ce que je préfère, ce sont les cols. Tu es seul face à la pente. Parfois tu souffres tellement que tu penses que tu n’y arriveras pas. Puis, d’un coup, tu ne sens plus rien, tu as l’impression que tu pourrais faire des kilomètres sans t’arrêter. Et quand tu arrives en haut, tu te sens si bien… Les gens ne comprennent pas, en général.”

Guillaume Brac excelle à nous communiquer l’attrait des courses à vélo avec une ingénieuse alternance de plans, de sons, d’atmosphères, qui, comme une métaphore de la vie, illustrent le passage de la souffrance à l’exaltation. L’onirisme surgit dans les échappées soudaines, libératoires, qui succèdent aux côtes ingrates. Au bout du voyage, la mer est une récompense. Elle revient en leitmotiv, surgissant ici ou là, inattendue. Une douceur à convoiter quand on n’en peut plus. Comme dans Un Monde sans femmes (2011), on retrouve la plage, les galets ensoleillés et la grappe de baigneurs qui s’égrène dans l’eau bienfaisante. Le bruit des vagues domine, amplifié, tandis que les corps secs des sportifs, au bronzage découpé par les contours du maillot cycliste, absorbent les rayons du soleil.

Mais à peine a-t-on mis un pied dans l’eau que nous revoici à l’assaut d’un col enneigé, où le vent souffle sans relâche sur une sorte de petite chapelle. Les cyclistes s’habillent tout de jaune, enfilent des couches de vêtements sans un mot. Le café n’apporte qu’un bien-être fugace. Il fait encore nuit, la bise est sonore, on frissonne de les voir descendre à toute allure dans le froid et la neige mouillée. Une image d’archive d’épreuve sportive montre alors une scène similaire, que l’un des braves illustre en off : “Ce qui m’a le plus fasciné, c’est le Liège-Bastogne-Liège remporté par Bernard Hinault en 1980. Finir les 60 à 80 derniers kilomètres sous la neige, c’est époustouflant. Il a eu deux doigts gelés. Dans les sapins, à rouler dans les traces des voitures, c’est impensable ! Quand on le voit arriver, il tousse, il ne peut même pas parler. Soixante bornes d’effort pendant lesquelles il a avalé de l’air froid en veux-tu en voilà. Un exploit presque surhumain.” Dans le blizzard, le cycliste est à la peine, seul contre les éléments. Tandis qu’il reste en selle, d’autres ont renoncé, marchant à côté de leur vélo.

Et l’on comprend soudain ce qui les pousse à tutoyer l’inconfort : l’ivresse du dépassement, de la solitude, pour explorer autant la nature que soi-même.

Francis ─ le seul que l’on parvienne à identifier ─ est échoué sur le bord d’une route de montagne. Un peu voûté, il attend, au kilomètre 66 du col de la Colombière, que l’on vienne les chercher, lui et son vélo dont le rayon cassé a enrayé les velléités d’exploits. Lui que le sort a soudain immobilisé se livre alors à un véritable hymne à l’amour de la mécanique : “Une bicyclette, ça a une âme. Comme on se déplace avec, on aime bien une bonne mécanique. Une mécanique qui ronronne, qui ne fait pas de bruit, c’est un vrai plaisir. Un dérailleur qui grince, qui couine, c’est l’horreur, on a l’impression de ne pas avancer. Alors soigner sa mécanique c’est vraiment important et puis je prends un grand plaisir à le faire parce que pour moi c’est une détente. Dans l’atelier on est souvent seul, parfois on parle même à la machine, on l’écoute, on fait dérailler la chaîne, on fait des tas de manipulations pour voir si tout va bien. Et quand on a fait ce travail, on l’a bien montée, elle est bien huilée, bien graissée, on fait craquer nos doigts juste pour le plaisir de l’essayer tout de suite. Et quand on revient et que ça fonctionne bien, on a un grand plaisir parce qu’on a un bon outil, qu’on l’a fait soi-même et on est quand même très fier.” Parle-t-il seulement de son vélo ou d’un être vivant ? Francis sourit derrière ses lunettes fumées.

Dans cette danse orchestrée par Guillaume Brac, entre effort et repos, paysages exaltants et hôtel-piscine de passage, trois vétérans font irruption sur une terrasse et racontent leurs guerres. Celle de l’étape partie de Pau un matin sous la pluie, qui a vu les braves arriver couverts de boue aux Arènes de Bayonne, comme de “vrais guerriers”. Ou celle de la selle qui laisse des traces cuisantes et oblige à se “soigner le cul”. On échange des trucs, des astuces. Mais, finalement, chacun fait à sa manière. Ce n’est, du reste, pas l’expérience collective que recherchent ces amateurs en bravant les reliefs et les éléments. Mais bien davantage un chemin de survie personnel.

Le cyclisme est une ascèse: “Au début de la retraite, tout le monde te téléphone. Gérard, t’es où ? Viens, je fais la coupure, on boit le café ensemble ! Et puis ça s’arrête. Le téléphone s’arrête. Alors faut faire autre chose ! Faut pas te mettre dans ton fauteuil et ronger la misère ! Si tu fais du canapé, t’as mal partout. Si tu fais du vélo, t’as mal nulle part !” Gérard, donc, s’astreint à une impressionnante discipline, qu’il détaille l’air de rien : “J’ai mon quota l’hiver. Mille kilomètres par mois, pas plus, tranquille ! Trois sorties par mois, je lâche pas le vélo ! Et puis après t’embrayes en mars, tu montes sur la distance. L’année dernière j’ai à peine fait 18 000. Pas eu le courage. Cette année je vais passer les 20 000, s’il m’arrive rien.  Encore dix ans et je lève le pied. 75 ans, ça fait loin mais ça va vite. On va bien voir.” Et c’est avec une admiration nouvelle que l’on regarde ce modeste brave, avalé par le tournant d’une route ensoleillée.

Trois hommes sont assis en silence dans une petite chambre d’étape. Le soleil entre dans la pièce malgré les volets tirés, des chaussettes sèchent en ribambelle sur le rebord de la fenêtre. Pas un mot ne filtre. Les bécanes remballées, le chauffeur du bus ferme les soutes, les voyageurs entonnent un chant. Un homme se tait, contemple la route par la fenêtre du car. Tandis que Georges Brassens chante Heureux qui comme Ulysse sur une dernière image de cycliste solitaire le long d’une petite route de fin d’après-midi d’été, la nostalgie nous gagne aussi. Un soleil un peu rasant, des arbres verdoyants, le pépiement des oiseaux. Il n’a pas l’air de faire trop chaud.

 

Malika Maclouf, juin 2018.