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Portrait en son absence

Portrait en son absence
Quand Pascal Hofmann et Benny Jaberg débutent la réalisation de leur documentaire sur Daniel Schmid, ils annoncent l’intention de faire un film non pas sur lui, mais avec lui. Cette profession de foi est aussitôt contredite par la mort du cinéaste, le 6 août 2006. De cette impossibilité, les réalisateurs tirent une force, et peut-être le sujet même de leur film. Car Daniel Schmid, le chat qui pense est avant tout un film de fantômes, ce qui est une belle manière de rendre hommage à l’œuvre d’un réalisateur qui n’a cessé d’osciller entre souvenirs réels et images rêvées, faisant du cinéma une cérémonie de la résurrection.

Les photos en noir et blanc et les images d’archives rayées, inscrites dans leur époque, se multiplient comme autant de visages d’une vie passée, intime et collective à la fois : Rainer Werner Fassbinder, Ingrid Caven, Renato Berta, Werner Schroeter, Bulle Ogier, Douglas Sirk et tant d’autres, dont Pascal Hofmann et Benny Jaberg pourraient bien être les derniers jalons. Ces rencontres nourrissent l’œuvre de Schmid jusqu’à en devenir la matière même. C’est le cas par exemple de ses amies et actrices Bulle Ogier et Ingrid Caven – “un écran blanc sur lequel il peut peindre”, dit de cette dernière Renato Berta. C’est le cas aussi des autres réalisateurs qui l’influencent dans des œuvres fécondes et quasi bicéphales : avec L’Ombre des anges (1976), Schmid adapte la pièce de Fassbinder L’Ordure, la ville et la mort et lui confie le rôle principal.

En près de quinze films pour le cinéma et la télévision et une demi-douzaine de mises en scène d’opéra, Schmid déploie une œuvre de la mémoire dont le lieu matriciel pourrait bien être le hall d’un hôtel. Hofmann et Jaberg citent les extraits des films de Schmid comme Agnès Varda utilisait les films de Jacques Demy dans Jacquot de Nantes (1990). Ici nulle séparation entre la vie et l’art, les deux ne font qu’un ; souvenirs et rêveries se mêlent ; les films sont une mémoire qui a trait à l’enfance. Une fois le lieu secret de son imaginaire désigné – Schmid a fait de cet hôtel de montagne suisse où il a grandi dans le carcan matriarcal le sujet de Hors saison (1992) – Hofmann et Jabert ne cessent d’y revenir comme à la recherche d’une apparition. Il y a quelque chose de musical dans cette idée, la scansion d’un leitmotiv qui n’est pas que le lieu de la mémoire : c’est aussi le lieu de la représentation.

 

hypnose

Son premier film pour le cinéma, Cette nuit ou jamais (1972), est l’histoire d’une double représentation. Tourné dans l’hôtel familial, il évoque une tradition en Bohème où une fois l’an, maîtres et serviteurs inversent les rôles. Une troupe d’acteurs vient jouer des saynètes aux serviteurs devenus maîtres. Ce qui frappe dans ce spectacle en miroir, c’est la transformation du spectacle en hypnose. Le premier plan du film est un cadre fixe où entrent un à un des serviteurs à la démarche fantomatique d’acteurs du cinéma expressionniste. Cet effet de ralentissement se poursuit dans une scène clef : les serviteurs viennent s’asseoir face caméra, guidés par la maîtresse des lieux qui tend les mains telle une prêtresse. Ils restent ainsi alignés comme des fantoches qui attendraient que la vie se pose sur eux. Les comédiens jouent alors des saynètes connues (la mort de Mme Bovary) et l’un d’entre eux finit par les pousser à la révolte, leur expliquant que les classes sont une invention du système. Seul un rire grotesque vient répondre à l’appel. Car les serviteurs sont incapables d’agir, d’imaginer même – donc de mettre en scène – l’acte de la révolte. Mais ils semblent aussi incapables de regarder, car contrairement aux maîtres, ils restent de glace devant le spectacle. Le montage multiplie les plans des regards obliques qui s’appellent l’un l’autre : un regard suit une direction qui mène à un autre personnage qui mène lui-même à un autre… Les regards bien vivants des acteurs qui jouent s’opposent aux regards mortifères des serviteurs, exsangues. Derrière l’allégorie politique, Schmid dit aussi que le cinéma est une forme d’hypnose collective.

 

 

L’hypnose est en effet moins un état proche du sommeil qu’une focalisation extrême de l’attention. La direction d’acteurs de Schmid n’est en ce sens pas très éloignée de l’idée de Werner Herzog de faire jouer ses acteurs sous hypnose dans Cœur de verre (1976). Les regards exorbités, la démarche ralentie transforment ce terrain de jeu en valse de fantômes. D’une certaine manière, tout personnage de Schmid est un spectateur hypnotisé. Le petit garçon de Hors saison regarde les passages des clientes divas dans l’espace clos et théâtralisé de l’hôtel, de même que les pensionnaires de la maison de retraite du Baiser de Tosca (1984), d’anciennes grandes voix, ressuscitent un passé dont ils ne sont plus que les spectateurs. La réalité elle-même devient spectacle. Ainsi les personnages de Schmid qui existent pleinement sont ceux qui laissent entrer le spectacle en eux, ou qui entrent dans le champ du spectacle.

 

ravissement

Daniel Schmid, le chat qui pense montre bien la curiosité d’un cinéaste spectateur assoiffé : il voyage sur des territoires variés aussi bien physiques qu’artistiques. Entre les Grisons de sa naissance où il revient à la fin de sa vie, Berlin, Munich et Paris, Daniel Schmid aura également été à Shanghai où les réalisateurs partent pour retrouver sa trace. Mais ce voyage est aussi un voyage entre les arts. De la découverte de l’Asie et du kabuki, il tire son film Le Visage écrit (1995). C’est cependant l’opéra qui nourrit en profondeur tous ses films, comme à l’inverse ses mises en scène d’opéras se nourrissent du cinéma. Sa mise en scène de Guillaume Tell prend ainsi place à l’intérieur du cadre d’une caméra.

La Paloma (1974), sur lequel Hofmann et Jaberg s’attardent pourtant peu, est le film qui rend sans doute le plus la dimension poétique de toute l’œuvre de Schmid. Jouant sur la chanson populaire titre, le récit est très simple : le Comte Isidor semble s’ennuyer au spectacle jusqu’à ce qu’apparaisse Viola (Ingrid Caven), dite la Paloma, qu’il va venir voir chanter tous les soirs. Une fois de plus, l’action passe par le regard et l’énamoration se crée entre salle et scène : le Comte est un spectateur ravi, au sens étymologique, par le spectacle. Viola, parce qu’elle est malade, accepte de s’enfermer sur une nouvelle scène, celle du château du Comte et de ses somptueux paysages. Elle y rencontre le meilleur ami d’Isidor, Raoul, lui-même acteur à sa manière puisqu’il prend le masque de l’amoureux fougueux mais l’oublie aussitôt. Viola en meurt. Suivant sa volonté, le Comte doit demander à tous ceux réunis autour de la tombe de découper sa dépouille contre de l’argent. Ils refusent et reculent un à un ; le Comte, seul en scène, devient lui-même acteur du destin. C’est à ce prix seulement qu’il peut retourner dans la salle où tout avait commencé, comme un retour dans le temps où un prestidigitateur psalmodie un “souvenir, souvenir” qui laisse place à toutes les interprétations.

L’image du “chat qui pense” choisie pour titre n’est pas anodine : le chat observe la scène avec un regard qui en dit long. Mais si bien regarder est déjà agir, c’est aussi un peu tuer : la contemplation n’offre rien de moins qu’un portrait du temps qui passe, une forme de doux meurtre qui attend la résurrection par le souvenir ou par le spectacle enfin rejoué. L’amoureux contemple la créature aimée, le réalisateur l’acteur, le spectateur le film… Hofmann et Jaberg réalisent le portrait de Schmid spectateur devenu réalisateur – et en creux le leur, spectateurs des films de Schmid devenus réalisateurs d’un film bel et bien avec lui, l’acteur d’un ultime film qui serait celui de sa mémoire reconstituée.

 

Martin Drouot (décembre 2012)