Asset Publisher

返回

Une ombre recouvre la terre

Une ombre recouvre la terre
Après Les Bosquets (2011) et Kamen – Les Pierres (2014), Tu crois que la terre est chose morte (2019) est le troisième film de Florence Lazar qui entre au catalogue Images de la culture. Dans ce documentaire tourné en Martinique, elle enquête sur la catastrophe écologique et sanitaire due au chlordécone et les mouvements militants pour une autre agriculture et un autre rapport à la nature. Par Eric Arrivé.

Deux femmes collectent et commentent les différentes plantes qu’elles dénichent le long de leur balade bucolique dans la forêt martiniquaise. La scène, qui ouvre ainsi Tu crois que la terre est chose morte de Florence Lazar, semble pointé vers la leçon de botanique. Pourtant, l’enjeu est tout autre et sera dévoilé dans une scène ultérieure où l’on comprend que ce genre de cueillette est destinée à alimenter la transmission d’un savoir et d’un savoir-faire qui s’inscrivent dans un vaste projet de restauration d’un environnement dévasté. Chacune de ces plantes est alors identifiée, nommée, positionnée dans la pharmacopée vernaculaire et décrite selon ses vertus médicinales. Mais avant d’aborder ce volet plus méthodique, l’entrée en matière se fait immersive, caressante, empreinte de multiples attachements. Les regards et les gestes des deux femmes sont à la fois ciblés et holistiques. Parfois, une trouvaille effective suggère une autre potentielle, dans un lien hérité de pratiques immémoriales, mais dont les glaneuses n’ont aucune peine à énoncer le contexte historique : les nécessités de la survie individuelle et collective pour les esclaves marrons fuyant l’exploitation et les sévices de la plantation coloniale.

Florence Lazar est artiste plasticienne et réalisatrice de films documentaires. Elles revendiquent, pour créer ses œuvres, une attention particulière aux gestes et aux paroles qui ne s’en laissent pas conter face aux grands récits dominants, particulièrement lorsque ces récits ont pour fonction de normaliser l’histoire et la géographie. Elle s’est notamment penchée depuis les années 1990 sur les opérations de purification ethnique qui ont été perpétrées au cours – et à l’issue – de la dissolution de la Yougoslavie. Kamen – Les Pierres (2014), un des films qu’elle consacre à ce thème, interroge l’effacement de la mémoire de ces événements par le bricolage d’une multiculturalité de pacotille servant à couvrir des réalités bien plus sordides. Il peut être vu comme la version tragique de La Litanie pour des gens heureux, court métrage de 1971, dans lequel Karpo Godina avait traité cette falsification ayant déjà court sous le régime titiste, dans un registre plutôt ironique pour mieux défier la censure.

Le travail de Florence Lazar porte aussi sur la construction des engagements politiques et la transmission de la parole militante. Elle a ainsi produit une série photographique entre 2008 et 2012 présentant un ensemble de documents comme autant de jalons du parcours intellectuel et militant de son propre père. En 2016, à l’occasion d’une commande accompagnant l’inauguration du collège Aimé-Césaire à Paris, elle reprend ce même dispositif pour mettre en avant des objets choisis en concertation avec les élèves parmi les fonds de différentes archives concernant le mouvement anticolonial. Cette expérience la confronte à un contexte qui lui est beaucoup moins familier que les Balkans et la pousse à faire des recherches sur la Martinique, terre natale de Césaire.

Pour la plupart des métropolitains, cette île des Antilles est synonyme de plages paradisiaques et de randonnées dépaysantes. Comme tous les clichés glanés outre-mer, il s’accompagne parfois d’une vague conscience que ce décor possède une autre face moins reluisante. Les mouvements sociaux locaux qui surgissent parfois dans les actualités ou les grandes figures littéraires incluses au compte-goutte dans les programmes scolaires alimentent de loin en loin cette conscience nébuleuse. De l’histoire de la colonisation, le roman national ne retient finalement que quelques événements décontextualisés et le bilan jugé globalement positif de l’action civilisatrice lancée par la France, comme a tenté de l’imposer une loi en 2005 1.

A contrario, Florence Lazar découvre rapidement, lors de ses premiers arpentages sur place, une situation sanitaire catastrophique. Cette catastrophe résulte, entre autres, de l’usage intensif du chlordécone dans les plantations de bananiers. Il s’agit d’un insecticide dont la toxicité s’avère telle que la vente en est interdite en 1993 après avoir été employé massivement pendant deux décennies. Au-delà de ce produit en particulier, l’agriculture martiniquaise présente bien d’autres facettes d’une surexploitation de la terre et de la force de travail, typiques de l’agro-industrie : surconsommation de pesticides, monocultures sur de grandes surfaces, épuisement des sols, pollution de l’environnement, répression des luttes syndicales, etc. À cette dimension industrielle de la catastrophe, s’ajoute bien évidemment l’empreinte de l’histoire coloniale.

Très rapidement, Florence Lazar entre en contact avec des personnes porteuses de luttes contre les ressorts et les conséquences de cette catastrophe. Elles seront les principales figures dont les témoignages s’égrènent tout au long du film : Véronique Montjean 2, co-fondatrice d’un collectif ayant occupé des terres agricoles dès les années 1980 3, Emmanuel Nossin, ethno-pharmacologue animateur d’un catalogue raisonné des plantes médicinales caribéennes, des membres de l’ASSAUPAMAR, une association de défense de l’environnement… Ces rencontres influencent l’orientation que la réalisatrice donne finalement à son enquête et l’enjeu qu’elle souhaite mettre en avant. Selon ses propres termes, il consiste à “rendre visible cette contamination comme la trace et le prolongement de la violence coloniale”. La dégradation des conditions de vie des habitants de la Martinique est ainsi interprétée comme le produit d’un habiter colonial 5, un rapport de domination écologique qui descendrait en ligne plus ou moins directe de la mainmise européenne sur la zone caribéenne à la suite des expéditions de Christophe Colomb.

Le parti-pris de Florence Lazar l’amène à se focaliser sur les luttes de réparation, celles qui cherchent autant à rétablir un environnement propre – à la fois sain et fait d’attachements particuliers – qu’à rendre sa dignité à la mémoire de celles et ceux qui ont souffert dans leur chair des affres de l’exploitation coloniale. C’est un film militant, indubitablement, et l’artiste ne se cache pas de refuser la grande séparation qu’on enjoint (trop) souvent à opérer entre les ressorts politique et esthétique d’une œuvre. Cela est tout à son honneur. Mais la réparation est-elle la perspective adéquate face à la catastrophe ? Non pas qu’il faille s’abstenir de réparer, mais ne faut-il pas envisager que les capacités de réparation ne finissent submergées par la vague catastrophique dont la dynamique ne semble pas s’épuiser ?

Le film de Florence Lazar est finalement rempli par une absence : celles des plantations et des usines qui occupent les terres, les corps et les esprits des Martiniquais. Cette absence pourrait refléter le tabou que représente le chlordécone qui, certes, a dévasté le pays, mais ne représente aussi qu’un maillon dans l’industrialisation de la filière où est employée une grande partie de la population. Les quelques images du centre d’empotage 6 sont exemptes de paroles et de corps. Elles ne manifestent pas le genre de proximité que la réalisatrice a pu établir avec les petits planteurs ou les militants de la biodiversité. Assurément, des contraintes existent qui peuvent expliquer cet empêchement, mais ces mêmes images suggèrent aussi que, à l’égal des pesticides, l’emballage en carton est aussi constitutif de la catastrophe en permettant l’intensification de la culture bananière 7. On s’éloigne alors d’une explication par l’habiter colonial et l’on remet sur le devant l’inexorable course à la productivité qui suscite l’emploi conjoint du chlordécone et de la manutention standardisée.

Dans la colonisation du monde caribéen par les Européens, l’économie de plantation prend son essor tardivement, non pas dès le débarquement de Colomb mais plutôt au XVIIIe siècle. D’après Jérôme Baschet, historien médiéviste, le monde qui s’empare des Amériques à la fin du XVe n’est pas encore le nôtre et ses ressorts ne sont pas comparables. Dans le premier cas, il s’agit encore du (long) Moyen-Âge, dont la dynamique propre est qualifiée par Baschet de féodo-ecclésiale. Dans le second cas, il s’agit du capitalisme, dont la dynamique propre est fondée sur la reproduction tautologique du capital. Faire un trait d’union entre les grandes découvertes des XVe et XVIe siècles et les ravages de l’exploitation industrielle des ressources, même en concédant de nombreuses sinuosités, c’est oublier la rupture fondamentale entre les sociétés d’Ancien Régime et la course à la productivité qui anime le capitalisme industriel. Entre les deux, l’avènement du travail comme forme générale de toutes les activités productives – et la place centrale qu’il occupe dans la reproduction de la société elle-même – ont totalement reconfiguré le lien social et lui impose des contraintes inédites. Ces contraintes offrent une explication plausible de la catastrophe en cours sans avoir à enrôler d’autres infamies en renfort.

Si la prise de contrôle des Amériques et des Caraïbes par les explorateurs européens est tout aussi condamnable que l’empoisonnement des sols par les entreprises agro-industrielles, c’est cependant pour des raisons tellement différentes – et même irréductibles – qu’on peut se demander si la confusion entre les deux ne laisse pas dans l’ombre ce qu’il faudrait viser aujourd’hui dans les luttes actuelles contre ce qui nous oppresse. Malgré tous les bénéfices que l’on peut accorder au film de Florence Lazar, cette ombre recouvre Tu crois que la terre est chose morte.

 

Eric Arrivé, août 2021.

 

1 Loi n°2005-158 du 23 février 2005, article 4, alinéa 2, supprimé par décret en février 2006.

2 Florence Lazar lui a par ailleurs consacré un court métrage (125 hectares, 2019, 33’) présenté sous forme d’installation lors de son exposition au Jeu de Paume à Paris en 2019.

3 Christine Chivallon, Espace, mémoire et identité à la Martinique. La belle histoire de Providence, dans Annales de géographie, n° 638-639, 2004.

4 Rencontre avec l’artiste à l’occasion d’une journée d’étude du laboratoire de recherche de l’ENSAD le 17 novembre 2020.

5 Malcom Ferdinand, Une écologie décoloniale - Penser l'écologie depuis le monde caribéen, Seuil, 2019.

6 Opération qui consiste à laver, trier et conditionner les bananes pour assurer leur transport dans les meilleures conditions.

7 Entre 1961 et 1965, le conditionnement en cartons de la banane martiniquaise passe de 13 % à 98 % de la production.