Les “appunti” de Pier Paolo Pasolini
En 1961, Pier Paolo Pasolini est en Inde avec Alberto Moravia et Elsa Morante. Le récit, ou plutôt le journal de ce voyage, est publié sous le titre L'Odeur de l'Inde (Gallimard/Folio, 2001). En revanche, on date Notes pour un film sur l'Inde de l’année 1968. Année clé pour le monde et Pasolini en particulier. Dans un article paru dans L'Espresso, il s'en prend aux étudiants italiens qui occupent les universités. Le texte provoque une polémique sans fin. Rentrer dans ce débat nécessiterait un trop long détour. Limitons-nous à dire que, dans ce texte, Pasolini exprime une position anti-moderne. Il interprète 1968 non pas comme le début d'une révolution populaire, mais comme l'étape ultime du processus de modernisation bourgeoise entamé à la fin de la guerre, et qui a modifié inexorablement la structure de la société italienne. Cette modernisation, il la refuse en bloc.
Le retour en Inde se comprend mieux si l'on tient compte de cette démarche d’intellectuel “anti-moderne”. Orphelin de Gandhi, le pays marche à son tour vers la modernisation. Pasolini est curieux de savoir si cette modernisation sera différente de celle, occidentale et bourgeoise, qui a déjà gagné son monde. Ou bien si l'industrialisation de l'Inde prendra des formes nouvelles, différentes. Il pense que cette interrogation peut faire l'objet d'un film de fiction.
Le journal de 1961 était la cristallisation, intime et poétique, d'un voyageur. Il n'avait pas d'autre but que la traduction littéraire des impressions et des émotions du poète. Notes pour un film sur l'Inde est différent. La dimension privée (que le mot notes conserve) est redoublé par un désir d'universalité qui pour Pasolini ne peut s'épanouir que dans la narration, dans un récit romanesque. Ces notes ne seront pas un documentaire comme celui que Rossellini tourne en 1958, c'est-à-dire une œuvre pédagogique. Plutôt, un film sur et pour un film à venir – qui ne sera finalement jamais réalisé.
Ebauche d'un projet inachevé, rarement cité, souvent oublié lorsqu'on évoque la filmographie de Pasolini, Notes pour un film sur l'Inde est pourtant une œuvre d'une perfection absolue. Pasolini commence par poser un étrange rapprochement : la question de l'Inde actuelle – dit-il – est celle de la religion et de la faim. Dans cette formule, qui réunit en une seule phrase les différentes réalités d’un pays immense, il y a tout Pasolini : son âme double de philosophe (matérialiste) d'un côté et d'anthropologue (idéaliste) de l'autre ; et une troisième âme (le poète) qui tient ensemble les deux autres dans une cohérence absolue et pourtant fébrile.
Fébrile, car un poète se limite à saisir le monde, alors que Pasolini l'enregistre (comme un cinéaste) et surtout l'interroge (comme un journaliste). Il reprend le micro de Comizi d'amore (enquête sur la sexualité de 1965) et se met à la recherche de son conte. La première question est tirée d'une légende populaire. Elle exprime de manière allégorique la question de la religion et de la faim : un maharaja quitte son palais. Il rencontre des tigres qui meurent de faim et décide de les nourrir de son propre corps. L'enquête, qui par liberté et légèreté semble tenir du hasard des rencontres, avance au contraire selon une logique précise qui rappelle les écrits d'Engels sur l'Angleterre. La réponse d'un saint homme appelle celle du secrétaire de la fédération communiste de Bombay. De celui-ci on passe à des ouvriers. Des ouvriers aux paysans. De la ville à la campagne. C'est le Pasolini sociologue, dépassé dans un second temps par le scénariste. Le cap reste le film à venir. Un film qui se précise. Regardant du même œil-caméra tantôt les visages des Indiens (pour un casting à venir) tantôt les illustrations d'un livre sur les maharajas, Pasolini semble en découvrir le scénario.
Dans cette mise à plat du mythe et du réel, il y a la conception pasolinienne de l’art populaire. Le mythe, le conte populaire issu de la culture anonyme, est toujours quelque chose de vivant. L’hypothèse de travail, que les Notes vérifient dans chaque phonogramme, est que le mythe (et notamment le mythe religieux) parle toujours au présent, qu'il décrit la condition d'un peuple plus que la première page d'un journal. Et ce, avec une universalité qu'aucun reporter ne saurait atteindre.
Le film à venir sera un film sur le monde ancien et le monde nouveau. La première partie, celle où le maharaja quitte son palais, représentera l'Inde au moment de sa libération. Celle où la famille du maharaja, abandonnée et en misère, meurt de faim, représentera toute l'Inde moderne. Elle se terminera avec la crémation des restes du maharaja dans une ville lointaine.
Cette capacité qu'avait Pasolini d'enfermer une réalité complexe dans une simple métaphore est son plus grand don. Plus fort que le philosophe, que le poète, que le sociologue... il y a le conteur. C'est là aussi sa grande modernité (“Moi, moderne parmi les modernes” dit un vers de l’un de ses poèmes). Cette modernité, qui est celle d'un anti-moderne, le rapproche des cinéastes de l'Asie contemporaine : Apichatpong Weerasethakul, Raya Martin, Vimukthi Jayasundara. C'est le fait de lire et de voir les expressions littéraires et picturales de la tradition populaire (les Evangiles, la peinture de Giotto, Les contes des Mille et une nuits....) comme des récits hautement politiques, où le peuple cristallise son expérience de vie.
Eugenio Renzi et Antoine Thirion, décembre 2010.