Editor de continguts
Adachi = Image(s)
C’est à Francfort qu’il m’a été donné de voir pour la première fois un film de Masao Adachi – Terrorist, son dernier film en date. C’était au printemps 2007, lors du festival Nippon Connection – le festival européen le plus au fait de la création cinématographique japonaise contemporaine. Je me souviens encore de cette salle inconfortable, salle de cours d’un campus étudiant transformée pour trois jours en salle de cinéma. Non seulement le nom d’Adachi m’était alors connu, mais il était même recouvert d’un léger vernis de mythologie : au cours de mes recherches sur le cinéma japonais, j’avais pu mettre la main sur l’impressionnant volume de ses entretiens avec Gô Hirasawa, Eiga/Kakumei (Cinéma/Révolution) 1, ou l’histoire du Japon d’après-guerre racontée par un cinéaste insaisissable, surréaliste et marxiste, héraut du cinéma expérimental au sein du mythique groupe VAN, compagnon d’armes et de caméra de l’Armée rouge japonaise (ARJ) – une histoire de l’underground japonais et ses pratiques alternatives, croisée avec celles des cinémas pink (érotique) et militant. Toutefois, impossible encore à l’époque de voir ses films, sinon ceux qu’il avait écrits aux côtés de Kôji Wakamatsu et quelques autres.
De fait, le souvenir que je garde de cette séance tient moins au film lui-même qu’à une courte vidéo diffusée en ouverture. Quand les couloirs de l’université de Francfort permettaient de croiser une bonne dizaine de jeunes cinéastes japonais, Adachi y parlait face caméra pour justifier son absence. Son implication passée dans le combat pro-palestinien aux côtés de l’ARJ et du Front populaire de libération de la Palestine (FPLP) lui valait – lui vaut encore – l’interdiction de quitter le territoire japonais. Dans sa vidéo toutefois, au comble de mon indignation, il incriminait le gouvernement français pour son refus obstiné de lui laisser passer les frontières de l’Union européenne.
De fait, la première vertu des films concomitants de Philippe Grandrieux et d’Eric Baudelaire réside ainsi dans leur façon de réveiller ce souvenir et cette indignation trop vite enfouis. Ou plutôt d’apporter les éléments nécessaires à la définition du malaise alors ressenti. Adachi est en Europe condamné à n’être qu’une image : il n’y sera jamais plus, sauf extraordinaire, non seulement présent, mais encore présent à son image – la violence de cette interdiction, qui le condamne à ne jamais pouvoir justement balayer de sa présence l’image qui le re-présente. Mais de fait, Adachi n’a-t-il pas de lui-même investi depuis longtemps cette place-là, où le réel et ses images ne sauraient justifier de leur co-présence sans lever des problèmes fondamentaux ?
équations
“Après avoir déployé leur formation pour attaquer, mitraillant au hasard à la Kalachnikov et jetant des grenades, mes compagnons se remirent à ramper. Ils encerclèrent un point arboré et, sur un ton calme et solennel, le capitaine adressa un discours en direction de ces fourrés. De nouveau, des tirs tous azimuts à la Kalachnikov. Les six guérilleros s’élancèrent. Ils capturèrent les camarades déguisés en soldats israéliens blessés et commencèrent à les désarmer. Je serrai ma caméra, un peu stupéfait. Tu vois, ça c’est une belle opération, me dirent-ils fièrement, à commencer par le capitaine : Nous, les soldats du Front Populaire de Libération de la Palestine, nous exposons nos théories à l’ennemi, quel qu’il soit, pour tenter de le convaincre. Si malgré tout il souhaite combattre, nous le capturons ou le tuons. Ils m’expliquèrent ainsi comment cette simulation de combat s’était déroulée avec précision, dans les règles de l’art. Je savais très bien qu’il s’agissait d’un exercice et que les guérilleros avaient pris le risque, pour la caméra, d’effectuer la manœuvre près des positions ennemies sous les rayons du soleil levant qui vous exposent dangereusement aux regards extérieurs. Pourtant, je n’avais pas pu appuyer sur le déclencheur de la caméra. Pourquoi ?
Les guérilleros répartissent leurs rôles au combat. Mais cette fois, ils avaient en plus le rôle d’acteurs de cinéma, pour la propagande en vue de la libération de la Palestine. C’est ce qu’ils ont montré clairement à la caméra en se badigeonnant de jus de mûre. Car ils ne font pas de différence entre leur réalité quotidienne et le combat irréel qu’ils avaient mené pour ma caméra.” 2
Cette distinction délicate entre le réel et ce qui ne l’est pas s’énonce plus loin dans le même texte en l’équation suivante : “film d’information = propagande = lutte armée.” En effet, si, comme l’affirme l’un des combattants qu’Adachi et Wakamatsu interviewent en 1971 dans leur documentaire Armée rouge/FPLP : déclaration de guerre mondiale, l’unique propagande du FPLP face au déversement quotidien des médias dominants (en l’occurrence américains) ne saurait être que la lutte armée, la question se pose de la place à accorder dès lors au cinéma ou à ces “films d’informations”. Les comptes rendus au réel, la prééminence du fait-même ont toujours été l’exigence première de la propagande, de quelque bord qu’elle soit, fasciste ou progressiste. Mais le trouble d’Adachi, alors incapable de lancer l’enregistrement, ne témoigne-t-il pas d’une position malaisée ? Quel genre de redoublement le cinéma peut-il s’autoriser en effet si l’action même est propagande, en d’autres termes, si l’acte vaut pour tout discours ou métadiscours ? Dans le film de Baudelaire, Adachi rapporte le dialogue suivant avec Wakamatsu, alors que celui-ci lui rend sa visite annuelle au Liban : “Tu as arrêté de faire des films pour faire des choses impossibles au le cinéma ? – Non, ce serait possible aussi au cinéma, mais la réalité est plus intéressante.”
Adachi se révèle ainsi un homme d’équations. Chez Grandrieux, d’autres viennent complexifier encore l’écheveau de ces relations : “faire un film = faire la révolution” ou “révolution = je ne comprends pas”. Faudrait-il donc dire : “film = je ne comprends pas” ? Sans doute, mais pareil syllogisme n’est jamais évident avec Adachi, car chez lui le signe = ne semble jamais être le signe d’une coprésence sereine ; la sensibilisation plutôt d’une relation, la mise en rapport de deux entités dont chacune se donne comme le risque ou l’inquiétude de l’autre. Aussi écrirait-on : Adachi = image(s).
pensée du paysage
Les films de Grandrieux et Baudelaire, auxquels il convient d’ajouter, entre autres, celui qu’Antoine Barraud consacre à Kôji Wakamatsu (Les Maisons de feu), reviennent volontiers sur l’expérience libanaise d’Adachi et ses trente années passées dans l’ombre des fedayins – “27 années sans images”, comme le souligne Baudelaire, mais cette absence-là, au gré des bombardements et des rushes détruits, confère à l’éventualité même des images l’intensité d’une existence que peu, dans les cinémas japonais et mondiaux, auront su mettre ainsi en relief (entendre à ce sujet l’anecdote racontée par May Shigenobu, l’obligation qui lui a été faite de jeter régulièrement toutes ses images, sinon les plus insignifiantes).
A ce titre, le geste de Baudelaire justifie de la plus grande logique comme de la plus grande générosité : à sa demande, il pourvoit aux images qu’Adachi lui-même ne peut plus tourner, lui cédant presque la paternité des siennes propres ; pour faire le portrait d’un homme, montrer les images qu’il a ou aurait tournées. On y retrouve l’option déjà adoptée par Nagisa Oshima dans Il est mort après la guerre (1970), pilier de la pensée dite “du paysage”, aux côtés d’AKA Serial Killer, tourné justement par Adachi quelques années avant son exil libanais. Cette pensée du paysage se donne comme l’autre grand fait d’arme d’Adachi. Baudelaire, quitte à couler ses propres images dans celles qu’Adachi rêve à partir de ses souvenirs, semble vouloir prendre à son compte la méthode d’AKA Serial Killer, où pendant 90 minutes l’on ne voit qu’une suite de vues paysagères, intrigantes et muettes, filmée dans tout le Japon. Les explications qu’Adachi en donne ici nous éclairent : partir fin 1969 sur les traces de Norio Nagayama, l’une des premières incarnations du serial killer au Japon, devait permettre d’en comprendre les motivations. Mais chemin faisant, Adachi et son équipe prirent conscience que le Japon présentait désormais un visage uniforme, transformant le territoire dans son entier en une projection de Tokyo. Mieux : ce visage uniforme, étouffant de banalité, était dans le Japon modernisé de la société de masse le nouveau visage du pouvoir, tel qu’il s’infuse dans toutes les infrastructures. Quand chez Baudelaire ce discours se superpose aux images du Tokyo d’aujourd’hui, l’héritage semble affirmer son évidence.
Pourtant pareil soupçon est illégitime, car quelle qu’ait été la volonté de Baudelaire, son Anabase n’entretient que très peu de rapports avec AKA Serial Killer. Trois différences essentielles :
Primo : L’Anabase est volubile, fondée sur les discours et récollections d’Adachi et May Shigenobu, quand AKA s’obstine à garder le silence, sinon pour de maigres indications topologiques ou événementielles.
Secundo : cette dépendance à la parole ne cesse de décaler les temps de L’Anabase, dont les images, selon qu’elles sont surmontées d’un souvenir datant des années 1960 ou du présent général de la théorie, semblent ainsi ressortir à des temporalités différentes.
Tertio : cette illusion commune à de nombreux films fondés sur une disjonction son/image démontre en creux l’assujettissement des images au discours. A partir de ce constat, la pensée du paysage veut au contraire déprendre l’image des grilles langagières qui conditionnent son appréhension, dans la mesure où le langage lui-même, dans sa dimension normative, n’est pas sans rapport avec la dissémination du pouvoir “par tout le paysage”.
image paysage langage
Question d’équation, une fois encore : “Image « Langage”, telle est celle que pose Masao Matsuda, théoricien-scénariste d’AKA Serial Killer, à lire “Image = Langage” ou encore “Image Paysage Langage”, où le signe = commanderait donc la réduction, dans le paysage, de l’écart entre image et langage (parent, en quelque manière, de l’écart entre signifiant et signifié, entre le signe et son référent) 3. Parvenir ainsi à une image intransitive, ne renvoyant à rien d’autre qu’elle-même, une “image-paysage-langage” effondrée sur elle-même, toute d’énergie contenue.
Le film de Baudelaire ne cesse au contraire de produire des écarts, entre May et Adachi, entre leurs récits, le temps de chaque plan, la nature des images (archives personnelles ou télévisuelles, etc.). Une dynamique proliférante aux antipodes de la volonté entropique de réduction à l’œuvre dans la pensée du paysage. Eric Baudelaire sans doute a raison de démultiplier les images pour dresser le portrait de qui, justement, en fut privé 27 années durant – l’absence de son visage restitue cette béance, qui est justement celle d’une vie de cinéaste menée au risque des films et des images même : “Je devais avoir à peu près 200 heures de film, nous dit Adachi. Tout ce qui me restait, je l’ai perdu en 1982, alors que tout Beyrouth était bombardé […]. Je regrette beaucoup d’avoir perdu ces images. Les gens de l’Armée Rouge Japonaise ont vu une partie de ce que j’avais filmé, et m’ont dit que je ne filmais que des choses bizarres, ils blaguaient et disaient : j’ai compris, à la fin tu dirais voilà ce qu’est le cinéma et tu termineras sur un gros plan d’une plante de pied. Je me souviens juste de cette blague, et pour le reste, je ne peux que penser que ça n’a pas existé.”
Là où Baudelaire semble trop loin pour filmer ceux qui parlent, Grandrieux voudrait au contraire aller si près d’Adachi qu’il puisse l’entendre penser, comme le suggère l’ouverture de son film : son monologue chuchoté et rhapsodique permet d’entendre un Adachi inconnu, loin du militant ou du théoricien que ses textes révèlent volontiers. Resurgit le surréaliste qu’il a toujours voulu être depuis sa découverte d’André Breton, au tournant des années 1950-1960. Bien sûr on retournera au Liban, au moins en paroles, mais la méthode de Grandrieux est tout autre que celle de Baudelaire. En ce sens leurs films, parfaitement indépendants l’un de l’autre, sont tout aussi parfaitement complémentaires. Ici encore l’image fait problème. Ou plutôt entend-elle dépasser son régime commun d’apparition, pour se faire relevé d’intensités, courbes isothermes, diagrammes des souffles et du déplacement des masses d’air : tout ce qu’un corps modifie dans son environnement immédiat – ces pièces confinées où il recueille la parole d’Adachi, ces espaces ouverts, parfois saturés par la foule, au milieu de laquelle il enregistre l’anomalie de sa présence, mais aussi cet espace qu’un corps flouté révèle au plus près de soi, cette zone infime et indistincte où ses limites, son épiderme se font poreux. Grandrieux à la recherche d’un en-deçà de l’image, qui révèle davantage que l’image même. Non pas son envers mais son épaisseur, là où elle se fait vibrations, là où elle apparaît, justement, au risque d’elle-même. Adachi = image(s).
Mathieu Capel (décembre 2012)
1 Adachi Masao, Eiga/Kakumei, Kawade shobô shinsha, Tôkyô, 2003.
2 Masao Adachi, Le Bus de la révolution passera bientôt près de chez toi – Ecrits sur le cinéma, la guérilla et l’avant-garde (1963-2010), Ed. Rouge profond, coll. Raccords, 2012. Tous mes remerciements à Nicole Brenez pour m’avoir communiqué la traduction de cette citation.
3 Matsuda Masao, Eizô Fûkei Gengo [Image Paysage Langage], Fûkei no shimetsu [L’Extinction du paysage], Tabata shoten, Tôkyô, 1971.