Editor de continguts
La place du mort
Le film de Laurence Garret cherche moins à évoquer le travail du cinéaste Luis Buñuel sous les registres cartésiens de documents bien ordonnés qu’à invoquer sa figure en fantôme, en retracer la vie sous le spectre de son regard. Ce film est donc moins une anthologie qu’une hantologie, ce beau mot de Jacques Derrida (dans Spectres de Marx, éd. Galilée, 1993) où se tiennent conjoints l’hanté et la hantise, ce qui est rémanent autant que ce qui effraie. Car retracer l’itinéraire de Buñuel, c’est confronter son goût du scandale et son insoumission aux normes défrayant l’histoire politique de l’Espagne, de la France et du Mexique. Mais c’est aussi plonger dans un monde du préconscient peuplé de rapprochements à la six-quatre-deux, de rêves et de fantasmes (fantasma, un seul mot en espagnol pour fantôme et fantasme). Deux terrains bien investis par les surréalistes (et rejoints par Buñuel), dont le film récupère intelligemment les leçons. Premièrement en se construisant par touches successives, il évite la narration linéaire ou l’illustration au profit de rapprochements intuitifs. Deuxièmement, il alterne les évocations visuelles et sonores très concrètes avec d’autres totalement rêveuses ou fictionnelles. Troisièmement, il multiplie les incarnations sans les rendre vraiment identifiables.
la déraison nécessaire
Lorsque le scénariste Jean-Claude Carrière évoque son travail avec Buñuel tout en feuilletant un album d’images, il insiste particulièrement sur la technique des propositions d’idées : chacun avait trois secondes pour accepter ou refuser l’idée de l’autre, un temps inférieur à l’apparition de la “raison raisonnable”, laissant place à l’assentiment spontané. Ce qui était en jeu : garder obscures les idées et vivante la capacité de surprise.
Laurence Garret construit son film passant d’un lieu à un autre, qu’on comprend confusément toujours lié au cinéaste (Calanda, sa ville de naissance, le Mexique où il tourna des films et écrivit ses scénarios), mais chaque lieu filmé ne se raccorde jamais directement au suivant. On traverse ainsi sans prévenir une procession dans un village espagnol, le domicile de Jean-Claude Carrière, un studio où l’on enregistre la voix grave de Denis Lavant lisant des textes autobiographiques de Buñuel, des cimetières, une forêt qu’on comprendra mexicaine, un hôtel abandonné… Ces espaces sont moins signifiants en eux-mêmes, moins représentatifs que propres à être investis séparément par la présence spectrale de Buñuel. L’un après l’autre, ils renouvellent à chaque fois l’effet de surprise et interrogent sur ce qui reste de sa figure ici ou là. Et c’est en ce sens qu’il faut entendre le titre du film, En Ningún Lugar (En aucun lieu) : le film s’apparente à la recherche d’un lieu idéal pour évoquer Buñuel, lieu utopique qui est aussi le lieu des morts, hors du temps humain et hors de l’espace terrestre.
La manière dont le film construit ses couches d’images et de sons, toujours hétérogènes, induit un flottement perpétuel, ravivé par le bouleversement de la chronologie. Ainsi, des cartes sur lesquelles est inscrit le titre du film, manipulées par un magicien et se mouvant par elles-mêmes, sont aperçues plus tard imprimées à la main dans une imprimerie artisanale mexicaine, la réalisatrice expliquant ensuite qu’elle y a écrit des messages pour ses morts à elle et qu’elle charge Buñuel de se faire le messager : il s’agit encore d’induire une transition permanente.
un matérialisme spectral
Et pourtant, si quelques images faisant échos aux obsessions buñueliennes sont directement fantasmatiques (une belle et jeune nonne enceinte, une mariée dans un cimetière), beaucoup de plans gardent une forte composante matérielle et documentaire. Certains se veulent presque haptiques (une main caresse un arbre, une jeune femme suivie dans un train en frôle les cloisons intérieures), d’autres montrent très concrètement un travail en train de se faire : un ouvrier à l’imprimerie, des entomologistes capturant des insectes, Denis Lavant à l’enregistrement de sa lecture, des enfants de chœur rangeant des cierges après la messe… Quelques longs plans, très beaux, suivent le preneur de son du film en train d’enregistrer les bruits alentours, se promenant dans un jardin ou un musée.
Cette manière de faire de chaque personne présente à l’image un sujet vivant et le moteur du plan permet de montrer le présent du tournage (en exhibant ses moyens de fabrication) autant que d’inscrire le film dans une réalité tangible. Chacun des corps, saisi de cette manière documentaire, montre son apport concret au film tout en étant aussi visité par l’évocation de Buñuel. Comme si l’esprit du cinéaste disparu pouvait aussi hanter des corps (acteurs aussi bien que techniciens de tout ordre) qui nous restent fondamentalement étrangers, qu’on ne peut identifier ou reconnaître par leur nom. D’ailleurs, Buñuel lui-même en entretien, dans la seule archive filmique où il apparaît, répondait : “Je ne me définis pas.”
C’est peut-être dans cette appréhension documentaire des gens et des lieux que se retrouve la part la plus politique du film de Garret, également présente chez Buñuel et qu’évoque aussi le cinéaste mexicain Carlos Reygadas (dont le visage n’est jamais montré) : documenter en tant qu’outsider une réalité locale dont les habitants eux-mêmes n’ont pas conscience. Selon Reygadas, Buñuel dans ses films avait témoigné d’une culture populaire mexicaine, aujourd’hui disparue à cause de l’impérialisme culturel américain. Le film s’apparente finalement à une sorte de Tombeau pour Buñuel autant que pour les événements historiques qu’il traversa (l’Espagne franquiste abattant son ami García Lorca). Il révèle une quête à la fois magique et ancrée dans la terre, où le cinéma reste le seul liant entre plusieurs réalités hétérogènes : un lieu sans lieu, une évocation à la fois intuitive et logique, expressive et inexprimable, frappante et immatérielle, réceptacle des pratiques autant que des souvenirs.
Pierre Eugène (février 2017)