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Politique de la lenteur
“Si j'ai commencé A l'ouest des rails par filmer les rails, c'est parce que les rails, c'est précisément ce qui relie l'ensemble des parties. Le rail donne aussi l'impression d'un lien entre le passé et le présent. Tu entres dans le passé.” 1 Ainsi le cinéaste chinois Wang Bing décrit-il sa première grande œuvre d'envergure, le film de neuf heures consacré au gigantesque complexe industriel Tie Xi, constitué pendant le temps de l'occupation japonaise et filmé par le cinéaste de 1999 à 2001, au moment même de l'effondrement économique du complexe minier. Consacrée à la désindustrialisation de la Mandchourie et composée de trois parties complémentaires – Rouille, Vestiges et Rails, – cette plongée documentaire multiplie les plans fixes, les gros plans, au sein d'une temporalité d'ensemble qui fait de la lenteur un outil opératoire. “Le récit par étape du déclin de l'usine se ramène à quelques brefs sous-titres : ce long documentaire se joue du temps, le dilate, le contracte, le redouble, selon la logique profonde de cette chronique à la temporalité distendue”, écrit Guy Gauthier à propos de A l'ouest des rails, qui constitue pour l'historien du cinéma documentaire un véritable essai politique, en vertu même de l'extrême cohérence du tournage et du montage, de l'attention minutieuse portée aux personnages, donnant au film la dimension réflexive qui pourrait manquer à une simple chronique. 2
Le principe structural d'immobilité ou de mouvement de la caméra déterminant des focalisations multipliées sur des espaces, sur des visages, sur des gestes, est à l'œuvre dans d'autres films de Wang Bing, notamment dans Crude Oil (2008, mention spéciale au Festival international du film de Rotterdam), film de quatorze heures qui traite de l'extraction du pétrole dans le désert de Gobi, ou dans L'Argent du charbon (2008).
une histoire de la Chine
Avec Feng Ming, chronique d'une femme chinoise (2007), Wang Bing conduit le récit, trois heures durant, de la vie d'une femme tout au long du XXe siècle, qui se confond avec l'histoire de la Chine évoquée jusqu'à aujourd'hui. Filmée en plan mi-moyen, face à la caméra, Feng Ming revisite par la parole la chronique de sa vie et celle de son mari, en un récit qui porte dans un même espace narratif la relation de petits faits quotidiens disant la survie ainsi que la lutte et une analyse macro-historique de la Chine. L'approche documentaire du sujet consiste ici à ne rien omettre de ce qui constitue le réel du personnage au moment où il est filmé, d'aller chercher dans les plis des objets le détail d'un signe, en adéquation avec le flot des mots et la suite des récits égrenés, comme le rappelle Dork Zabunyan dans son texte sur le cinéma de Wang Bing : “Cette mémoire proprement dynamique est rendue d'autant plus sensible qu'un contraste fort s'établit au fil de Feng Ming entre la parole qui la porte et les différents objets de la vie quotidienne qui peuplent le salon de la chroniqueuse : un four à micro-ondes, la gravure d'un paysage chinois, des bibelots, quelques tasses... Remarquons qu'aucun signe d'un engagement révolutionnaire n'est visible à l'écran, comme si, par cette absence, c'était toute la fétichisation de l'histoire qui était par là même empêchée […] – fétichisation qui aurait rendu justement impossible le va-et-vient entre passé et présent précédemment évoqué, qui l'aurait figé dans une image stéréotypée de la lutte prolétarienne.” 3 Le montage du film suit le tempo de l'enregistrement, comme c'est souvent le cas dans les films de Wang Bing.
Le Fossé (2010), d'après Le Chant des martyrs de Xianhui Yang 4, constitue la version du récit de Feng Ming dans l'espace de la fiction. Interprété par des acteurs, le film relate la tragédie des bannissements dans le désert de Gobi de milliers de citoyens chinois, accusés de dérive droitière et contre-révolutionnaire par le gouvernement, à la fin des années 1950. Le film évoque le camp de Jiabiangou où fut interné et où mourut le mari de Feng Ming. Les récits du Fossé – film tourné clandestinement – recoupent ceux de Feng Ming ; le film met en image, par la fiction, le monologue de la femme chinoise, mettant en perspective le paradoxe tragique ce que formulait Feng Ming : les forces de négation de la vie contredites par les puissances de la survie, à la manière du récit de Robert Anthelme sur et de l’espèce humaine 5.
Entre ses films documentaires purs et ses films de fiction, L'Homme sans nom (2009) occupe une place à part dans la filmographie de Wang Bing. Le film joue le rôle d'un miroir qui place le documentaire dans le reflet de la fiction et la fiction dans l'approche méthodologique du documentaire.
L’Homme sans nom, un film sans parole et dans la quasi-obscurité, met en scène un homme vivant aux confins de la survie, seul dans un abri de fortune. Le cinéaste ici occupe une place à distance pour observer l'homme sans nom, avec qui il partage néanmoins les espaces de vie et le temps quotidien. Comme le remarque Frédéric Sabouraud : “Le cinéma documentaire tel que l'envisage Wang Bing se fonde sur une mise à disposition envers une réalité qui lui fait signe et dans laquelle il s'immerge toutes antennes dehors, prêt à suivre l'autre filmé en fonction des surgissements, des déplacements, des éléments, des éléments inattendus, prêt à attendre aussi, sans précipitation. Wang Bing, lorsqu'il tourne, est en phase, en transe, serait-on tenté de dire, avec la réalité dans laquelle il se plonge.” 6
topologie du quotidien
Filmé dans les ruines d'un village abandonné entouré par un vieux mur, l'homme sans nom est littéralement sans identité, sans parole. Le jour, il travaille dans les ruines, en transportant des fragments d’objets ; la nuit, il dort dans une grotte. Le jour, il marche le long des chemins, il se nourrit, franchit l’enceinte du mur, dans une parfaite répétition des jours et des nuits, des gestes. Wang Bing précise dans le catalogue des Etats généraux du film documentaire de Lussas en 2010 : “Le protagoniste de cette histoire vit loin des mondes de la matière et de l'esprit. C'est un homme de quarante ans, il n'a pas de nom. Il a construit sa propre condition de survie. Il va souvent dans des villages voisins, mais il ne communique pas avec d'autres personnes. Il ramasse des restes et des déchets mais il ne mendie pas. Il rôde dans des ruines de villages abandonnés, à la fois comme un animal et un fantôme. Sous la double pression politique et économique, la plupart des gens se retrouvent privés peu à peu de leur dernière dignité. Mais l'homme reste toujours un homme. Il cherche toujours des raisons pour continuer à vivre. J'ai filmé sur une longue durée, en toutes saisons et toutes conditions pour pouvoir capter des moments essentiels.”
Le portrait de l'homme sans nom s'élabore sur une absence de repères, si ce n'est l'évocation du cycle naturel des saisons et des rythmes diurnes et nocturnes. Le temps horizontal célèbre ici l'invention du quotidien par le personnage. Le film dessine une topologie précise des déplacements du personnage et des transformations de matières, ainsi qu'une économie systématique du recyclage. Matériaux organiques, objets trouvés, bois : tout élément trouvé est récupéré, recyclé, déplacé, utilisé, échangé. Si la société des hommes est absente des plans et maintenue aux marges du film, elle est suggérée par l'activité de l'échange. La place du son dans le plan, la nature même du son direct, l'absence de voix ou de musique, donnent à l'espace filmique la force d'un présent en train de se réaliser, dégageant pour le spectateur un espace partagé au premier plan. Le souffle du personnage, ses soupirs, sa toux, les bruits qu'il produit en travaillant, ouvrent le champ filmique vers le spectateur, par un effet de naturalisation de la représentation, sur fond de silence profond. Le spectateur est ainsi invité à engager un colloque silencieux avec l'homme sans nom, qui poursuit sans affect ses activités sous le regard de la caméra.
L'insistance, l’itération des gestes sont les motifs principaux du film de Wang Bing. L'autodétermination de l'homme sans nom s'exerce sans fin, le jour et la nuit, sans qu'une instance quelconque – destinataire, employeur, famille – ne se manifeste. Les gestes, les déplacements, les actions accomplis, semblent effectués sans finalité autre qu'une pure survie. L'insistance et l'obstination du personnage sont le chiffre d'une résistance aveugle et d'une force intérieure, en acte chez tous les personnages filmés par Wang Bing, que Dork Zabunyan décrit à propos de A l'ouest des rails : “Ces jeux mouvants entre l'attente et l'imprévisible qui en découle – sortes de bougés perceptifs qui affinent notre relation à l'expérience ouvrière, – empêchent corrélativement toute esthétisation de la misère, laquelle ne fait rien d'autre que confirmer à sa façon le lieu commun d'une humanité souffrante. Non que, encore une fois, la dureté du labeur et des circonstances soit niée, au contraire ; mais l'endurance filmique de Wang Bing cherche en parallèle à montrer les mille modalités selon lesquelles les ouvriers s'approprient un lieu de travail, où le caractère mécanique des gestes n'interdit pas l'établissement d'un rapport fort, presque organique, aux matériaux.” 7
Wang Bing a agencé son film muet comme un ensemble de quelques plans séquences conçus à la manière de tableaux, dont la matière lumineuse – des tons très sombres aux valeurs peu contrastées – est obtenue par l'usage d'outils numériques spécifiques et de la haute définition de l'image. La matière filmique construit un espace profond et complexe, qui fait écho à l'intériorité du personnage, comme le traitement des couleurs et des matières évoquent l'organicité première des corps et de la terre dans Le Fossé.
Pascale Cassagnau, décembre 2011.
1 Wang Bing, cité par Raymond Delambre, Ombres électriques : les cinémas chinois, Le cerf, 2008, p.298.
2 Guy Gauthier, Géographie sentimentale du documentaire – L’esprit des lieux, L'Harmattan, 2010, p.142.
3 Dork Zabunyan, Wang Bing, et l'insistance des mots et des choses, Trafic, été 2011, n°78, p.53.
4 Xianhui Yang, Le Chant des martyrs – Dans les camps de la mort de la Chine de Mao, Balland, 2010.
5 Robert Anthelme, L’Espèce humaine, Gallimard, coll. Tel, 1947.
6 Frédéric Sabouraud, Wang Bing, entre histoire, mémoire et mythe, Trafic, été 2011, n°78, p. 43.
7 Dork Zabunyan, op. cit., p.50