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Une école de cinéma entre alternative et utopie

Une école de cinéma entre alternative et utopie
Depuis 2001, Le Sapir College de Sderot en Israël accueille en son sein un important département de cinéma et de télévision (Sapir College and Television School) qui fait sa renommée internationale. L'enseignement qui y est dispensé est à l’origine guidé par des motivations distinctes de celles qui peuvent prévaloir dans d’autres formations israéliennes au cinéma, plus proches elles de ce que l’on trouve en Europe, comme The Sam Spiegel Film & Television school of Jerusalem ou le département de Cinéma et Télévision de l’Université de Tel Aviv. Sderot, last Exit, d’Osvalde Lewat, ausculte en détail cette école un peu à part.

Si l’école de Sderot est réputée (et critiquée) pour la liberté d’expression et de création qu'elle offre à ses étudiants, il convient de préciser qu’elle est probablement le dernier endroit du pays où l’on s’attend à trouver un enseignement ambitieux du cinéma. Située à l’entrée ouest du désert du Néguev (terre de tensions permanentes, voisine de Gaza), qui est économiquement et socialement la plus défavorisée d’Israël, l’enseignement y est à l’origine orienté par la nécessité d'établir une connexion entre sa localisation et un objet d'étude, entre un territoire et le cinéma. Dans le programme évolutif établi par Avner Faingulernt, réalisateur et directeur du département, le cinéma est appréhendé à la fois comme vecteur et finalité.

Revenu, il y a onze ans, s’installer dans le kibboutz brésilien de Bror Hayil où il est né, il revendique au point de départ le caractère intuitif de cette démarche. Parler et réfléchir sur le cinéma, s’essayer à en faire aussi, mais autrement, pas de n’importe où, d’un endroit qui lui est propre, et pour d’autres à la marge de la société israélienne autant qu’au centre de l’attention internationale. A Sderot, il est aussi difficile de se détourner d’une réalité confuse et complexe que de se cacher derrière. Erez Pery, enseignant et directeur du Cinema South Festival de Sderot, souligne combien décider de faire du cinéma ici conduit à se poser des questions, à s’interroger sur sa propre situation et son expérience : la proximité de Gaza, qui n’a pas toujours été coupée de la ville, une population cosmopolite d’immigrants venus du Maghreb, d’Ethiopie, d’Amérique latine et d’ailleurs, les populations bédouines alentours de plus en plus isolées, et des étudiants palestiniens pour qui chaque nouvelle explosion de violence est vécue dans la difficulté.

L’utopie de l’école réside d’abord dans la tentation de neutraliser plutôt que de gommer les relations d’appartenance à telle ou telle communauté ethnique ou religieuse, au profit d’un objet que chacun interroge au contact de ceux qui l’entourent. Venir étudier au Sapir College and Television School consiste, essentiellement, à accorder cette valeur (vertu pourrait-on dire) particulière au fait cinématographique. Si les hiérarchies et les déterminations culturelles et identitaires demeurent, ravivées parfois par l’actualité, le réflexe critique comme la pensée s’attachent d’abord au cinéma pour y discerner les rapports pluriels aux réalités humaines dont il se rend capable, par-delà le clivage fiction/documentaire : changer d’angle ou de focale, séparer les choses les unes des autres, a contrario provoquer des rapprochements inédits, revenir en arrière ou anticiper, forger des mondes.

Pour les étudiants, descendants de juifs d’Afrique du Nord, d’Europe, de Russie, d’Ethiopie, du Yémen, ou palestiniens, interroger son rapport au cinéma doit amener à clarifier pour soi-même sa situation sur la carte d’une géographie imaginaire (celle des films) et concrète (Israël), comme sa propre position par rapport à la référence collective. C’est à cet endroit que prend forme le nœud de l’utopie portée par les enseignants du Sapir College and Television School.

 

 

S’affirmer devant les films, puis vouloir faire œuvre, c’est nécessairement développer une pensée autonome concernant un médium qui se gonfle lui-même au pouls du monde : prendre position dans et devant le réel. Il n’est pas anodin de noter que la voie documentaire, sans être exclusive (on tourne aussi des fictions, des films d’animation ou expérimentaux), est ici souvent suivie avec de belles réussites. Nombreux sont d’ailleurs les étudiants qui, sans y être imperméables, relèvent une incompatibilité entre les représentations dominantes (médiatiques et politiques) et celles qu’ils pourraient aujourd’hui considérer comme médiatrices d’eux-mêmes, de leurs perceptions et de leurs aspirations. La voix du système éducatif et les années de service militaire semblent laisser des traces profondes en eux et, au moment de la formation, l’heure du bilan vient aussi. Dans un contexte instable, leurs films laissent fréquemment apparaître la marque des divisions internes et des contradictions de la société civile israélienne. Prenant appui sur un socle théorique solide, l’école ne vise pas le remplacement d’une idéologie identitaire par une autre, mais la réactivation d’une écoute et d’une parole personnelles.

L’édification de ce projet a trouvé un autre aboutissement à sa logique, à travers la création à Sderot il y a dix ans du Cinema South Festival. Cette manifestation, qui se déroule chaque année entre la fin du mois de mai et début juin, a pour but d’apporter une connaissance des réalités et œuvres cinématographiques internationales et plus particulièrement asiatiques, africaines ou latino-américaines. Pour Avner Faingulernt et Erez Pery comme pour les autres membres de l’équipe, qui pour certains sont d’anciens étudiants parfois devenus enseignants, une expérience des créations passées et présentes repérables dans ces pays permet aussi d’inciter le cinéma israélien émergent à regarder dans d’autres directions et à modérer l’influence historique des cinémas européens et nord-américains. Il n’est pas exclu de considérer que les environnements d’où proviennent quelques films significatifs ont sur bien des points un rapport de plus grande proximité ou de résonance avec certaines réalités israéliennes tant d’un point de vue géographique que culturel ou social. Surtout, il est évident à leurs yeux que le cinéma des autres constitue, dans un contexte où les frontières mentales et identitaires pèsent lourdement, un préalable à toute expérience viable de l’altérité alors que le cosmopolitisme de leur société est une donnée incontournable du présent comme de l’avenir du pays. Somme toute une condition existentielle.

Le documentaire Sderot, last Exit d’Osvalde Lewat donne voix et corps aux réalités de l’école : retour sur les origines du projet, situations de cours, paroles d’enseignants et aussi d’étudiants. Ses images comme celles des films de l’école que le documentaire intègre permettent aussi une efficace mise en contexte territoriale qu’appuie avec pertinence une incursion discrète dans la sphère intime, familiale, de certains intervenants. Sans idéaliser ni simplifier les enjeux nombreux qui entourent la pérennité de cette formation, elle n’en prend pas moins la défense d’une singularité, celle d’une autre voie possible, aussi fragile et humble soit-elle. Elle n’en paraîtra que plus précieuse.

 

Jérôme Baron (décembre 2012)