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Bleu ciel, bruits blancs
Comment vous est venue l’idée de ce film ? Pourquoi avoir choisi ce texte ?
Eve Couturier : C’est d’abord une histoire de traduction. En 2002, il y avait peu de traductions de ce texte en français. Celle qui était disponible commettait un contresens évident selon moi en abordant ce texte de manière littéraire et non pas musicale. Il s’agissait de petits détails certes, mais suffisamment révélateurs pour susciter le désir de redonner à Cage la place qui lui revient, celle d’un musicien. Je vous donne un exemple : j’ai traduit si quelqu’un s’endort laissez-le s’endormir ; j’insiste donc sur la répétition du son dor ; dans la traduction précédente, on aurait pu lire si quelqu’un s’endort, laissez-le sommeiller. Cette traduction ne cherchait pas à faire sonner l’écriture, elle ne permettait pas de s’appuyer sur le matériau mot. Cela a fait l’objet d’un débat avec quelques amis anglophones, les questions de traduction ne nous ont jamais paru innocentes. Mais le choix de ce texte, bien sûr, vient de l’intérêt que nous portons en tant que musiciens à l’œuvre de Cage.
Jean-Jacques Palix : La traduction dont il s’agit est celle des éditions Denoël, qui était comprise dans la première édition du livre Silence de Cage en langue française. Un peu après le film, les éditions Héros-Limites à Genève ont publié une nouvelle traduction [trad. Vincent Barras, 2003], sans doute parce qu’ils étaient eux aussi insatisfaits.
J’ai lu sur votre site que la lecture et l’enregistrement, la performance, ont précédé l’idée de faire un film ?
J.-J.P. : L’idée de départ, c’était le sonore : la lecture du texte par Eve pour le donner à entendre et à comprendre. L’idée du film est venue juste après, pendant qu’Eve répétait, qu’elle finissait de corriger le texte. Cela m’est apparu très spontanément. C’était en lien avec le fait qu’on avait une chambre d’amis au dernier étage d’un immeuble, avec la présence permanente du ciel et également la présence du blanc, puisqu’on venait de faire des travaux. Tout d’un coup c’est devenu une évidence, pourquoi pas un film ? Il n’y avait aucune commande, aucun financement, nous l’avons réalisé par pur plaisir personnel, et pour le plaisir de quelques amis.
E.C. : Il n’y avait aucun volontarisme de notre part, ce qui s’accorde d’ailleurs avec la pensée de Cage. Le film vient d’une suite de coïncidences : la discussion autour de la traduction, ce que dit le texte, le fait qu’on avait vue sur le ciel… Aux yeux des spécialistes de Cage, ceux qui ont une responsabilité quant à la diffusion de sa pensée, nous sommes apparus comme des électrons libres, ce qui n’a pas manqué de les perturber. Si j’ai traduit le texte, c’est pour l’adresser aux Français, même s’il me paraissait aussi extrêmement significatif par rapport aux Etats-Unis. C’était juste après 2001. Il y avait eu choc (le mot choc est dans le texte), on commençait à percevoir la vie autrement. Cette lecture était pour moi une source profonde de réflexion.
Quelle réaction a pu susciter votre traduction auprès des spécialistes de Cage ?
E.C. : C’était l’idée du film qui les dérangeait, pas la traduction, l’idée de figer le texte dans une image.
Ce film soulève en effet la question de la transposition de ce que Cage dit à propos du son dans le domaine des images. Mais il faut se souvenir que la conférence a été donnée devant des peintres de l’expressionnisme abstrait, à l’Artist’s Club de New York, et que certaines des positions que Cage a prises vis-à-vis de la musique sont influencées par ce qu’il pouvait observer dans les arts visuels, à l’école de design de Chicago, héritière du Bauhaus, chez Duchamp, Richard Lippold ou Robert Rauschenberg…
E.C. : C’est là aussi, selon moi, la dimension politique de Cage. Sa pensée et son œuvre sont toujours contextualisées, elles naissent d’une perception extrêmement sensible de ce qui l’entoure. Les spécialistes dont j’ai parlé ont tendance à ne considérer ni l’écriture ni les autres formes d’expression parmi lesquelles l’œuvre de Cage trouve sa place. Alors que la contextualisation chez lui est constante. Même à l’intérieur de la conférence, il ne cesse d’ajuster, de juxtaposer des images, de faire des rapprochements entre les connaissances dont il hérite et ce qui se passe autour de lui au présent. Je trouve ça magnifique.
Comment avez-vous conçu les images du film, quand il y a déjà tant d’images dans le texte et qu’il est question avant tout de vide, de silence ?
J.-J.P. : Il y a longtemps que je voulais faire un film sur le blanc et c’était évident pour moi que c’était ce qui correspondait le mieux à l’idée du silence. Je voyais également dans le ciel un équivalent organique au monde de Cage, au même titre qu’il a été obsédé par les champignons ou des choses comme ça.
Cage compare aussi le processus artistique à la météo, au temps atmosphérique en perpétuel changement sans début ni fin.
J.-J.P. : C’est vrai. Filmer le blanc, filmer le ciel correspond tout à fait à sa philosophie. Mais encore une fois, cela s’est fait de manière très spontanée, sans trop y réfléchir. Il me semblait que ce minimalisme-là, qui est minimalisme cool, assez lent, pouvait vraiment accompagner le texte dans son entendement ; il met le spectateur dans un état de douceur, de confort, cela lui permet de se livrer entièrement à l’écoute.
En voyant dans le film ces murs blancs et ces avions, on ne peut s’empêcher de penser à la phrase de Cage sur les White Paintings de Robert Rauschenberg : “[Elles] étaient des aéroports pour les lumières, les ombres, les particules.” Ce que Cage est allé puiser entre autre chez Duchamp, Laszlo Moholy-Nagy ou Rauschenberg, c’est l’idée que le tableau est en interaction avec l’espace qui l’environne. Le blanc, ce n’est pas une absence d’image, mais une surface sur laquelle passe la lumière, comme dans sa pièce célèbre 4’33’’, où un interprète s’assoit devant un piano durant 4’33” sans rien jouer ; le silence est un moyen de faire entendre les bruits qui circulent dans la salle.
J.-J.P. : Oui, Rauschenberg, Robert Ryman… les correspondances avec les peintres de l’époque sont apparues après tournage. Certaines images, comme celles des avions, ont été tournées bien avant le projet de film. Si je me suis empressé de filmer ces murs blancs, c’est qu’ils avaient une granulation, une matière qui m’intéressaient. Le film a été projeté dans des conditions très variables, parfois même sur des murs, ce qui ajoute encore de la matière. Les plus belles projections ont toujours eu lieu dans des endroits qui n’étaient pas prévus à cet effet. Sous une tente d’un cirque, par exemple, à l’emplacement du jardin d’Eole [Paris, 19e arr.] sur une toile plus ou moins tendue. On entendait tous les sons de la ville, les trains qui passaient juste à côté. La bande son s’en trouvait enrichie, comme il le fallait vis-à-vis de Cage, qui a pu déclarer qu’il a plus de plaisir à écouter le bruit de la circulation en bas de son immeuble qu’à écouter Mozart ou Beethoven. C’est l’école d’où nous venons, celle du sonore, des sons concrets, des sons de la ville…
Dans l’interview dont vous parlez – que l’on trouve sur Youtube [John Cage about silence], Cage dit qu’aujourd’hui le silence c’est le bruit de la circulation. Cela renvoie à l’expérience qu’il a faite dans un caisson insonorisé au début des années 1950. Dans ce caisson, Cage qui croyait trouver le silence, pouvait encore entendre les battements de son cœur, sa respiration. Il en a conclu que le silence n’était pas une absence de son, mais l’ensemble des sons non-intentionnels. La rumeur que l’on entend dans votre film, par conséquent, c’est du silence.
E.C. : Oui, mais un silence organisé.
J.-J.P. : C’est la rumeur de la ville de Paris. Il y a un seul petit rajout musical dans le film, une pièce pour guitare électrique composée l’année d’avant, lors de la séquence de l’endormissement. Elle génère une sorte de fréquence légèrement hypnotique, puis remonte au moment des avions, avant de s’interrompre. Mais autrement ce sont des bruits de la ville, on entend des chansons au loin, de l’activité. J’ai choisi de les placer à certains moments plutôt qu’à d’autres. J’aime que les sons restent à la limite du perceptible. Parfois, c’est quand ils s’arrêtent que l’on s’aperçoit qu’il y avait quelque chose.
Le fait de venir du son a-t-il une influence sur votre manière de concevoir l’image ?
J.-J.P. : La manière dont je travaille le flux des images vient directement de mes expériences de composition. Dans ce cas précis, quatre éléments se superposent : la voix d’Eve, le sens du texte, le son et les images. Si l’une des quatre couches donne l’impulsion, ce n’est pas nécessaire de la surligner sur les trois autres. En revanche, s’il y a une baisse de tension, il faut qu’une des quatre couches relance l’attention. Comme dans un quatuor où les violons, le violoncelle et l’alto ont chacun une partition, ils se suivent, se croisent, s’unissent, se séparent.
Conférence sur rien est une apologie de la structure. Cage expose la structure du texte au fur et à mesure qu’il progresse. Il dit aussi avoir emprunté la structure de ses compositions de l’époque, Sonates et interludes pour piano préparé. La conférence est une pièce musicale confiée à l’interprétation du lecteur. Comment avez-vous préparé votre interprétation ?
E.C. : J’ai fait un découpage au niveau du souffle pour pouvoir traverser physiquement le texte. Je m’étais mis des annotations comme un pianiste peut en écrire sur une partition, en plus de celles du compositeur. Non seulement pour la respiration, mais pour prévenir les changements d’état. Pour la séquence d’hypnose, il fallait entrer dans un état particulier, pour transmettre la sensation à l’autre. Cela demande une grande attention, au mot près, à toutes les petites nuances, à tous les glissandos de cette partie-là. Si Cage associe parfois des idées de manière assez brutale, à ce moment-là de la pièce on plonge dans un bain. C’est une histoire de durée. Il arrive à étirer ce passage jusqu’au point où l’on peut atteindre le vertige.
Avez-vous suivi les indications de Cage ? La transcription typographique des silences, par exemple.
E.C. : J’ai essayé de faire entendre le texte, entendre au sens de l’entendement, que cela touche aussi l’esprit. L’indication la plus forte de Cage, c’est qu’une fois que l’on a dit les trois premiers mots : je suis ici, il faut conserver le même tempo. Les silences, le vide, font partie du processus d’entendement. C’est un espace qui sert à se recharger, le rien étant comme un moteur. Les espaces typographiques doivent être respectés dans la mesure où ils ouvrent des possibilités de projection pour l’auditeur. Je les ai donc pris en compte. Sachant que dans l’oralité, il y a des choses que j’ai liées à cause du sens. Cage a établi sa partition à partir d’une vieille machine à écrire qui pouvait se tabuler. Il a utilisé les outils de l’époque. Il y a donc un artifice. En tant que lecteur on doit pouvoir enchaîner de façon à ce que les mots ne restent pas en suspens.
J.-J.P. : Cage demande que le texte soit dit avec “le rubato que l’on utilise dans le langage quotidien”.
L’un comme l’autre, vous avez fait de la radio, des sonorisations, de la musique, des performances, des films, comment faire la synthèse de ces activités ?
E.C. : On va dire qu’on est transgenre ! Ce n’est pas innocent ce que je dis là. Nous avons toujours discuté de la question des catégories. Les choses inclassables font se rejoindre un nombre d’individus qu’on aime beaucoup, qui constituent presque un réseau ou une famille, des gens qui peuvent être amoureux, comme dirait Cage, de l’écriture, de la musique, de la danse, de la trace, de l’être. Après, appartenir à une chapelle… Dès qu’un genre commence à se définir, on s’échappe pour aller s’aventurer ailleurs.
Robert Wilson, qui donne ces jours-ci des représentations de Conférence sur rien, présente ce texte comme une lecture fondamentale qui a déterminé sa carrière. Est-ce le cas pour vous ? Qu’entendez-vous dans ce texte qui résonne avec vos pratiques ?
E.C. : C’est un texte fondateur. Cage n’est pas briseur de passé. Il a reçu un enseignement académique pour lequel il a toujours eu beaucoup de respect, mais il s’est mis lui-même en état d’ouvrir des champs, d’aller plus loin. Il a été un maître pour les histoires de radio, dans le sens de notre école, qui est celle de Pierre Schaeffer, celle de la musique concrète. Après la Libération, Schaeffer a commencé à jouer avec l’enregistrement. Il a essayé de définir une grammaire à partir des bruits pour se positionner par rapport à la notation musicale.
Y-a-t-il une influence directe de Cage sur Schaeffer ?
E.C. : Non, ce sont deux mondes différents, mais qui se rejoignent pour des raisons historiques et techniques. Tous les deux ont travaillé au même moment avec la bande magnétique, le son différé, la transformation du son par l’amplification.
Il faut rappeler que la radio en France, via Pierre Schaeffer, est une école d’expérimentation. Cage a peu travaillé pour la radio en revanche.
J.-J.P. : Il a peu travaillé directement pour la radio, mais il avait une attitude expérimentale qui était proche de celle de Pierre Schaeffer, dont l’Atelier de création radiophonique de France Culture a hérité. L’apprentissage de l’écoute ouvre plus facilement à la curiosité, je crois, que l’apprentissage du regard. Le monde du sonore a une force narrative qui est beaucoup plus puissante que celle du visuel. C’est cette curiosité-là qui nous emmène sur des terrains expérimentaux. Ce qui explique que nous ayons une démarche parfois volatile, en tout cas pluridisciplinaire.
E.C. : J’adore la définition de Cage qui dit que la mélodie ce sont des sons les uns après les autres, et l’harmonie tous les sons ensemble. Cela m’a libérée. Tout ce qui est de l’ordre de la chanson, du roman, la narration qui a un début et une fin, ne m’intéresse pas. En cinéma c’est pareil, je n’aime que les auteurs qui vous laissent chercher dans l’image et dans le son une trace du labyrinthe. De ce point de vue, Cage ouvre toutes les voies. En état d’harmonie, quand on s’expose au non-intentionnel, il y a des choses qui vous traversent, on peut entendre des voix, avoir des visions. Cela m’intéresse plus que les berceuses.
Comme Cage avec Merce Cunningham, vous avez travaillé avec des chorégraphes. Cet aspect du travail de Cage a-t-il eu une influence sur votre propre démarche ?
J.-J.P. : C’est une influence indirecte. Les premiers chorégraphes avec lesquels nous avons collaborés étaient des post-cunninghamiens, dans le sens où la musique qu’ils souhaitaient ne devait pas être en relation immédiate avec ce qui se passait sur la scène. Je n’ai pas fait d’études musicales, et même si j’ai une passion pour certaines musiques organisées comme le blues, l’expérimentation radiophonique m’a plutôt porté vers les musiques improvisées. En danse comme en musique, l’improvisation réclame d’être attentif à ce que l’on ressent et à ce qui se passe autour de soi.
E.C. : La danse nous a donné énormément d’acuité. C’est bouleversant de se retrouver face à des gens qui ne partent de rien, qui ont leur corps, leur présence comme seul instrument. Cage ne pouvait qu’être enchanté de cette tabula rasa. Dans la danse contemporaine, il n’y a pas de partition, on part d’un vague argument qui va se déformer, se transformer, se développer, se retirer. C’est passionnant d’observer ce qui se passe dans un studio de danse. J’imagine sa joie d’installer des transistors, de tripoter les boutons en sentant ce type d’énergie autour de lui, ce vivant – lui qui parle toujours du vivant. Pour les gens sensibles, ce type de rituel, qui dans d’autres cultures va jusqu’à la transe, ne peut laisser indifférent.
Propos recueillis par Sylvain Maestraggi, octobre 2012.