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L'allégorie de la caverne

L'allégorie de la caverne
9 Evenings : Theatre & Engineering est une série de dix films consacrés aux dix performances légendaires qui ont eu lieu à New York en octobre 1966. Point d’orgue du foisonnement créatif new-yorkais des années 1950-60, les 9 Evenings représentent un moment charnière du rapprochement entre art et technologie, et de l’invention de nouvelles formes de composition et de performance.

C’est à la complicité de Billy Klüver, ingénieur au centre de recherches Bell Laboratories, avec le plasticien Robert Rauschenberg que l’on doit 9 Evenings : Theatre & Engineering, une série de performances qui furent présentées à l’Arsenal du 69e Régiment de New York, entre le 13 et le 23 octobre 1966. L’enjeu était simple : mettre à la disposition d’une dizaine d’artistes le savoir-faire d’une équipe d’ingénieurs des laboratoires Bell, pour leur permettre de réaliser, grâce à des moyens technologiques de pointe, “la performance de leur rêve”. Projecteurs, caméras vidéo, transistors, amplificateurs, électrodes et oscilloscopes firent ainsi leur entrée sur scène au service de visions ambitieuses, futuristes, iconoclastes ou poétiques – qui toutes furent filmées en noir et blanc et en couleur. Lorsque ces films furent retrouvés en 1995, Billy Klüver décida en collaboration avec Julie Martin et la réalisatrice Barbro Schultz Lundestam, de produire une série de documentaires restituant ce qui s’était produit sur scène et lors de la préparation des performances. Ainsi le matériau original fut-il complété par des entretiens avec les protagonistes de chaque performance (artistes et ingénieurs), des images d’archives et quelques invités prestigieux. Les 9 Evenings allaient pouvoir retrouver leur place dans l’histoire de l’art.

Or, les artistes le rappellent eux-mêmes, ces performances s’inscrivent de manière déterminée dans l’évolution de l’art aux Etats-Unis après la Seconde Guerre mondiale. Sans remonter jusqu’à Jackson Pollock, évoqué par Lucinda Childs, qui, en plaçant le geste au cœur de la peinture ouvrit la voie à un art de l’action, le parrainage de Merce Cunningham, John Cage et Robert Rauschenberg est de première importance dans le développement de ce qui sera présenté sur scène. C’est au Black Mountain College, où enseignait Cage, qu’eut lieu en 1952 le premier happening auquel participèrent Rauschenberg et Cunningham, ainsi que David Tudor, que l’on retrouve dans les 9 Evenings.

Une des spécificités de cet événement était de rassembler librement différentes disciplines artistiques sur une même scène, en renonçant au caractère narratif de la représentation théâtrale. La plupart des artistes invités à participer au 9 Evenings sont issus du Judson Dance Theater, un collectif réuni dans l’église Judson à New York et constitué de disciples de Merce Cunningham. Les préceptes de John Cage leur étaient enseignés par Robert et Judith Dunn, et Rauschenberg, directeur artistique de la compagnie de Cunningham, les assistait dans l’organisation de leurs spectacles. Rauschenberg s’initia lui-même à la danse dans les années 1960 et réalisa certaines performances avec Carolyn Brown, Steve Paxton, Deborah et Alex Hay.

Transversalité, mélange de danseurs et de non-danseurs, interaction avec des objets, abandon de la technicité de la danse au profit de l’observation des gestes du quotidien, sont autant de caractéristiques du Judson Dance Theater que l’on retrouve dans les 9 Evenings. Trouver un nouveau rapport entre l’art et la vie, telle était l’injonction de Cage et Rauschenberg. Sur l’immense plateau de l’Arsenal, la technologie mise au service des artistes va permettre d’intégrer toutes sortes de sons et d’images venus de l’extérieur et la danse va s’effacer pour laisser place à un nouveau genre de pantomime appelé performance.

La technologie des ingénieurs de Bell est elle-même un de ces éléments du monde extérieur. Les artistes choisissent de la mettre en scène ou de l’escamoter au profit de compositions tirées de leur imagination. Chez les musiciens, Cage et Tudor, c’est une débauche de câbles, chez Alex et Deborah Hay, une atmosphère expérimentale proche de la science-fiction, chez Lucinda Childs, un dispositif empreint de modernisme. Rauschenberg et Robert Whitman proposent des formes plus directement empruntées à notre environnement quotidien : l’un change le plateau en terrain de tennis, l’autre y fait pénétrer des automobiles. Dans ces performances, comme dans celle d’Öyvind Fahlström, qui foisonne de “deus ex machina”, la technologie conserve son rôle ancestral de machine de scène.

Si l’amplification du son et la projection sur écran constituent une nouveauté, les tableaux dressés par ces artistes appartiennent encore à l’univers du théâtre. Théâtrale également, la séparation entre la scène et le public qui n’est abolie qu’une seule fois par Steve Paxton, avec ses structures gonflables dans lesquelles les spectateurs sont amenés à se promener. Ce qui nous écarte du théâtre toutefois, c’est l’absence de texte ou de parole (à l’exception d’Öyvind Fahlström). La performance n’est pas ordonnée à un récit, elle invente ses propres unités de temps et d’action. D’où la tension dont témoignent certains artistes qui ignoraient parfois la durée de leur spectacle ou doutent encore de sa cohérence. La performance est un art du risque qui se joue dans l’instant.

Enfin, grâce à la technologie, on voit émerger tout un nouveau monde d’images. Cette vie qu’il appartient à l’artiste de réconcilier avec l’art est faite non seulement de gestes, mais aussi d’images de télévision et de cinéma, d’images documentaires ou de publicité, d’images-fantasmes ou d’images-messages. C’est flagrant chez Yvonne Rainer et Robert Whitman. Le monde qui pénètre sur scène est celui de la société de consommation et de ses objets fétiches : radios, télécommandes, ventilateurs, aspirateurs, machines à écrire. Le règne de l’automatisme et de l’interrupteur. Que l’entreprise qui met à disposition ses ingénieurs soit une compagnie de téléphone laisse songeur quant à l’avenir de ces techniques. Mais à la différence du pop art, qui s’empare au même moment des emblèmes et des rites de la société américaine, et même si la plupart des performances ont une dimension ludique, on discerne, en filigrane des 9 Evenings, comme un soupçon critique à l’égard de ce nouvel environnement. Cela éclate chez Öyvind Fahlström, qui livre un pamphlet contre l’idéal conformiste des Etats-Unis. Mais il n’est pas tout à fait isolé. La foule spectrale filmée à la caméra infrarouge chez Rauschenberg, le visage bardé d’électrodes de l’artiste cobaye Alex Hay, le monde synthétique de Steve Paxton laissent filtrer une certaine inquiétude. Imitant la condition de l’ouvrier ou du consommateur, le corps du danseur renonce à toute agilité pour n’être plus qu’un opérateur dans un dispositif, voire une simple chose déplacée sur un socle comme chez Deborah Hay.

Durant ces dix jours, les ingénieurs et les artistes des 9 Evenings auront transformé l’immense voûte de l’Arsenal en caverne de Platon, où le public sera venu admirer les reflets dispersés du monde moderne. Si la tristesse de l’ère industrielle vient de ce que la technique nous dépossède de la réalité, à travers ces dix propositions, la performance s’est affirmée comme un genre libre et onirique, capable de puiser dans la rumeur dudit monde – fût-elle électrique – un matériau neuf à transfigurer.

 

Sylvain Maestraggi

 

 

 

 

 

Parmi les nombreux documents écrits ou rassemblés par Clarisse Bardiot sur 9 Evenings : Theatre & Engineering, consultables sur le site de La Fondation Daniel Langlois, Images de la culture publie quatre textes qui documentent et analysent les modalités de collaborations entre les artistes et les ingénieurs pour la série de performances à New York en octobre 1966. (Avec l’aimable autorisation de Clarisse Bardiot et de la Fondation Daniel Langlois).

 

“C'est important que vous soyez là”

 

Le dépliant publicitaire réalisé pour 9 Evenings présente ainsi l'événement : “Vous entendrez les sons émis par le corps. Vous verrez sans lumière. Vous assisterez à l'interview d'un sourd-muet. Vous verrez des danseurs flotter dans les airs. Ceux du public qui le voudront deviendront plus que des spectateurs. Vous aussi vous pouvez vraiment flotter. C'est de l'art et de la technologie et un peu de théâtre. C'est important que vous soyez là.” Cette présentation met l'accent sur la participation du spectateur, habitude courante dans le contexte du happening, et sur le caractère inhabituel, voire a priori impossible, des expériences proposées.

L'alliance de l'art et de la technologie permet de bouleverser les codes de perception, comme si les technologies favorisaient une extension des facultés usuelles des sens du spectateur, une augmentation de sa perception. Les performances présentent des situations inédites qui sont autant d'expérimentations proposées au spectateur : caméras infrarouges révélant la présence d'une foule de 500 personnes dans le noir (Open Score), amplifications des sons des muscles et du cerveau (Grass Field) ou de sons inaudibles (Variations VII), multiplication des sources visuelles et sonores simultanées (Two Holes of Water – 3), immersion dans un labyrinthe en polyéthylène transparent (Physical Things), etc. La disposition des haut-parleurs, répartis tout autour de l'espace comprenant la scène et la salle, renforce le sentiment d'immersion du spectateur et déstabilise le point de vue frontal instauré par le dispositif scénique. 9 Evenings est un exemple de environmental theatre, tel que le définit Michael Kirby, un critique qui a participé à la performance de Rainer : “Ce n'est que lorsque le champ de présentation ou les éléments de la performance se déplacent autour, au-dessus ou sous le spectateur que nous pouvons dire qu'une performance est environnementale.” Cette notion d'environnement n'est pas étrangère à 9 Evenings, puisque c'est sur elle que repose le TEEM (cf. Infra).

Un autre critique de l'époque, Richard Kostelanetz, considère que 9 Evenings appartient à ce qu'il appelle le theatre of mixed means. Ce type de théâtre rejette le texte, conjugue différents éléments (musique, danse, films, lumières, sculpture, peinture...) et intègre des nouvelles technologies. A plusieurs reprises, Kostelanetz souligne le changement de perception que ce type de théâtre implique : “Chaque pièce demande une perception active, engagée et très personnelle du spectateur.” ”Il [ce type de théâtre] a recours à divers médias de communication pour créer un domaine d'activité qui séduit la totalité du sensorium.”

Cette importance accordée à la perception replace le corps au centre des débats. Les technologies n'évacuent pas le corps, elles en proposent au contraire une autre perspective, le mettant en jeu dans chacune des dix performances : corps-robot, corps-machine et marionnette chez Fahlström, corps appareillé chez Alex Hay, corps en mouvement dialoguant avec son environnement chez Childs et Rauschenberg, corps immergé chez Paxton, corps déformé et fragmenté chez Whitman, corps “téléguidé” chez Rainer et Deborah Hay, corps aux prises avec les machines chez Tudor et Cage.

Dans 9 Evenings, à travers les différentes interfaces qui sont conçues pour les performeurs, qu'elles soient ou non visibles, le corps devient le lieu du passage entre la scène et l'environnement technologique. C'est en ce sens que l'on peut parler d'acteur interfacé, ou encore de subjectile pour désigner le corps de l'acteur confronté à ces interfaces. La racine latine de subjectile, subjectus, désigne la surface servant de support. Cette proposition vient d'un texte de Derrida, Forcener le subjectile 1, à propos des dessins d'Antonin Artaud et des textes qui les accompagnent. Pour désigner le papier sur lequel il dessine, Artaud utilise à plusieurs reprises le terme subjectile, en précisant en particulier que celui-ci le trahit. Derrida, à partir de l'emploi qu'en fait Artaud, s'interroge sur la part du sujet qui demeurerait dans le subjectile. Le rapprochement qui s'opère entre subjectus et subjectum, entre subjectile et sujet, me semble opératoire pour désigner ce corps interfacé, ce corps ambigu aux prises avec les machines, à l'image du manipulateur qui se confond ou non avec l'objet qu'il anime.

Enfin, les préoccupations sur le corps et sur la perception rejoignent de manière cruciale celles des ingénieurs et des industriels de l'époque : quels changements sur la perception de l'usager provoquent les nouvelles technologies mises au point dans les années 1950 et 1960 ? En effet, les travaux sur la perception sont au cœur des recherches de Bell, que ce soit sur le son, sur l'image analogique ou sur l'image numérique. 9 Evenings permet indirectement d'en explorer certains aspects. C.B.

 

1 Jacques Derrida, Forcener le subjectile, in Antonin Artaud. Portrait et Dessins, de Paule Thévenin et Jacques Derrida, Gallimard, 1986.

 

 

Ecrans et images

 

L'importance accordée aux images dans les performances de 9 Evenings a rarement été soulignée. Pourtant, les écrans sont omniprésents, et la présence d'images dans des performances n'est pas chose courante dans les années 1960. Certes, les chorégraphes du Judson Dance Theater, ou encore les artistes dans la mouvance de l'Expanded Cinema, comme Whitman, y recourent fréquemment. Mais il s'agit le plus souvent de projections de diapositives ou de films pellicule sur un seul écran. L'utilisation de caméras et de projecteurs vidéo en grand nombre, directement issus des studios de télévision, est un phénomène exceptionnel à l'époque. L'art vidéo en est à ses débuts, et seuls quelques privilégiés comme Nam June Paik ou Andy Warhol ont accès aux dernières innovations en la matière. En ce qui concerne les technologies, la miniaturisation et la malléabilité des caméras sont l'un des enjeux de l'époque. La caméra que l'on aperçoit dans la performance d'Alex Hay est sans doute l'une des toutes premières caméras vidéo. Pour référence, le Portapack de Sony est commercialisé aux Etats-Unis en 1966.

 

 

Les images projetées sont de trois types : images fixes (diapositives : Childs, Rainer, Fahlström, Paxton), films sur support pellicule tournés pour l'occasion ou bien empruntés à d'autres réalisateurs (Rainer, Whitman, Fahlström, Paxton), images électroniques diffusées en direct (circuits fermés) ou en différé (Whitman, Fahlström, Alex Hay, Childs, Rauschenberg, Tudor).

La stratégie de détournement des technologies s'applique aussi au matériel de projection vidéo. Les projecteurs ne sont pas des eidophores, mais des tubes cathodiques spéciaux, soumis à une forte tension, et munis d'une optique Schmidt qui permet d'obtenir une image de plusieurs mètres de base et d'une luminosité satisfaisante. Ces projecteurs monochromes ont un fonctionnement proche du téléviseur ou de l'oscilloscope. Dans la performance de Tudor, Lowell Cross modifie les images électroniques d'un projecteur, d'un téléviseur et d'un oscilloscope en plaçant en entrée un signal sonore, de sorte que les images obtenues soient engendrées par le son. La musique permet de manipuler l'image électronique, qui devient abstraite, tracés bleutés en mouvement sur un fond noir.

Excepté la performance de Deborah Hay, tous les spectacles présentés lors de 9 Evenings ont recours à des écrans. Bien souvent, l'immensité de l'espace scénique impose ce choix, à la fois pour théâtraliser et pour rapprocher l'action scénique du spectateur : la distance entre les gradins qui accueillent jusqu'à 2000 spectateurs et la scène ne permet pas d'en percevoir les détails. Ainsi, John Cage dispose plusieurs écrans blancs sur lesquels les ombres des musiciens et des sculptures de David Tudor sont démultipliées. Alex Hay filme son visage en gros plan afin de rendre perceptible le lien entre le mouvement de ses yeux et les sons diffusés. Les écrans sont bien souvent multipliés : mur d'images de Robert Whitman, composé de 13 films et vidéos diffusés simultanément; “igloo-forêt” de Steve Paxton, immergeant le spectateur dans un volume en plastique sur lequel sont projetées 15 images représentant des arbres.

La projection d'images va bien au-delà d'un simple accessoire scénographique. Elle n'est pas un décor mais proposition d'une expérience de perception inédite : simultanéité et télescopage de nombreuses sources (Whitman), immersion visuelle (Paxton), possibilité de voir dans le noir grâce à un dispositif infrarouge utilisé pour la première fois en dehors du contexte militaire (Rauschenberg), génération d'images par la musique (Tudor). C.B.

 

 

Le TEEM

 

Le TEEM (Theater Electronic Environmental Module) ou encore THEME (Theater Environmental Modular Electronic), dont Billy Klüver ne cesse de vanter à juste titre le caractère novateur, est un ensemble d'éléments créés spécifiquement pour 9 Evenings, dont l'assemblage varie en fonction du besoin de chaque artiste : décodeurs, encodeurs, amplificateurs, relais électriques, etc. sont combinés de manière différente dans chaque performance, ce qui apparaît très clairement dans les diagrammes 1.

Car ce qui est ici proposé aux artistes, c'est bien une combinatoire d'éléments de base, auxquels ils peuvent ajouter des éléments spécifiques. Bien souvent, ces éléments sont les plus visibles et apparaissent comme étant les plus significatifs de la performance. On associe ainsi les raquettes à Open Score, les plates-formes mobiles à Solo, le Ground Effect Machine et le sonar à Vehicle, les sculptures en mousse à Kisses Sweeter Than Wine, etc. Certes, il a fallu relever de nombreux défis pour mettre au point ces machines, mais elles sont les accessoires (au sens théâtral) du TEEM, cet instrument qui sous-tend toutes les performances.

Le TEEM est composé de 250 à 300 pièces, selon les descriptions qui en sont faites : décodeurs, encodeurs, amplificateurs, commandes de tonalité, relais électriques, console son, Proportional Control System, récepteurs et émetteurs FM, cellules photo-électriques, haut-parleurs, commutateurs à tambour, préamplificateurs. Les critères de conception sont les suivants : “Chaque unité devait être aussi petite que possible et être alimentée par piles. Une quantité suffisante d'unités devait être portative. Le TEEM était conçu pour servir de système électronique environnemental sur scène.” Par la suite, une grande partie de cet équipement sera mise à la disposition des artistes grâce à Experiments in Art and Technology 2.

Dans 9 Evenings, la plupart de ces unités électroniques sont placées dans la régie. Elles permettent de contrôler à distance les éléments placés sur scène (lumières, haut-parleurs, caméras, microphones, projecteurs d'image, moteurs, etc.). Le lien entre tous ces éléments est effectué grâce au AMP Equipment 3, soit par des câbles, soit par un système sans fil. Cette conception d'un système sans fil a été élaborée très tôt : un document intitulé Description of Wireless System décrit un système de transmetteurs et récepteurs FM qui offre de nombreuses possibilités. Il est ainsi possible de placer en entrée des micros, des cellules photo-électriques, des boîtes à boutons poussoirs, des magnétophones, des radios, pour commander en sortie des haut-parleurs et des relais qui peuvent actionner à leur tour différents appareils.

Ce système sans fil, s'il ne s'appelle pas encore le TEEM, en préfigure les grands principes. Il ne s'agit pas tant d'élaborer une scénographie, que de mettre en réseau les différents éléments du spectacle, de créer un environnement électronique, et d'élaborer des interfaces entre le système et les performeurs et/ou les techniciens.

Si un système commun est élaboré, dans un souci d'optimisation des ressources et d'efficacité, il ne s'agit pas de créer une machinerie qui imposerait une esthétique aux artistes. Un même système n'implique pas un même usage, ni une même conception des technologies et encore moins une esthétique. C'est sans doute là le tour de force de 9 Evenings et son message le plus important pour les expérimentations artistiques qui vont suivre. C.B.

 

1 Les diagrammes sont des documents préparatoires sous forme de schémas qui ont permis aux artistes et aux ingénieurs de communiquer. Ils sont reproduits sur la couverture et dans les pages intérieures du programme distribué aux spectateurs en octobre 1966.

2 Experiments in Art and Technology (EAT) est une organisation fondée en novembre 1966 par Billy Klüver, Robert Rauschenberg, Fred Waldhauer et Robert Whitman dans la foulée de 9 Evenings. Cet organisme à but non lucratif, principalement actif dans les années 1960-70-80, a pour mandat de rapprocher les disciplines artistiques, le monde scientifique et l'industrie autour de projets mobilisant des intervenants de chacun des secteurs d'activités.

3 Le Amp Equipment est un tableau de commande qui permet de connecter tous les éléments les uns aux autres. On y insérait des patchboards perforés correspondant à chaque performance, afin de changer les liaisons entre les différents éléments. Ce système permettait ainsi de changer très facilement la configuration du câblage, du moins en théorie. Aujourd’hui, on le considérerait comme un ordinateur analogique.

 

 

Détourner/adapter les technologies

 

Les ingénieurs qui contribuent à 9 Evenings mettent à profit leurs connaissances en électronique et en mécanique pour élaborer les différents instruments utilisés dans les performances. S'ils font appel aux dernières avancées de l'époque en électronique, ils ne font pas de découverte scientifique majeure, excepté les propriétés d'un phosphore lors de tests pour la performance de Robert Whitman. Aucun brevet n'est déposé à la suite du festival.

L'innovation est ailleurs : il ne s'agit pas de partir de zéro, mais d'adapter des technologies existantes au contexte spécifique du spectacle vivant et de les mettre pour la première fois à la disposition d'artistes qui en proposent un autre usage, un détournement de leurs fonctions initiales. Ces derniers n'avaient (à quelques exceptions près) jamais pu avoir accès à de tels équipements, peu répandus, chers, et bien souvent non commercialisés auprès du grand public. C'est le cas des instruments utilisés dans les studios de télévision (magnétoscopes, micros sans fil, caméras vidéo, projecteurs vidéo, etc.), dans le secteur médical (électrodes), ou encore dans l'armée (caméras infrarouges). Ce changement de contexte permet de révéler le potentiel esthétique de ces instruments qui n'ont pas été développés dans une visée artistique. Ainsi, la modification d'un projecteur et d'un téléviseur par Lowell Cross engendre des images graphiques abstraites. Ce détournement est très rarement à visée politique : malgré le contexte de la guerre du Vietnam, et le déroulement des performances dans un lieu dont la première destination est militaire, seul Öyvind Falsthröm opère dans son spectacle une mise en perspective critique des technologies.

Le changement de contexte suscite des adaptations dont Klüver est le premier à penser qu'elles auront des répercussions dans le monde industriel : miniaturisation de certains composants (par exemple l'insertion d'émetteurs FM dans les manches des raquettes de Rauschenberg dans Open Score), conception de batteries permettant l'autonomie de nombreux éléments du TEEM et moins de câbles, etc. Surtout, si l'on ne peut à proprement parler d'informatique, les diagrammes, et le recours au AMP Equipment qui en découle, mettent en évidence l'utilisation de principes et de logiques informatiques dans un contexte de spectacle vivant et de technologies analogiques : programmation, mémorisation, transformation d'un média en un autre, logique aléatoire, combinatoire, etc.

Les ingénieurs et les artistes impliqués dans 9 Evenings ont pressenti l'impact de l'informatique sur le spectacle vivant, bien au-delà de l'équipement technique des régies. La collaboration artiste-ingénieur et les équipes multidisciplinaires, la création d'un environnement scénique interactif, la recherche d'une perception augmentée, la commande à distance et sans fil, ou encore la génération du son par le mouvement dansé sont autant d'axes développés aujourd'hui dans le spectacle vivant qui se confronte aux technologies numériques. A ce titre, 9 Evenings est l'un des précurseurs les plus importants de ce mouvement.

Cette adaptation des technologies à un nouveau milieu et à d'autres fins n'est pas toujours couronnée de succès : le niveau de difficulté et les résultats obtenus varient d'un instrument à un autre, et surtout d'une représentation à l'autre (le Proportional Control System a ainsi parfaitement fonctionné alors que les amplificateurs utilisés par Alex Hay ont posé de sérieuses difficultés). Bien souvent, le manque de temps et l'impossibilité de mener tous les tests nécessaires ont entraîné des difficultés qui ont pu en partie être résolues lors de la seconde représentation.

Par ailleurs, il faut distinguer les instruments conçus pour être utilisés par les ingénieurs de ceux conçus pour être utilisés par les artistes, voire par le public. Il y a un effort de simplification important pour que des néophytes puissent utiliser sans connaissances techniques préliminaires certaines interfaces : la miniaturisation des composants dans les raquettes permet de conserver un jeu de tennis normal, les télécommandes des plates-formes mobiles sont — relativement — maniables, les 500 récepteurs utilisés dans la performance de Steve Paxton par les spectateurs ne nécessitent pas d'explication ou autre mode d'emploi. Le Proportional Control System est sans doute l'exemple le plus abouti d'une interface mise à la disposition des artistes pour qu'ils puissent manipuler simplement de nombreux éléments de la représentation (lumières, sons, moteurs) en déplaçant un crayon optique au-dessus d'un damier.

De la part des artistes, on observe deux types de stratégies opposées : montrer ou cacher les technologies au public. Cette stratégie apparaît clairement lorsque l'on examine dans quelle mesure la boîte noire est présente sur scène ou bien reléguée dans la régie. Choisir de montrer la technologie, comme le font Cage, Tudor ou Alex Hay, ou bien de la cacher, comme dans les performances de Rauschenberg et de Fahlström, n'a pas la même signification. Dans le premier cas, on démonte/démontre le mécanisme, on l'affirme en tant que tel (ce qui ne signifie pas qu'on l'explique) et le spectateur est amené à prendre un certain recul avec l'action scénique, à recréer un lien entre les artefacts et leurs effets; dans le second cas, la technologie apparaît davantage comme quelque chose de magique et de mystérieux dont le spectateur éprouve les effets.

La performance de Rauschenberg est de ce point de vue très significative : tout l'effort est concentré sur l'effet (l'impact des balles sur les raquettes provoquant l'extinction des projecteurs), et non sur la manière d'obtenir cet effet, aussi compliquée soit-elle. C'est pourquoi le public n'a pas dû percevoir une grande différence entre la première et la seconde représentation, alors qu'elles témoignent de deux méthodes radicalement opposées : dans la première, parce que la technique n'était pas au point, la commande des lumières a été faite manuellement (un ingénieur débranchant les projecteurs au signal donné par le régisseur) ; dans la seconde, cette même commande a été effectuée automatiquement par tout un dispositif électronique, décrit dans le diagramme préparatoire. Dans la confrontation de ces deux méthodes, c'est toute la question de l'illusion théâtrale qui ressurgit. 

 

Clarisse Bardiot (février 2015)