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Arrêt sur image - Hitch, une histoire iranienne
Une camionnette filmée par l’arrière circule dans les rues d'une ville. Comme le signalent les plaques d'immatriculation des voitures, l'architecture des bâtiments, le soleil écrasant et la végétation rare, la scène se situe loin de France. Il s’agit de l’Iran. À l'arrière du véhicule, un meuble à la facture intrigante est sanglé. Il ne cessera de se balancer légèrement sur la route cahotante, tandis qu'en fond sonore une flûte joue une douce mélodie. Avec son seul battant, cette armoire blanche aux bordures bleues est ornée de lettres de calligraphie persane rouges en relief, l'une située en haut à droite, la deuxième plus en son centre, tandis qu'une troisième – invisible sur cette séquence – se trouve également sur le bas du battant. L’inscription signifie hitch, soit rien en français. Bientôt, la variation solo (composée par Fanny Ménégoz, flûtiste de jazz contemporain) sur Aftabkarane Jangal, chant devenu hymne de la révolution de 1979 en Iran, cède la place au morceau original dont elle s'inspire. C'est sur cette mélodie profondément mélancolique interprétée par Davoud Sharareha et s'accordant parfaitement au balancement des arbres bordant la route où chemine la camionnette, que se termine Hitch, une histoire iranienne. Une dernière séquence pour partie mystérieuse – où roule cette armoire ? Quelle est sa destination ? – dans laquelle s'énonce le projet même du film de Chowra Makaremi : lutter contre l'absence et le vide, faire œuvre d'histoire en mettant un récit en mouvement.
Dans ce documentaire, son premier, la réalisatrice Chowra Makaremi s'intéresse à l'histoire de sa mère Fatemeh Zarei et de sa tante, Fataneh, assassinées par le régime de l'ayatollah Khomeini. Toutes deux étaient membres de l'Organisation des moudjahidines du peuple iranien (OMPI), mouvement politique progressiste d'inspiration marxiste prônant un islam libéral et une transition démocratique en Iran. Après s'être opposé à la dictature du shah, l'OMPI a largement participé à la révolution iranienne de 1979, avant de combattre la République islamique d’Iran. Tandis que Fataneh Zarei sera assassinée en 1982 en prison après quelques mois de détention, Fatemeh, candidate à la députation aux élections législatives de mars 1980, est arrêtée en 1981 à Chiraz. Son époux, Hassan Makaremi, se cache alors pendant trois ans, avant de fuir en France en janvier 1984. Ses deux enfants, Chowra et son frère Masrour, le rejoignent deux ans plus tard. Ils ne reverront jamais leur mère, qui, emprisonnée et torturée, meurt assassinée en 1988, en même temps que des milliers d'autres prisonniers politiques. Partant de cette histoire dramatique, Hitch constitue autant une enquête sur les traces de la mère disparue, une sépulture à sa mémoire, un dialogue avec les membres d'une même famille, qu'un puissant geste de témoignage face à un État iranien qui continue de nier les exactions commises en tentant d'effacer toutes traces de ses crimes.
Les sources pour mener l’enquête
Le film offre dans sa séquence introductive un montage d'images d'archives : tournées en 1979, elles sont issues d'un film documentaire réalisé pour la télévision iranienne et qui ne fut jamais diffusé 1. Ces images nous renseignent sur le contexte dans lequel s'inscrit le documentaire, tandis que celles qui suivent vont renvoyer à la démarche intime animant la réalisatrice. Car Chowra Makaremi se lance dans une véritable enquête pour reconstituer le souvenir d'une disparue. Elle croise les sources, creuse dans la mémoire de ceux qu'elle rencontre et scrute les objets ayant appartenu à la défunte, l'ensemble constituant une superposition de sédiments historiques, émotionnels, symboliques, familiaux.
Parmi les sources collectives, outre le documentaire précité se trouvent des photographies réalisées entre 1979 et 1983 par Alfred Yahghobzadeh. Internationalement connu pour ses images de guerre, l'homme débuta la photographie pendant la révolution iranienne, puis il documenta la guerre Iran-Irak.
Il y a aussi les coupures de journaux français et les archives d'émission de radio rendant compte des démarches du père, Hassan Makaremi (artiste et psychanalyste), pour faire connaître le sort de son épouse comme de milliers d'opposants. Toutes sont précieusement conservées dans la fameuse armoire avec d'autres objets renvoyant à Fatemeh – qu'il s'agisse d'éléments lui ayant appartenu ou d'ouvrages en anglais ou en persan sur les massacres. Les manipulant, les compulsant, la réalisatrice nous les donne à lire et à entendre. Ce faisant, c'est la complaisance internationale à l'égard de l’État islamique iranien qui se fait jour, les relais médiatiques étant demeurés bien faibles.
Enfin, il y a Le Cahier d'Aziz, dans lequel le grand-père de Chowra a compilé ses mémoires. Dans l'incipit de ce témoignage, il dit, face à la douleur sans fond, avoir décidé “de faire revivre les êtres adorés et disparus, Fatemeh et Fataneh, dans des notes destinées à mes chers petits-enfants, qui ne connaissent pas cette histoire”. Filmé dès la troisième séquence du documentaire, Le Cahier d'Aziz se révèle être l'objet séminal de Hitch. Il a suscité une prise de conscience chez la jeune femme lorsqu'elle en a découvert le contenu en 2004 : “Ce que racontait le cahier, moi aussi je l'avais vécu.” Après avoir passé six ans à le traduire, elle l'a fait publier 2 - ce qui lui rend désormais tout séjour en Iran impossible. “Ce qu'il raconte fait partie des histoires dont on ne peut pas parler là-bas. Une ligne rouge, à ne pas franchir si on veut aller et venir librement.”
A ces différentes sources s’ajoutent les toutes premières images tournées par Chowra Makaremi en 2007, lors de son voyage en Iran qui sera le dernier. Fragiles, maladroites, ces séquences sont fondatrices de son projet documentaire. “C'est la première fois que je tiens une caméra, vissée entre moi et ce pays dont je ne peux pas supporter les trous de mémoire. Comment le besoin de dire ce qui s'est passé, s'oppose au silence, dehors. Comment le silence nous gagne, de l'intérieur.” Interrogeant sa grand-mère, partant à la rencontre de celles et ceux ayant connu sa mère et sa tante, retournant sur les lieux de son enfance, elle tente de soutirer des paroles, capter les traces, les espaces. Ce qui pourrait sembler dérisoire - un sac en cuir, un tchador - se révèle objets à la charge émotionnelle puissante. Manipulés sans que le visage de celle qui les conserve ne soit visible, scrutés par la caméra, ils renvoient symboliquement aux souffrances endurées. Ce sont des objets qui attestent des violences subies et du silence qui les a suivies. Ils sont les signes de blessures qui ne peuvent cicatriser.
Creuser la terre des souvenirs
Tous ces éléments savamment entremêlés, en recousant ensemble différentes mémoires, permettent de contrer l'absence, de représenter le vide et la mort. Ils rappellent, également, que Hitch ne traite pas d'une histoire restreinte à un cercle familial. Le récit de la mort de Fatemeh et Fataneh emmène dans son sillage d'autres tortures, d'autres massacres, d'autres silences. Punies pour s'être opposées au parti de l'ayatollah Khomeyni, punies pour avoir lutté pour la liberté et l'indépendance de leur pays – qui plus est en tant que femmes –, Fatemeh et Fataneh l'ont été avec des dizaine de milliers d'autres. Et comme le film le souligne, leur histoire n'appartient pas au passé. D'abord, parce que la chape de silence sur ces événements et le refus des témoins de parler sont l'expression d'une peur toujours présente de représailles. Ensuite, parce que faire disparaître les traces de ces assassinats est toujours d'actualité pour le régime iranien. C'est ce que révèlent les dernières séquences de Hitch, qui ont amené en 2017 la réalisatrice à recomposer son film.
Cette année-là, elle apprend par l'une de ses tantes en Iran que les tombes de Fataneh et de son époux ont été détruites. Situées dans le cimetière de Bandar Abbas, les sépultures se trouvaient dans la section des exécutés, un espace de relégation “près des bidonvilles et à l'écart du reste du cimetière”. Après les élections présidentielles de 2009, un premier projet d'aménagement urbain a isolé la section, les tombes se retrouvant sous le terre-plein central d'un boulevard. Mais en janvier 2017, ce terre-plein que tous appelaient la place des exécutés est littéralement rasé et goudronné. Entre l'absence de sépulture pour Fatemeh et la destruction de celles de Fataneh et de son époux, il se dit là la volonté politique tenace d'annihiler toute possibilité de souvenir.
Ce soigneux travail de sédimentation est aussi un film de famille dans lequel la réalisatrice affirme son point de vue face à son père et son frère. La caméra devient un subterfuge pour forcer la parole d'Hassan Makaremi – seul interlocuteur filmé en gros plan. Les séquences avec le père et le frère sont les seules où la réalisatrice est devant la caméra pour se filmer avec eux, d'égal à égal. Dans ce dispositif, elle cesse de seulement donner à voir pour défendre son point de vue. Face à leur incompréhension de son obstination à traiter cette histoire – le père ayant “choisi d'accepter [qu'il a] perdu la guerre”, tandis que le frère refuse de s'appesantir sur le travail de mémoire, considérant qu'il “ne faut pas creuser, mais construire”, Chowra oppose son geste cinématographique.
Pour autant, le trio se retrouve dans son souci commun de conservation de l'armoire. Fabriqué par le père artiste, ce meuble de “couleur bleue du ciel d'Iran, avec le mot Hitch qui naissait comme un soleil rouge” devait initialement rester vide. Il fut même à l'origine dénommé La Naissance du rien. Devenue au fil du temps le réceptacle des reliques entourant la mère disparue, l'armoire a pris le nom de musée. C'est elle qui apparaît de manière parcellaire dans l'une des premières séquences du film ; c'est elle que l'on retrouve ensuite dans la seconde moitié, scrupuleusement détaillée par la caméra. C'est elle, également, qui traverse les routes de France pour rejoindre la maison de Masrour, le frère. C'est elle, enfin, qui en rejoignant l'Iran dépasse son statut de mausolée. L'armoire devient alors la métaphore du projet documentaire de Chowra Makaremi. Soit, donner à voir une histoire trop longtemps camouflée, et la mettre en mouvement, la transmettre.
Caroline Châtelet, août 2020.
1 Les Arrivants (Taze nafas ha), documentaire réalisé et autoproduit par Kianoosh Ayari durant le Printemps de la liberté 1979 en Super-8 dans les rues de Téhéran.
2 Enrichi de lettres et d'un texte de Chowra Makaremi, Le Cahier d'Aziz est paru en 2011 chez Gallimard.