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Des briques et des hommes

Des briques et des hommes
L’œuvre du cinéaste allemand Harun Farocki comporte à ce jour plus de quatre-vingts films conçus pour le grand écran ou la télévision. Il a réalisé également des pièces radiophoniques, des essais critiques, des livres. Il a été membre du comité de rédaction de la revue Filmkritik (jusqu’en 1984), travaillant à maintenir complémentaires et autonomes ces deux modes d’expression et de symbolisation que sont l’écriture et le cinéma. En comparaison (Zum Vergleich, 2009) s’attache, en divers points du globe, à la fabrication des briques en tant que fondement de nos sociétés.

"Mes films sont conçus contre le cinéma et contre la télévision" (Harun Farocki).

Tout le cinéma d’Harun Farocki, depuis Tel qu’on le voit (1986), Images du monde et inscriptions de la guerre (1988), Vidéogrammes d’une révolution (1992) ou La Sortie des usines (1995), jusqu’à Œil/Machine (2001) est consacré aux machines de vision (appareil de photo, caméras) et aux systèmes de représentation qui induisent des systèmes de reproductibilité du visible et de la visibilité (d’après les données de la vision humaine).

Son attention se porte sur la constitution des images et des sons produits par les nouvelles technologies, ainsi que sur les conditions de leur production, pour dresser une histoire audiovisuelle des sociétés contemporaines. A partir d’une analyse de l’évolution des techniques et des technologies concernant la photographie, le cinéma, la vidéo, Harun Farocki analyse la constitution des pouvoirs de l’image dans la fabrication de l’Histoire et sa capacité à retranscrire un discours politique.

Ces films étudient tous, à partir de lieux socialement constitués – l’usine, le pénitencier notamment – les techniques de surveillance et de topométrie. Engagé à mettre en exergue des niveaux de signification des images et des discours idéologiques sous-jacents, afin de les ouvrir, de les libérer, Harun Farocki conçoit bien souvent ses films comme des dispositifs de relecture, afin d’opposer aux images le moment même de la connaissabilité, au sens où Walter Benjamin définit le moment de leur lecture. Le cinéaste construit souvent ses films à partir d’images préexistantes – archives visuelles et sonores de réemploi, archives de télésurveillance – en constituant des corpus de “vocabulaires d’images “ ou “d’archives des expressions filmiques”, qu’il parcourt et interroge à la manière d’un archéologue.

Œil/Machine est construit à partir d’un fonds de documents “médiatiques”, d’archives d’images qui désignent le domaine de l’imagerie militaire ainsi qu’un panorama des nouvelles avancées des programmes de traitement des images. Œil/Machine filme des “machines dites intelligentes” (des chaînes de robots) qui alimentent les grands récits que les sociétés contemporaines imaginent : ”(..) De penser à une guerre de machines autonomes, à des guerres sans soldats, comme à des usines sans ouvriers.”

Contre-Chant (2004) – remake des films de villes, selon l’auteur – poursuit sa réflexion sur les modes de représentation élaborés par les sociétés disciplinaires. Le projet consiste à analyser, à échantillonner les différents modes de représentation de la ville et de surveillance d’un territoire, à partir d’images “réelles” (prises de vue) ou de simulation (images digitales), qui constituent toutes des images opératoires, voire opérationnelles : des images de contrôle. Celles-ci désignent la ville comme une machine à habiter et à produire, soumise à la surveillance planétaire électronique.

En tant que remake du film de Walter Ruttmann, Berlin, symphonie d’une grande ville (1927), Contre-Chant s’attache à articuler six grands moments qui ponctuent une journée type de la métropole lilloise, à partir de l’échantillonnage d’images prélevées sur internet, mais aussi à partir de copies de disques durs, d’enregistrements de caméras de surveillance. Deux écrans distribuent des fragments de récit et les images de nature différente : fragments de films en noir et blanc, mangas, images de régie vidéo, imagerie numérique, convoquant des réalités disparates et des échelles de réalité contradictoires. Monté sans commentaire ni son, le film invente son propre tempo, sa propre narration.

Dans les films d’Harun Farocki, les différents niveaux de signification des images et des discours idéologiques qui les sous-tendent sont mis en exergue par l’artiste, selon une méthode qui fait de la description et de la lecture les outils opératoires. La méthode consiste, chez lui en l’élaboration de dispositifs multimédia qui “exposent” l'analyse des images, de leur montage, déterminant dans le même mouvement une mise en archive des données visuelles. La description joue un rôle important dans son cinéma : bien souvent, l'artiste s'attache à indexer des expressions, des gestes résultant de situations de contrainte, de surveillance, de travail, d’effort. Dans Images de prisons (2000) et Créateurs des mondes de consommation (2001), ce sont les mouvements des sujets étudiés en milieu clos (la prison, le supermarché) qui deviennent les vecteurs de l’analyse de la construction sociale.

C’est également le cas de Deep Play, qui fut présenté à la Documenta à Kassel en 2007. Il ne s’agit ici nullement de l’enregistrement d’une partie, mais de la production d’une analyse, en direct. Sur douze moniteurs, Harun Farocki expose littéralement tout un matériel vidéo qui rend compte de la finale de la coupe du monde de 2006 : modélisations, schémas, outils statistiques, extraits de séquences de caméras de surveillance du stade, outils d’analyse automatisés, vue du stade lui-même, aperçus des cabines de montage des télévisions filmant le match. La multiplication des sources vidéo hétérogènes constitue un miroir pour conduire une analyse, ainsi qu’une description très poussée de tous les éléments mis en jeu dans la captation d’un moment de sport : celle de la production de l’information.

 

 

description/comparaison

Avec En comparaison (2009), la comparaison, devient l’auxiliaire opératoire de la description, pour mettre ici en exergue ce qui relève de la mécanisation et du pouvoir de la mécanisation. Tel est l'objet de l’installation Comparison via a Third (2007, 24’), qui a précédé le film, sous un autre format et sous une autre durée. Dans cette installation polyphonique à deux écrans et au montage alterné, ainsi que dans le film, le cinéaste filme sur plusieurs continents le monde industriel ou artisanal de la fabrication des briques, ainsi que des techniques de construction d’habitations. La brique constitue un véritable objet anthropologique, porteuse en elle-même de nombreuses significations techniques, sociales, historiques, à travers l’histoire. Le film met en tension les courts-circuits historiques et techniques qui se tissent entre l’expression des relations sociales et l’expression des savoirs partagés, pour révéler les fortes disparités et différences temporelles engagées dans la fabrication des briques.

Plusieurs mouvements scandent le film : cinq séquences conduisent le spectateur de l’Afrique à l’Inde, jusqu’à la France et à l’Allemagne. Harun Farocki met en exergue les différentes modalités de fabrication, de mécanisation, d’automation dans la production des briques : ainsi, sont filmés le premier tapis roulant en activité en Inde depuis 1930, la chaîne semi-industrielle du nord de la France, installée en 1945, et la dernière usine construite en Allemagne en 2003.

Le montage parallèle alterné conduit la comparaison en images des différents types de fabrication des briques, ainsi que des différents types d’organisation économique qui sous-tendent une telle production : de la fabrication manufacturée au Burkina Faso et en Inde, à la production automatisée des briques en Europe, les séquences déclinent l’analyse des degrés d’industrialisation des sociétés traditionnelles, en cours d’industrialisation ou hautement industrialisées. Le film produit ainsi une double perspective : l’étude des techniques de fabrication et l’organisation sociale qui régit le système économique, à travers les modes de construction de l’habitat et de logement des ouvriers qui participent à la fabrication des briques. Ouvriers marocains du nord de la France parqués dans des cités-dortoirs, ouvriers à Mumbai, une école, un hôpital au Burkina Faso, constituent les différents pôles d’analyse auxquels s’attache Farocki en filmant de très près les hommes et les femmes, au plus près de la mécanique des corps et des gestes.

C'est par la description des gestes et leur comparaison, mais aussi par la comparaison des images, des plans, qu'il construit son film. Conçu sans dialogues ni commentaires – une vingtaine de sous-titres ou inserts de textes précisent parfois l’identité des lieux – le film tire sa puissance d’une analyse directe et rapprochée des situations filmées. Le son direct acquiert une place importante au sein de l’économie du film : le registre très étendu des sons liés aux différentes géographies humaines joue le rôle d’une sorte d’horloge du travail et des objets. Chaque étape de la fabrication des briques produit un son spécifique, relatif également aux différentes techniques.

C'est aussi en mettant en évidence, au fil du déroulement du film, les interstices, les images manquantes, la part d'invisible de ce qu'il filme – le processus de la comparaison implique un troisième élément évoqué dans le titre En comparaison – qu’Harun Farocki construit une véritable architecture des images et qu'il dresse une véritable anthropologie du travail humain, au moment même où il contribue à l'enregistrer.

 

Pascale Cassagnau, décembre 2010.