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Experimental Road Movie

Experimental Road Movie
Captivante plongée au cœur du cinéma expérimental, Cinémas de traverse de Frédérique Devaux et Michel Amarger chemine aux quatre coins de la planète à travers une mosaïque de techniques et de formes, des rencontres avec des cinéastes, critiques, organisateurs de festivals, fondateurs de lieux de création ou de structures de distribution et d’édition. De ce voyage polyphonique, il en ressort surtout qu’il serait vain de donner à ce cinéma une seule et unique définition.

A ceux qui parlent du cinéma comme d’un art moribond, Cinémas de traverse oppose un démenti éclatant. La vitalité du cinéma contemporain est indéniable, pour s’en convaincre, il suffit de se tourner vers sa branche expérimentale. Témoigner de l’extraordinaire créativité, du foisonnement des formes qui s'y déploient aujourd’hui, tel est l’objectif que se sont fixé Frédérique Devaux et Michel Amarger, auteurs de ce beau film essai. Les réalisateurs connaissent très bien leur sujet : tous deux sont des cinéastes reconnus, auteurs d’une importante filmographie expérimentale et d’une série de portraits de cinéastes (Cinexpérimentaux). Circonscrire le territoire qu’ils se proposent d’explorer ici n’est pas chose évidente pour autant. Le film se pose donc d’emblée la question obligée : comment définir le cinéma expérimental ?

 

qu’est-ce que le cinéma expérimental ?

Cinéma “d’avant-garde”, “indépendant”, “différent”, “jeune”, “pur” (Germaine Dulac), “poétique” (Maya Deren, Jonas Mekas), “visionnaire” (Adams Sitney), “underground” (Sheldon Renan, Parker Tyler), “formal”, “structural” ou “matérialiste” (Malcolm Le Grice, Peter Gidal), “fringe film” (Mike Hoolboom), cinéma “activiste”, “abstrait”, “non-narratif”, “expanded cinema”, “film as film”… l’histoire du cinéma expérimental a donné lieu à une floraison de dénominations et de qualificatifs. Comme le souligne d’ailleurs Gabriele Jutz au tout début du film, la signification du terme expérimental lui-même est variable. Il décrit, explique-t-elle, “un écart plus ou moins grand par rapport à ce qu’on est habitué à voir”. Lorsqu’il est associé à cinéma, expérimental devient donc un simple shifter : son sens dépend du contexte historique, de l’évolution des conventions et des pratiques dominantes dont il se démarque. S’il se définit en partie par opposition au cinéma commercial, le cinéma expérimental n’en est pas pour autant le négatif. Dans sa préface au livre de Malcolm Le Grice, Sean Cubitt dénonce la tendance “à assimiler l’avant-garde au rejet des principes établis, idée préconçue qui suppose que le sens de l’art expérimental dépend de ce à quoi il s’oppose” 1. Le cinéma expérimental n’est pas réductible à la contrepartie du cinéma commercial ; Dominique Noguez le rappelle dans l’incontournable Eloge du cinéma expérimental : “C’est le cinéma même.” Il ajoute : “C’est à partir de lui – qui est ce qu’il y a de vivant et d’essentiel dans l’art des images animées et sonores – que les autres films doivent se situer 2.” Cette belle affirmation est aussi, implicitement, celle de Cinémas de traverse.

Les frontières sont poreuses, et “l’écart” se réduit parfois (Jutz prend pour exemple la Nouvelle Vague) ; le cinéma expérimental perdure néanmoins, infiniment plus riche et varié que ses homologues conventionnels. C’est d’ailleurs l’impossibilité d’en donner une définition homogène, stable et unilatérale qui à la fois souligne et garantit son indépendance et son incroyable liberté de forme et d’expression : si le cinéma expérimental résiste à la logique du marché et de l’institutionnalisation de l’art, c’est parce qu’il ne se laisse pas enfermer dans une catégorie ou un mouvement, ne se laisse pas réduire à un genre ou à un style ; il les traverse et reste pluriel.

Tous ceux que rencontrent Devaux et Amarger, dans les studios et les labos, les cinémas et médiathèques, dans la rue, les universités ou les écoles des beaux-arts offrent leur propre définition, plus ou moins élaborée, du cinéma expérimental – et les interprétations offertes par les passants croisés sur un trottoir parisien ou new-yorkais ne sont pas les moins pertinentes. Ce qui émerge au fil des séquences, c’est une image contrastée, changeante, multiple et néanmoins tout à fait cohérente d’un cinéma en constant devenir : le cinéma expérimental est à la fois transgression des règles établies, invention des formes et économie parallèle. Art d’exploration, où le résultat n’est jamais avéré, il évolue dans un espace ouvert, en marge du cinéma commercial et des autres disciplines artistiques (dont il reste aussi largement méconnu), et continue de créer ses propres modes de production et de distribution.

 

cartographie vagabonde

Comment rendre compte de la multiplicité des pratiques, des esthétiques et des modes de diffusion du cinéma expérimental aujourd’hui ? Par la polyphonie des voix et des images, la profusion des témoignages et des extraits de films, certes, mais aussi par les effets de split screen et d’inserts (mutations de l’écran qui s’anime de fenêtres multiples) et par la configuration même du film – sorte de cartographie vagabonde – adoptée par Devaux et Amarger. Aucun maniérisme dans la démarche, mais le simple constat assumé d’une fructueuse impuissance à contenir son sujet dans les limites d’un écran et d’une voix unique.

Cinémas de traverse n’est pas un film expérimental, mais il se fait discrètement l’écho de certaines approches narratives alternatives, telles qu’elles s’élaborent notamment dans les formes d’autobiographie filmée, de Jonas Mekas à Joseph Morder – dont le travail est par ailleurs évoqué dans le film. A la fois documentaire et road movie, autofiction et journal filmé, Cinémas de traverse reste à la croisée des genres, passe du nous au je, circule d’une ville à l’autre, d’un pays à l’autre, sans souci apparent de chronologie ou de continuité géographique. Fidèle à l’esprit de Vertov, le film permet aux passants comme aux artistes de se répondre d’un lieu à l’autre par la vertu du montage. Le hasard joue ici son rôle. Puisqu’on ne pourra pas inclure tous les cinéastes, toutes les histoires du cinéma expérimental, toutes les techniques, on s’égarera volontiers sur des chemins de traverse, où se font les rencontres fortuites. Le film s’articule en quatre temps, qui peuvent se voir séparément, mais fait avec humour état d’une résistance à hiérarchiser, à organiser les séquences de manière linéaire, et d’une salutaire incapacité à conclure : “La première partie s’arrêtait brutalement, ça nous a surpris, un peu attristés…”, constatent les narrateurs. A la fin du troisième temps, ils admettent d’ailleurs que les images accumulées au cours de leurs voyages se trouvent “dans un désordre indescriptible” et qu’il leur faut retourner à la table de montage. Jusqu’au générique de fin et au-delà, les images et les dialogues continuent d’affluer, et en guise de conclusion, le dernier son entendu est celui d’une porte qui s’ouvre.

Rien de confus, pourtant, dans l’impression que l’on retiendra du captivant état des lieux que nous présente Cinémas de traverse. De Paris à Tokyo et à l’île de Gorée, en passant par Helsinki, Amsterdam, Bejaïa, Vienne et New York, le film dresse dans un premier temps un panorama impressionniste, ponctué de rappels historiques et de brefs exposés : labos, studios, coopératives, maisons d’édition, revues et festivals où s’élaborent les techniques et les formes, où les films sont développés et montés, où les œuvres sont montrées, distribuées, étudiées et archivées. Une vue d’ensemble du cinéma expérimental, tout à la fois laboratoire et économie parallèle, émerge progressivement. A chaque étape de leur périple, les réalisateurs rencontrent ceux qui gèrent les lieux de création et de distribution, et les artistes cinéastes qui les fréquentent. Ce sont – pas toujours mais souvent – les mêmes, motivés par un besoin d’indépendance et la volonté de partager. Les cinéastes de l’expérimental travaillent seuls ou en équipe restreinte, mais pour beaucoup, les étapes les plus coûteuses du processus se font dans des espaces et autour d’équipements collectifs.

 

l’art de l’aléatoire

C’est aux processus de création que le film fait cependant la part belle : de la rue au labo ou à l’appartement transformé en atelier, une myriade d’artistes connus et moins connus révèle les arcanes de leur approche et de leurs techniques, de la prise de vue au montage et à la projection. Illustré d’extraits, c’est un formidable kaléidoscope de formes cinématographiques qui se déploie ainsi, et dont on se limitera à citer certaines facettes : cinéma activiste ou autobiographique soucieux de se démarquer des démarches esthétisantes ; formes musicales, rythmiques et picturales du cinéma abstrait ou graphique ; expérimentations sonores où s’inverse la hiérarchie image/son ; projections-performances et éclatement de l’écran fixe propre au “cinéma élargi” ; found footage et techniques d’appropriation, ainsi qu’une multitude d’approches documentaires où, de la captation du réel à la manipulation du matériau visuel et sonore, la représentation de la réalité la plus infime, la plus quotidienne, devient une invitation à réapprendre à voir. Les cinéastes au travail démontrent, expliquent, commentent, en termes à fois limpides, lucides et engagés, et Cinémas de traverse documente ainsi toute une série de pratiques souvent exigeantes – longs et méticuleux  procédés de captation, de manipulation, d’intervention sur la matière du film ou sur sa projection dont la description s’avère fascinante. C’est en effet à travers ces processus mêmes – et non, à priori, dans un script ou un scénario préexistant – que s’élaborent la forme et le sens de chaque œuvre.

 

 

Dans cette perspective se dessine, en filigrane, l’épineuse question du passage de l’argentique au numérique. Joseph Morder décrit avec bonheur son expérience du filmage avec un téléphone portable, “la découverte d’un nouveau langage filmé”, qui lui rappelle “les débuts, le super-8”. Pour Yvonne Maxwell, non seulement le travail sur le support pellicule, sur la matérialité même du film, est irremplaçable, mais l’œuvre qui en résulte ne peut être appréhendée dans son intégrité que lors d’une projection. Certains jeunes artistes, comme Lynn Loo et Johanna Vaude, ont choisi une voie hybride, en partie motivée par le désir de “témoigner” du passage de l’argentique au numérique, entre “deux outils qui ont chacun leurs qualités et leurs défauts”. De même, pour Peter Kubelka, le numérique n’est pas le successeur logique de l’argentique, mais un médium complètement différent qui ne saurait remplacer le rapport physique, sculptural qui s’instaure avec la pellicule, avec le corps du film. Les potentialités du numérique sont immenses, mais elles ne se substituent pas à celles de l’argentique.

Le cinéma expérimental est donc ouvert aux mutations technologiques et à ses multiples possibilités ; mais à la différence de la logique du marché selon laquelle un nouveau procédé technique annule les précédents, dans le cinéma expérimental, ils s’additionnent. Dans Cinémas de traverse, les bobines de film se partagent l’écran avec l’ordinateur, et le ronronnement du projecteur hante la bande sonore. Beaucoup de cinéastes adaptent, restaurent ou perfectionnent les dispositifs existants, les détournent de leur usage originel ou construisent leurs propres appareils (voir, entre autres, les savoureux commentaires de Giovanni Martedi et Tony Conrad en bricoleurs invétérés, ou encore l’infinie délicatesse de manipulation dans la démonstration de Nicky Hamlyn et l’extraordinaire minutie du travail de Peter Tscherkassky, entre simples clous et crayon laser). C’est d’ailleurs lorsqu’ils s’attardent autour des sacrosaintes tireuses optiques et tables de montage que Devaux et Amarger captent certaines des séquences les plus passionnantes de leur film. Le résultat final n’est jamais préétabli, jamais certain : tout cinéaste expérimental teste, explore, tâtonne. En creux se dessinent ainsi les bases d’une réflexion – indispensable à notre époque d’évolution technologique accélérée – sur les rapports entre l’homme et la machine, et sur les a priori, trop souvent pris pour argent comptant, qui sous-tendent cette relation. La voie du cinéma expérimental, souligne encore Sean Cubitt, est celle “d’un art aléatoire, ancré dans ce dialogue entre l’homme et la machine qui est au cœur de la société contemporaine”, et qui met en lumière “la tyrannie qui s’exerce, dans le système capitaliste en particulier, sur la technologie” 1.

Cette relation spécifique, intime et aléatoire, à l’outil de la création (qu’il soit caméra argentique ou numérique, tireuse, ordinateur, table de montage, écran ou projecteur) libère le cinéma expérimental des limites étroites qu’un anthropomorphisme de règle impose au cinéma commercial – autant qu’aux autres médias audiovisuels. “Le cinéma conventionnel, constate Malcolm Le Grice, n’oppose aucune résistance à l’anthropomorphisme […]. Il n’offre aucun conflit d’interprétation, aucune dialectique 1.” En contraste avec le cinéma commercial, la démarche expérimentale n’a jamais été motivée par l’obligation d’imiter ou de créer une version crédible de la perception ou la psychologie humaine, mais par le désir d’explorer des modes de perception et d’interprétation qui contestent ou renouvellent notre appréhension ordinaire de la réalité. Le paradoxe du cinéma expérimental est de mettre machine et technologie – si sophistiquées ou si primitives soient-elles – au cœur d’un questionnement de la perception humaine dans ce qu’elle a précisément de machinal, d’automatique.

De cette manière, le cinéma expérimental, héritier de l’enchantement des premiers temps du cinématographe, continue de prendre le pouls d’un monde en mutation et d’en tirer des formes poétiques d’interprétation. Ainsi les extraits de films qui ponctuent Cinémas de traverse sont-ils autant d’occasions d’entrevoir la réalité dans un rapport différent à la durée, à l’espace et à la matière (voir, entre autres, les images des films de Emily Richardson, Yo Ota et Helga Fanderl où, sous la pression du temps, les images frémissent, les contrastes s’intensifient, les paysages s’animent d’une vie propre, invisible à l’œil nu).

Si le cinéma expérimental recouvre une telle diversité de formes et de devenirs possibles, c’est qu’il est aussi un art profondément impur, en dialogue constant avec d’autres formes d’expression (peinture, musique, sculpture, performance, théâtre, danse…). De ce métissage fertile, le cinéma expérimental tire une aptitude inégalée à bouleverser notre expérience de la corporalité, tel ce troublant pas de deux entre un danseur et la cinéaste Isabelle Blanche qui le filme : la prise de vue ressemble à une traque, les images qui en résultent à une caresse. S’il instaure un rapport étroit à des outils de création mécaniques, chimiques ou numériques, le cinéma expérimental n’en est pas moins un art des sens et du corps. Le travail sur la matière d’images et de sons en fait le domaine privilégié de la vision haptique où le spectateur est invité à exercer son “œil tactile” 3.

 

une fragile écologie

La belle intelligence du film d’Amarger et Devaux naît de leur talent à éviter toute démonstration. Le plus souvent, les problématiques et les questions de fond s’inscrivent en filigrane, et même lorsque les narrateurs s’interrogent eux-mêmes, c’est finalement dans les témoignages des artistes et les images de leurs films que l’on trouvera des éléments de réponse. Le cinéma expérimental est-il un cinéma de pays riches ? Mohamed Hamlaoui, depuis la Cinémathèque de Bejaïa, répond par la négative et décrit le cinéma expérimental comme le plus universel des cinémas, celui qui a toujours su faire du manque de moyens une vertu. L’avenir du cinéma est-il, comme le suggère l’artiste Abigail Child, dans les galeries ? Non, et le reste du film le confirme. En effet, la galerie, à la fois espace d’exposition et mode de distribution, n’est qu’une nouvelle possibilité parmi d’autres.

Ce faisant, Cinémas de traverse bat en brèche bon nombre de préjugés sur le cinéma expérimental : on est loin, ici, de la vision d’un art élitiste et coupé des réalités sociales, culturelles et économiques. Même si le cinéma expérimental embrasse les nouvelles technologies, il reste un art du bricolage, un art des petits moyens et de la trouvaille, et en cela, il est infiniment plus accessible que le cinéma commercial. La recherche formelle y prime, et le cinéma expérimental n’en est pas moins – certainement bien plus que le cinéma conventionnel et l’art contemporain académique – en prise avec la vie.

Vers la fin de Cinémas de traverse, le cinéaste Emmanuel Lefrant décrit la manière dont il procède : il commence par enterrer de la pellicule dans divers endroits du monde, dans des conditions climatiques différentes. Le résultat final (paysages abstraits dont les intenses variations de couleur et de texture témoignent du passage du temps et de la corrosion par les éléments) dépend des degrés de dégradation du matériau originel. A une époque où certains supports argentiques sont, pour des raisons économiques, en danger de disparition, la démarche de Lefrant s’offre en métaphore sensible de la situation du cinéma expérimental aujourd’hui : baromètre des transformations qui affectent notre monde moderne, soumis aux aléas des mutations industrielles, le cinéma expérimental est, comme le souligne Pip Chodorov au début du film, une fragile écologie.

 

Martine Beugnet, décembre 2011.

 

 

Martine Beugnet a publié Sexualité, Marginalité, sexualité, contrôle dans le cinéma français contemporain, L'Harmattan, 2001 ; Claire Denis, Manchester University Press, 2004 ; Proust at the Movies, avec Marion Schmid, Ashgate, 2005 ; Cinema and Sensation : French Film and the Art of Transgression, Edinburgh University Press, 2008. Elle est professeure d’études cinématographiques à l’université d’Edimbourg et dirige la collection Film Studies à Edinburgh University Press.

 

 

1 Malcolm Le Grice, Experimental Cinema in the Digital Age, introduction de Sean Cubitt, London, BFI, 2001.

2 Dominique Noguez, Eloge du cinéma expérimental, Paris Expérimental, 2000.

3 Voir par exemple, dans la lignée de Gilles Deleuze, les écrits de Laura Marks.