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La métaphore du jardin
Depuis Un Enclos jusqu’au Pays à l’envers, vos films déclinent une thématique très particulière, le jardin. Comment vous est venue l’idée de réaliser une série, une collection ?
Il ne s’agissait pas pour moi d’ajouter des films aux films mais de construire une cohérence. J’ai pu constater, pour l’avoir vécu moi-même, que pour ceux qui ont un jardin et le cultivent, le jardin peut devenir un centre du monde et en même temps un lieu d’où l’on voit le monde. Donc, autant de jardins, autant de centres du monde possibles et autant de lieux propices à faire un film. Le dispositif peut se décliner quasiment à l’infini. J’ai établi une liste qui contenait entre autres le jardin ouvrier, le jardin en prison… Je passais souvent le long de la Seine et me demandais si au pied de l’usine Renault, sur l’île Saint-Germain, le bouquet de verdure que j’apercevais depuis la route n’était pas un jardin. L’hypothèse s’est vérifiée et cela a donné le premier film de la série, L’Ile [1998]. Le jardin en prison de Un Enclos [1999], je l’ai trouvé dans un livre de Michel Tournier consacré aux jardins de curé. Le jardin d’insertion m’a amené à l’Ile de la Réunion, département français d’outremer qui compte 35 % de chômeurs, pour réaliser La Rivière des galets [2000], qui traite en définitive de l’exclusion du travail. Ensuite, avec Green Guerilla [2003], j’ai entrepris d’explorer New York, à travers les community gardens, ces jardins du Bronx et de Brooklyn cultivés par les communautés noire et latino.
Vous avez donc d’emblée conçu une œuvre cinématographique qui aurait sa cohérence ?
J’espérais que le principe d’une collection de films documentaires intéresserait une chaîne de télévision. En fait, ça n’a jamais été le cas, et lorsque mes films ont été diffusés à la télévision sur Arte ou ailleurs, ils ont été traités comme des films unitaires et les diffuseurs n’ont jamais considéré le jardin comme un thème digne de ce nom. Evidemment, on peut voir Un Enclos comme un film sur la prison et L’Ile comme un film sur la classe ouvrière. Le jardin est avant tout pour moi un dispositif qui permet de filmer le monde. J’aurais pu continuer en filmant l’Afrique du Sud vue du jardin d’un township ou le conflit israélo-palestinien vu d’un jardin de Palestine.
Que vous apporte le jardin en termes de dispositif filmique ?
C’est un lieu bien délimité que j’ai plaisir à explorer. Les gens qu’on y trouve deviennent rapidement des personnages. Le fait qu’ils sont là dans leur lieu d’élection, leur “paradis”, permet de les montrer sous leur meilleur jour, d’atteindre à leur intériorité. Le jardin est un lieu d’accomplissement. Aborder la prison à partir de ce lieu idyllique peut ressembler à un dispositif d’évitement. Mais ma longue expérience du travail audiovisuel en prison acquise aux côtés d’Alain Moreau (au sein de l’association Fenêtre sur cour, ou dans le dispositif Télé-Rencontres) m’a appris que beaucoup de choses sont indicibles et incommunicables dans la vie en prison. Le décor de la prison est tellement rebattu qu’il est difficile de ne pas y produire des clichés. J’ai soumis aux détenues l’idée de les filmer depuis le jardin et elles ont adhéré à ce projet.
Dans le jardin, elles font pousser des fleurs et en prennent soin. N’est-ce pas une manière de redonner la vie ?
Ces gestes de jardinage ont une vertu évidente et l’activité jardinière devrait être systématiquement proposée en prison. En plus de ce jardin de curé attenant à la chapelle (qui n’était pas conçu au départ pour être accessible aux détenues), la prison de Rennes inclut entre ses murs plusieurs hectares d’espaces verts. La direction avait, à cette époque, le projet de les valoriser et de les exploiter, notamment avec l’architecte paysagiste Gilles Clément. Le projet ne s’est pas concrétisé et aujourd’hui, il y a sur cet emplacement des UVF [Unités de vie familiale].
Etait-ce une contrainte forte de filmer uniquement à la lisière de la prison ?
Une contrainte mais aussi une liberté, car le jardin étant sous le contrôle de l’aumônier, un ancien prêtre ouvrier, on n’y croisait pas de surveillantes. C’était le seul vrai lieu de rencontres, un lieu où les détenues pouvaient choisir d’aller quand elles en avaient le temps. Dans le jardin, moi qui suis seulement de passage, je peux partager avec elles des expériences sensorielles communes : un nuage qui passe, le temps qu’un cerisier va mettre pour porter ses fleurs et ses fruits. Hors du jardin, pour les détenues, le rapport sensoriel au temps et à l’espace est entièrement conditionné. La durée se mesure par rapport à la peine qui a déjà été purgée, par le temps qu’il reste à faire. Tout est contraignant et généralement destructeur. La visiteuse que je suis, libre de ses mouvements, ne peut pas prétendre ressentir cela de la même façon. Bien sûr, dans le jardin, une détenue reste une détenue, mais nous avons pu y partager de vrais moments. Dans ce tout petit espace, tandis que j’étais occupée à tourner mon film dans un coin, le prêtre pouvait discuter avec une femme dans un autre coin, chacun pouvait dans ces quelques mètres carrés se créer son espace intime. On pouvait avoir plaisir à s’y retrouver, les échanges se plaçaient sur un autre niveau. Cette liberté de la rencontre “fortuite” et du choix mutuel n’a pas de prix.
On est surpris par ces rencontres qui sont souvent très loin de l’idée préconçue qu’on se fait de la population carcérale.
Je ne voulais pas du tout savoir pour quel crime ou délit ces femmes étaient détenues. Lorsque j’en ai eu malgré moi connaissance, cela ne m’a pas aidée à les aborder, au contraire. En tout cas, je ne voulais pas que le film place le spectateur en position de juger ces femmes qui ont déjà été jugées. Les femmes qui venaient au jardin n’étaient qu’une trentaine sur les 230 détenues que comptait la prison de Rennes à cette époque, et bizarrement, beaucoup de détenues ignoraient qu’on pouvait s’y rendre librement du moment que l’aumônier était présent. Nous sommes dans un centre de détention, les détenues purgent des peines longues, d’au moins deux ans et demi. Un faible pourcentage d’entre elles ont été condamnées pour des crimes commis au sein de leur famille et sur leur propres enfants, mais cela pèse comme une chape de plomb sur tout le monde. D’abord sur ces femmes elles-mêmes, qui ont beaucoup de mal à survivre à un crime qu’elles ont souvent perpétré après avoir subi elles-mêmes beaucoup de souffrances, mais aussi sur leurs codétenues, sur les surveillantes…
Le témoignage le plus complet est celui de cette femme qui vient de sortir mais demeure en liberté surveillée.
Oui, le témoignage de Marie-Jo, récemment libérée mais toujours sous écrou, a servi d’épine dorsale au film. Ce que j’ai appris en faisant ce film c’est que le plus difficile dans l’expérience de la prison est le moment de la sortie. Pour une détenue qui est attendue par sa famille à sa sortie, il y en a cent qui se retrouvent sans aucun soutien et risquent fort d’échouer dans cette épreuve. D’où l’importance de la récidive qui signe l’échec total de la prison censée réparer les gens avant de les réinjecter dans la vie sociale. On s’aperçoit que rien n’est fait pour que la réinsertion marche, que même tout est fait pour qu’elle échoue, que les détenu(e)s restent dans le piège.
Quelles difficultés particulières avez-vous rencontrées au tournage d’Un Enclos ?
Compte tenu des nouvelles règles en vigueur, ce film ne pourrait plus être tourné aujourd’hui. Les conditions de tournage en prison sont forcément précaires. D’abord parce les rapports avec les surveillantes sont tels qu’on n’est jamais sûr de pouvoir revenir le lendemain. Mais pour ce film tourné en 1997-98, j’ai bénéficié du soutien de la directrice de la prison, Mme Sylvie Manaud, une jeune directrice avec qui j’ai pu discuter à fond du projet. La règle du jeu était claire : je pouvais filmer à visage découvert toutes les personnes qui m’en avaient donné et signé l’autorisation, je pouvais filmer librement dans le jardin, mais les autres espaces de la prison devaient être filmés hors de toute présence humaine pour ne pas risquer de prendre dans le champ quelqu’un qui n’aurait pas accordé d’autorisation. Cette règle me convenait parfaitement. Je me suis engagée de surcroît à montrer le film à toutes les personnes qui y figureraient avant de valider le montage. La première projection devant toutes les protagonistes a eu lieu une veille de Noël, en présence de la monteuse qui, pour la première fois, pénétrait dans la prison. C’était un moment très émouvant, tendu, assez hallucinant. Il y a eu beaucoup de larmes. J’ai pris conscience de la violence de ce film qui leur renvoyait leur image de femmes incarcérées.
Comment ont-elles réagi face à cette image ?
Elles ont assumé avec beaucoup de courage et aucune n’a demandé de retrancher une image, un mot. C’était très courageux d’assumer leur image. Je me suis souvenue que la coiffeuse de la prison m’avait dit qu’elle était obligée de coiffer certaines détenues dos au miroir. Ces femmes-là ne pouvaient pas supporter de se voir dans une glace. C’est très paradoxal car celle qui va chez le coiffeur a tout de même un souci de son apparence, et en même temps elle n’arrive pas à assumer son image. Mon film pouvait donc être reçu comme une bombe à retardement.
S’il a été accepté par les détenues, n’est-ce pas parce que le film les montre dans cette activité valorisante qu’est le jardinage ?
Avoir du respect pour les gens qu’on filme, c’est bien la moindre des choses. La détention contraint à s’assimiler au groupe, à partager son destin avec des gens qu’on n’a pas choisis. Etre prisonnière, c’est aussi être prisonnière des autres. Etre dans le même film que les autres, que des femmes dont on partage le sort mais auxquelles on ne veut pas être assimilées, ce n’était pas si simple mais cette difficulté aussi a été surmontée. Chacune pouvait s’estimer correctement traitée par le film mais pouvait avoir des réticences à y côtoyer telle ou telle autre, notamment Marie-Jo. Car Marie-Jo tient un langage très singulier, elle dit par exemple qu’elle a choisi de reculer sa sortie de quelques jours pour pouvoir tailler ses rosiers. Cela a provoqué des sifflets lors de cette première projection, et puis au fond, une forme de compréhension.
Par quel cheminement êtes-vous allée de cet enclos en prison au jardin créole qu’on découvre dans Le Pays à l’envers ?
Ce qui réunit tous mes films, c’est la question du territoire. Le film que j’ai tourné en Biélorussie sur des terres contaminées par la catastrophe de Tchernobyl, Pouvons-nous vivre ici ? [2002], s’inscrit aussi dans cette problématique au sens strict. La terre m’intéresse dans toutes ses dimensions, concrètes et métaphoriques. Y compris lorsqu’elle devient comme en Biélorussie potentiellement meurtrière. Le chemin qui mène d’Un Enclos au Pays à l’envers est un chemin personnel, mais aussi un chemin de cinéma. A l’origine de ce film en Guadeloupe, il y a eu l’invitation de la médiathèque du Gosier, la ville natale de mon père, à montrer mes films dans le cadre du Mois du film documentaire. Je me suis vite rendue compte que mon patronyme m’ouvrait beaucoup de portes : on me traitait à Gosier comme une enfant du pays, une cinéaste locale. Ce nom me conférait une forme d’appartenance à laquelle je n’avais jusque-là pas réfléchi.
Etait-ce la première fois que vous vous engagiez dans une démarche autobiographique ?
Oui et c’était aussi la première fois que j’apparaissais à l’image, que je tournais avec mon fils et mon père. Mais le film mêle d’autres éléments déjà présents dans les films précédents ; le fil de l’histoire est celui de la mémoire. La terre du jardin est à la fois le lieu d’un perpétuel recommencement et le substrat de la mémoire. En Guadeloupe, l’esclavage n’a laissé aucun monument. Je voulais tenter de saisir avec les outils du cinéma, les regards, les corps, les lumières, cette mémoire invisible et indicible.
Ce qui rapproche ces paysans guadeloupéens des ouvriers-jardiniers de Billancourt dans L’Ile, n’est-ce pas la précarité de leur rapport à une terre dont ils ne sont que des occupants temporaires ?
Oui, les anciens esclaves gardent un rapport fragile à ce pays où ils ont été brutalement transplantés. L’esclave est un déraciné. En enfonçant une igname dans la terre, il fait un geste qui est à la fois renoncement au retour et enracinement. Le jardin créole résume bien la problématique de l’identité : il s’agit d’une terre d’emprunt mais sur laquelle on fait pousser beaucoup de choses.
Un des personnages déclare brutalement : “On est un peuple qui ne s’aime pas.” Cultiver son jardin, n’est-ce pas une manière d’apprendre à s’aimer ?
C’est probablement aussi vrai pour les détenues de Rennes ou pour les ouvriers de Billancourt. On voit dans L’Ile comment Fernand y trouve un ancrage dans la vie. Il y a dans le jardin un lien vital qui permet aux gens de se tenir debout, bien qu’ils se penchent aussi vers la terre. Ils y trouvent des raisons de vivre et de survivre à travers des gestes simples, en apparence anodins.
Les héros de vos films ne souffrent-ils pas tous d’une image dégradée d’eux-mêmes ?
Ce n’est pas le cas dans Le Pays à l’envers où mes deux jardiniers créoles, Suzette et Adeline (qui est en fait un homme) ont une grâce altière, magnifique, une force extraordinaire. Ce respect de la terre qu’ils cultivent au prix d’un labeur éreintant témoigne d’une grande sagesse. Il faut savoir qu’une grande partie des terres agricoles de Guadeloupe a été contaminée par des produits phytosanitaires déversés par avion sur les bananeraies. Ces produits qui étaient interdits aux USA depuis vingt ans ont continué à être utilisés avec la complicité des politiques sur des terres appartenant en général à des propriétaires békés. En ruisselant sur les pentes, le chlordécone (famille du DDT) a contaminé les terres maraîchères en contrebas, avec de gravissimes conséquences sanitaires. C’est un énorme scandale de santé publique dont on commence à peine à saisir toute l’ampleur.
Par rapport à vos films précédents, Le Pays à l’envers n’est-il pas plus complexe dans son montage ?
Ce film se présente un peu comme un jardin créole, dense, prodigue, divers. J’ai longuement travaillé en amont sur l’écriture pour tisser ensemble tous les fils qui le composent – mes-tissages ! Le fil de trame est celui du patronyme, Dampierre, qui amène à l’histoire de l’esclavage. Le fil de chaîne est l’histoire de mon père, son voyage vers la métropole. Un trajet qui part du village sur les hauteurs, passe par le bourg, avant d’arriver au port où il a pris le bateau qui le mènera en France, où je suis née. Le jardin est en haut dans les mornes, le mariage se passe au bourg où l’on consulte le cadastre. Enfin, c’est l’usine sucrière et le port. Mon père n’a travaillé que quelques mois dans cette usine mais elle me permettait de construire une logique spatiale. Les personnages de rencontre et leurs histoires viennent enrichir le tissu du film comme des broderies.
Le film en Super-8 tourné par votre père dans les années 1960 constituait-il aussi une forme de point de départ ?
Ces bobines font en quelque sorte partie de mon patrimoine. Je me suis rendu compte que tous mes souvenirs de ce premier voyage au pays de mon père étaient en super-8. C’est ce qui m’a poussée à filmer à mon tour mon fils, mais uniquement pour les besoins du film. De même pour l’enquête généalogique, je ne l’ai menée que dans le cadre du film. Personnellement, je ne suis pas du tout obsédée par ces questions. La quête généalogique ne me passionne que dans la mesure où elle est un symptôme de la quête identitaire. Ce ne sont pas mes ancêtres qui m’intéressent mais l’histoire indicible qui les a amenés là. Cependant, le moment le plus émouvant pour moi dans cette enquête a été l’ouverture du registre des Nouveaux Libres. Pas seulement parce que j’ai lu dans la liste les premiers porteurs du nom de Dampierre, mais aussi parce que j’ai imaginé tous les autres qui étaient présents en ces quelques jours de février 1848. Cette liste marque l’entrée de tout un peuple dans l’histoire écrite. Avec l’abolition de l’esclavage, chacun reçoit pour la première fois un état-civil, c’est un véritable baptême. L’ancien esclave reçoit un nom qui est à la fois son premier attribut d’homme libre et son dernier avatar d’esclave, car ce nom, c’est l’officier d’état-civil, souvent son ancien maître, qui le lui impose. C’est un moment très ambigu, fascinant, qu’on peut se figurer uniquement en lisant cette liste où les Nouveaux Libres sont inscrits dans l’ordre où ils se présentent.
Avant 1848, les planteurs n’inscrivaient-ils pas leurs esclaves dans leurs archives ?
Les esclaves apparaissent à l’occasion des ventes de propriétés ou des héritages car ils en font partie ; ils ne sont mentionnés que par leur prénom ou leur surnom, leur âge et leur valeur. Faute de patronyme, la traçabilité est pratiquement impossible, l’identité et la postérité leur sont interdites. Il existait avant 1848 des registres où les esclaves portaient des matricules comme le bétail mais la plupart de ces registres ont été détruits. Cette mémoire a été délibérément effacée, les preuves détruites. Mais ces trous, ces béances de l’histoire laissent beaucoup de place à l’imaginaire, à la création. Mon film se situe là, du côté d’une poétique de l’identité. Il est important d’en délimiter les bords, de faire face au néant des origines, pour mieux remplir les trous avec la danse, la musique, la littérature…
L’implication très forte de la chorégraphe Lena Blou faisait-elle partie du projet initial ?
Je me devais de traiter de la mémoire du corps, et très vite dans les repérages, j’ai fait la rencontre de Léna Blou qui travaille ce sujet depuis vingt ans. J’ai découvert en elle à la fois une magnifique danseuse et une magnifique passeuse. Elle et moi nous partageons cette intuition que quelque chose de la mémoire de l’esclavage, cette mémoire non écrite, se trouve encore recelée dans la gestuelle. En voyant Lena, je me suis trouvée à la fois au cœur du sujet et en face d’une chorégraphe qui avait donné à tout cela une forme très pertinente. J’ai aussitôt décidé de confier à la danse une partie de la narration. Comme le financement du film a été très difficile, le moment du tournage est venu longtemps après cette première rencontre. Finalement, notre travail commun a abouti sur le territoire de l’ancienne usine sucrière. Juste avant qu’elle soit rasée, la municipalité de Pointe-à-Pitre a demandé à plusieurs artistes de produire des créations autour de cet événement, dont Lena Blou. Et c’est là qu’a été créée avec ses élèves la chorégraphie des plongeurs de canne. Elle a tout de suite senti, compris et trouvé la façon de se saisir de l’image pour dire, exprimer de manière lumineuse.
Comment votre film a-t-il été reçu en Guadeloupe ?
Le film a été projeté dans le cadre du Mois du film documentaire, en novembre 2008, le jour même de l’élection d’Obama ; une soirée mémorable qui a été vécue là-bas avec une intensité particulière. Je me demandais comment la vision très subjective d’une Guadeloupéenne de “l’autre bord” allait être acceptée. Le film a été magnifiquement reçu et après la projection, des gens d’un certain âge se sont levés pour dire des choses sur leur enfance, leurs parents, des choses qu’ils semblaient dire pour la première fois. La phrase du film “on ne s’aime pas” a provoqué évidemment des remous, mais c’était un point de départ pour amorcer un travail de réparation. Les gens parlaient aussi beaucoup de la non-transmission : ils constataient que peu de choses leur avaient été racontées, qu’eux-mêmes avaient peu transmis et qu’il était temps de faire face à leur propre histoire.
Est-ce que cet effacement de la mémoire rend difficile de se projeter dans l’avenir ?
Pour les Antillais, il est essentiel d’accepter les lacunes, les manques de l’histoire. Cette incertitude est quelque chose qui me fonde, comme mon métissage. Je m’enrichis de ce mélange, de cette part non-décidable, ce qu’Edouard Glissant appelle “la bâtardise”. Mais, au-delà du public antillais de là-bas et d’ici, ce film suscite beaucoup de réactions. Notamment cette déclaration très dure : “Nous sommes un peuple né sous X.” Cela dépasse la question de l’antillanité et de l’origine, qui n’est en réalité pas du tout centrale pour moi.
Quels sont vos nouveaux projets ?
Je travaille sur une fiction qui continue d’une certaine manière Le Pays à l’envers. Le point de départ est un document qui m’a été confié par Michel Rogers, le généalogiste du film. Ce sont les actes d’un procès qui s’est déroulé en 1842 aux assises de Pointe-à-Pitre. Un maître est accusé de meurtre avec préméditation sur la personne d’un de ses esclaves et des esclaves viennent y témoigner contre leur maître. Ce procès s’inscrit dans cette période pré-abolitionniste où l’on a prétendu réformer l’esclavage avant de l’abolir. A partir de ce document, j’ai écrit un scénario qui se passe à Marie-Galante, à la fois en 1842 et de nos jours. J’espère le tourner en 2012. Ce sera mon premier film de fiction. J’ai par ailleurs un projet de web documentaire sur la question du territoire et de la mémoire, qui devrait se passer lui aussi à Marie-Galante. Avec les Ateliers Varan nous avons également l’intention de développer en Guadeloupe une formation de documentaristes car c’est une terre où il y a des milliers d’histoires passionnantes à raconter et des jeunes gens pleins d’ardeur qui ont beaucoup d’envies. Cet atelier serait aussi ouvert à des stagiaires haïtiens. Les Antilles sont un laboratoire social et humain extraordinaire, traversé par de multiples contradictions, des luttes puissantes. Cela me paraît essentiel de former là-bas des documentaristes et plus largement des cinéastes.
Propos recueillis par Eva Ségal, avril 2011.