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Un film au futur
De décembre 1968 à février 1969, Pier Paolo Pasolini tourne Carnet de notes pour une Orestie africaine, à peu près en même temps que Porcherie, et à peine trois mois avant d’entamer le tournage de Médée – soit deux des films les plus censément obscurs de leur auteur. En regard les Notes semblent limpides : leur forme documentaire respecte globalement la chronologie des tragédies d’Eschyle dont elles préparent l’adaptation de long métrage, linéarité que renforce le commentaire off dit par Pasolini.
Le premier montage qu’il propose en avril 1970 est pourtant refusé par son commanditaire. La RAI le considère “comme un film difficile et, de ce fait, peu commerçable [sic] et difficilement consommable” (Roberto Chiesi). Officiellement, le film ne répondrait pas non plus “aux exigences de durée et de facture précédemment convenues”. Il faudra la mort de Pasolini pour que le film soit finalement diffusé en salle en novembre 1975, deux ans après avoir bénéficié à Venise d’une unique projection sous sa forme définitive.
Le destin malheureux du Carnet de notes a l’avantage de pointer sa relative complexité, surtout quand on le compare à la série des Appunti auquel il ressortit a priori. Il agrège en effet des matériaux et des séquences hétéroclites : repérages/casting en Tanzanie, en Ouganda et au Tanganyika ; images d’archives de la guerre au Biafra ; scènes “achevées” et à inclure telles quelles dans L’Orestie à venir ; ainsi qu’un débat, tourné à l’université La Sapienza de Rome, avec des étudiants d’origine africaine. Toutes ces séquences se répartissent plus ou moins symétriquement autour d’un long intermède musical : la prophétie de Cassandre, mise en musique par Gato Barbieri et chantée par deux interprètes afro-américains (Yvonne Murray et Archie Savage). Films de fiction ou notes documentaires, pareille hétérogénéité est alors inédite dans la filmographie de Pasolini.
Dans l’ensemble parallèle des Appunti, Repérages en Palestine pour L’Évangile selon Saint-Matthieu (1964) et Notes pour un film sur l’Inde (1967-68) sont les plus proches parents du projet d’Orestie. Films (faussement) préparatoires, ils ouvrent une perspective unique sur le travail et la méthode du cinéaste. “Films à faire”, selon le mot d’Hervé Joubert-Laurencin, ils sont aussi du cinéma “en train de se faire”.
analogie
Cette méthode, Pasolini la définit lui-même ainsi : “Je n’ai jamais eu l’ambition de représenter une époque révolue ; et si j’ai tenté de le faire, ce n’est qu’à travers l’analogie, c’est-à-dire en représentant une époque moderne en un sens analogue au passé.” Foin du peplum et des décors studio, foin de leurs tentations véristes ou de leur possible scientificité : la recréation analogique procède avant tout d’intuitions poétiques, et convoque, indépendamment de ses lieu et époque d’origine, tout élément susceptible de soutenir les visions pasoliniennes. Aussi les costumes de Médée sont-ils d’inspiration africaine, turque, andalouse et mexicaine. Les musiques empruntent aux folklores asiatiques, slaves et arabes – ou au gospel, comme dans L’Évangile. Peut-être cette méthode trouve-t-elle d’ailleurs sa source dans les Repérages en Palestine : Pasolini y découvre en effet qu’il ne pourra pas y tourner justement son Évangile sur les lieux-mêmes, dont les transformations récentes ruinent toute tentative de retrouver (ou de reconstituer) les paysages bibliques – quant aux Palestiniens, “la parole de Jésus n’est pas passée sur eux”.
Le Carnet de notes fournit le bréviaire de la méthode analogique, constatable ici en chacun de ses plis : ainsi, par exemple, des minutes de casting improvisé qui composent la première séquence du film. La caméra agrippe visages et corps. Mais ces plans “bruts” ne le restent qu’un instant : la voix du cinéaste, déroulant son projet, impose à chacun d’eux un texte, un personnage, interprète ces visages au-delà et presque au mépris d’eux-mêmes. Pasolini éprouve ici, tant la capacité de ses modèles à se prêter à ce jeu de rôles, que la faculté de son discours, conçu avant même d’arriver en terre africaine, à s’y incarner.
Cette logique de battement entre l’individualité affirmée de la figure – sa sacralité, dans l’esthétique pasolinienne – et son arraisonnement par la fiction mythologique constitue le cœur du film. Et le rend problématique, voire contestable.
Car l’analogie se fonde ici sur une vision sociopolitique proche du mythe du bon sauvage ; pétrie de bons sentiments, certes, mais qui, à force de vouloir trouver dans ces hommes et femmes les correspondants à la fois pré-modernes et contemporains des personnages mythiques, devient volontiers condescendante : ainsi de l’innocence fondamentale de “l’Africain”, évoquée dans les premières minutes – et que démentent sans mal les cadavres et exécutions des archives de guerre. Voir encore le débat avec les étudiants africains, dont les arguments ne semblent pas agir autrement que comme les faire-valoir d’un discours d’ores et déjà arrêté.
Néanmoins, ce qui condamne le film ne le rend-il pas justement recevable ? En effet l’analogie a présidé au tournage d’Œdipe roi et présidera encore à celui de Médée, sans que personne n’y trouve rien à redire. Au contraire, les deux films offrent des solutions représentatives tout à fait passionnantes – toujours sur le dos de ses figurants, sans qu’on puisse toutefois s’en rendre compte. La vision pasolinienne appelle moins d’opposition dès lors qu’elle intègre complètement le cadre fictionnel. À frayer avec les codes du documentaire, elle suscite en revanche des doutes légitimes. Peut-être faut-il voir ainsi dans le Carnet de notes l’honnêteté – perverse, oblique – d’un auteur soucieux de mettre sa méthode en balance, d’avouer ses fondements autant que ses travers, en dévoilant un travail fondamental de manipulation, dans tous les sens du terme.
Pourtant, cette dimension de commentaire n’obéit pas qu’à de supposés scrupules – si tant est qu’ils existent. Le battement, entre plans de qualités différentes (documentaires et fictionnels, “volés” ou mis en scène) ou, au sein d’un même plan, entre un visage et son personnage – le battement visible, avoué, entre le réel et sa transformation fonde surtout L’Orestie comme “intention de film” (Pasolini). Film-à-faire ? Sans doute, mais pas seulement. L’analogie pasolinienne repose sur un “paradoxe temporel” (Joubert-Laurencin) : le passé affleure et persiste dans le présent. En ce sens, on pourrait dire que le film-à-faire prolonge ce paradoxe en lisant dans le film présent son propre avenir. Il invite dans ses brèches les plans imaginaires d’un autre film en gestation. À charge pour les spectateurs de construire ces plans ou, lorsque le second film finit par advenir (comme c’est le cas de L’Évangile), d’entendre échos et correspondances.
Il y a donc une ubiquité nécessaire du film-à-faire, lui-même et un autre, et surtout pas le même. Mais on y trouve aussi un principe d’auto-contradiction, puisque le “film-outil”, sacrifié à un autre, conserve malgré tout identité et autonomie. La preuve avec Notes pour un film sur l’Inde, dont le projet n’a jamais été mené à terme. Avec surtout ce projet d’Orestie, dont Pasolini savait avant d’en tourner les premiers rushes qu’il n’aboutirait jamais, faute de producteur. Le film répond donc d’une logique d’inachèvement volontaire : en d’autres termes, pris une fois de plus à Hervé Joubert-Laurencin, qui retrouve ce même principe dans les Appunti de Pétrole, il est, en tant qu’inachevé, parfaitement achevé. Et en ce sens, parfaitement de son temps, contemporain, en ce tournant de 1970, des avant-gardes artistiques, cinématographiques ou musicales.
oracle
Mais cette logique répond surtout d’une obsession éminemment pasolinienne, cette même obsession qui le porte vers le mythe, et qu’il formule à plusieurs reprises dans ses écrits poétiques. Ainsi dans Poésie en forme de rose : “l’histoire ! / Qui nous mène jusqu’à la mort / sans que nous ayons vécu / et nous tient ainsi face à la vie, / à la contempler, comme un débris, /une incroyable possession qui nous échappe.” Ou, dans Les Cendres de Gramsci : “Ah quand / un temps confus redevient net / dans la mémoire, dans le temps réel qui dérape quelques instants, quel goût de mort…” Une aversion pour l’histoire, pour le temps et son inéluctable décompte. Nourrie, sans doute, par des données biographiques, l’amour de sa mère, le paradis perdu de l’enfance (de l’état fœtal même), la mort impardonnable de son frère Guido… On n’y reviendra pas ici, sinon au mythe lui-même, qui offre, par sa nature cyclique, son présent renouvelé, l’alternative à l’irréversible. Ainsi d’Œdipe roi et sa cauda autobiographique, de Médée, son centaure, son rite germinateur et l’étrange répétition de la tuerie finale. Ainsi encore des oracles récurrents dans de nombreux films, pour mieux y signifier le travail mortifère du temps, et l’impossibilité d’y échapper…
Voire. Car l’oracle peut rendre d’autres services : et cela n’est sûrement jamais si clair que dans L’Orestie, où Pasolini congédie le temps mieux que dans aucun autre de ses films. En témoigne le fameux intermède musical. La dimension pythique et inentendue des prophéties de Cassandre s’incarne dans la partition free de Barbieri. De manière tout aussi sibylline (et pour cause), Pasolini décrit la scène comme achevée, à intégrer telle quelle dans le prochain film : la scène oraculaire d’un oracle, donc. À ma connaissance, cette façon de dédoubler l’oracle pour le porter au niveau du film lui-même est un cas unique chez Pasolini. Et de même qu’Agamemnon n’entend rien des avertissements de Cassandre, difficile de ne pas être intrigué : à quoi donc ressemblerait le film à venir ? Les séquences suivantes, où les Furies se figurent en arbre ou en lionne blessée, n’apportent aucune certitude, comme toute autre séquence décrite comme achevée. Chercher des réponses dans les films antérieurs et postérieurs semble tout aussi vain. L’Orestie visiterait a priori des régions cinématographiques encore inconnues des spectateurs pasoliniens. La temporalité de l’intermède surtout est douteuse : la scène présente figure son futur sans que celui-ci en soit réellement discernable. Plus loin, d’où tirerait-elle justement le pouvoir d’être à la fois présente et future – pire : en tant qu’enregistrement, elle est forcément passée.
Comme l’affirme Clément Rosset, l’oracle ne dit jamais que la “nécessité asphyxiante du présent”, dans la mesure où rien n’arrive jamais que le présent. Mais ce faisant, l’oracle rompt l’ordre du temps. L’intouchable succession du passé au futur en passant par le présent, ou plutôt, notre représentation d’un temps linéaire et irréversible s’effondre sur elle-même. Comment ? Par la grâce d’un tour de passe-passe linguistique et cinématographique, qui consiste, tout simplement, à conjuguer le film au futur. Le Carnet de notes est au futur, et non au conditionnel, mode privilégié du film-à-faire.
La première séquence de débat entre Pasolini et les étudiants de l’Université de Rome donne lieu à un échange proprement incroyable, un simple accroc, une “erreur” que les sous-titres français, malheureusement, ne retranscrivent pas tout à fait. Stricto sensu, Pasolini demande si “ce film devrait être tourné dans l’Afrique contemporaine de 1970”, ou s’il conviendrait de l’“antidater”, pour “le tourner dans l’Afrique de 1960”. À quoi l’un des intervenants répond que le film “aurait bien plus de valeur s’il était tourné dans les années 60” 1.
Prenons ce dialogue au pied de la lettre : comment, fin 1969 - début 1970, date à laquelle sont prises ces images, serait-il possible de tourner un film dans les années soixante, ou même le penser ? Comment antidater le processus de fabrication d’un film, comment antidater le présent de l’enregistrement ? En somme, le film au futur n’est pas de la science-fiction. Il n’est ni un essai de prospective, ni un programme. Le film au futur désorganise fondamentalement le temps linéaire. Peut-être débouche-t-il même sur le néant de l’absence même de temps – sur l’absence même de film : pour cette raison, jamais aucune Orestie africaine n’a jamais vu le jour. “Celui qui n’est pas né est bien le seul à vivre ! Il vit, puisqu’il vivra, et tout sera sien, / est sien, fut sien !” lit-on dans Poésie en forme de rose.
Dans ce cadre, on comprend mieux le très bel envoi qui clôt le film : “Les problèmes ne se résolvent pas, ils se vivent. Et la vie est lente. La marche vers le futur n’a pas de solution de continuité. Le travail d’un peuple ne connaît ni rhétorique ni délai. Son futur est dans sa fièvre du futur. Et sa fièvre est une grande patience.” Le néant pasolinien, cette synthèse du moderne et de l’ancien dans l’à venir, revendique une portée éminemment politique – un possible à saisir dans toute sa richesse, selon une temporalité autre. Nul autre de ses films ne l’a dit avec plus de clarté.
Question, pourtant : la transformation de cette esthétique en une pragmatique n’en serait-elle pas la ruine ? Le “débat” avec les étudiants de Rome trahit une rupture entre l’intuition esthétique de l’un et les exigences socio-historiques des autres. Il confirme l’étanchéité du monde “réel” au monde illusoire des arts. La question de la synthèse des temps en cache donc une autre : la convergence et la confusion de ces mondes soi-disant distincts. Le futur est poétique, et ne saurait être autrement.
Mathieu Capel, décembre 2009.
1 Cette question renvoie de fait à l’histoire récente de l’Afrique, et à la décolonisation, comme le rappelle Pasolini à la fin du film : “Mon film sera très daté, comme on l’a dit, 1960, l’année où la plupart des États africains ont récupéré très rapidement un retard séculaire, millénaire, en gagnant l’indépendance, la démocratie. La conclusion même ne peut être que datée, et se rapporter à l’idéologie africaine de ces années qui a pris pour symbole Senghor, le président du Sénégal. L’idée que l’Afrique nouvelle, celle du futur, ne peut être qu’une synthèse de l’Afrique moderne, indépendante et libre, et de l’Afrique ancienne.” On note ici encore le jeu des temps et l’incessant passage entre passé et futur.