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Libre de créer des récits
Une anabase, si l’on en croit le dictionnaire qui cite le chroniqueur grec Xénophon, est une épopée guerrière. Pour vos personnages rescapés de l’aventure de l’Armée rouge japonaise, ce moment épique est loin derrière eux. Pourquoi avez-vous retenu malgré tout l’idée d’anabase ?
L’anabase est un voyage vers l’inconnu dont on met longtemps à revenir. A la différence d’Ulysse, les héros de l’Anabase ne savent pas qu’ils sont sur le chemin du retour et ne le comprennent qu’une fois qu’ils sont rentrés. Les dix mille mercenaires grecs à la solde de Cyrus, jeune frère du roi de Perse (vers 400 av. J.-C.) en lutte pour le trône, livrent bataille sur les rives du Tigre. Ils sont sur le point de remporter la bataille quand Cyrus, hâtivement, provoque son frère en duel et se fait tuer. Ces guerriers grecs qui combattaient à la solde d’un barbare n’ont plus aucune raison d’être là. Ils sont chez les autres et sans cause. C’est là que commence l’anabase, la montée vers le retour, une longue errance de l’Anatolie à la Grèce. On peut trouver des parallèles avec l’histoire de l’Armée rouge japonaise (ARJ) dont les militants sont allés au Moyen-Orient combattre pour la cause palestinienne. Trente ans plus tard, alors que l’URSS s’est effondrée et que s’évaporent leurs soutiens logistiques, ils vont trouver le chemin du retour sans nécessairement l’avoir choisi. Masao Adachi se fait arrêter à Beyrouth et extrader vers Tokyo. Tous finissent par rentrer alors qu’ils pensaient que leur itinéraire les conduirait ailleurs. Voici le point de départ du projet de recherche qui a donné naissance à ce film.
La fabrication du film a aussi pour moi été une forme d’anabase. Pendant ma résidence en 2008 à la Villa Kujoyama à Kyoto, j’ai enregistré des entretiens avec May Shigenobu. Je savais que je ne voulais pas d’un film biographique mais j’ai mis un certain temps à comprendre qu’il me fallait un second personnage. J’ai rencontré le cinéaste Masao Adachi beaucoup plus tard et c’est à ce moment-là que le film a commencé à prendre forme.
May Shigenobu, la fille de Fusako Shigenobu, fondatrice de l’Armée rouge japonaise, était à l’époque de votre film un personnage connu au Japon ?
May était une jeune femme très médiatique, notamment depuis la publication de ses mémoires. Elle a tourné dans des films de fiction, elle a été journaliste à la télévision, elle a fait des études en théorie des médias. Comme elle exerçait un grand contrôle sur son image, ou plutôt sur son récit de soi, il m’était difficile de faire un film sur elle. J’ai résolu le problème en introduisant le personnage de Masao Adachi, spontané, franc, sincère, et j’ai pu jouer sur le contraste entre ces deux personnalités et ces deux manières de se raconter.
Du coup, vous avez décidé que May Shigenobu n’apparaîtrait quasiment jamais dans le film ?
Cela fait partie des mécanismes que je mets en place pour échapper aux dispositifs habituels du cinéma documentaire. Ce qui me fascine c’est l’histoire orale : construire des récits à travers l’interview. Comme je n’ai pas le souci de l’image synchrone, je peux monter la parole autant que je veux et tenter de dévoiler ses mécanismes. Dans ce film, j’aborde un sujet extrêmement controversé, le conflit israélo-palestinien. Habituellement, le documentaire tente d’équilibrer les points de vue en donnant la parole à des gens différents, en mélangeant les perspectives. J’ai choisi de donner la parole à deux sujets issus d’une même perspective très subjective, celle de l’ARJ, et de me servir du montage pour problématiser cette parole. Les rares archives dont je me sers n’ont pas un statut d’arbitrage, de contre-parole. Au montage, j’utilise des images qui donnent au récit raconté par les personnages une autre teinte et qui fragilisent leurs certitudes. Par exemple, il y un moment dans le film où Adachi me propose une transaction : “Je vous raconte mon histoire et en contrepartie, je voudrais que vous tourniez des images pour moi.”
Cette transaction avec Adachi que vous montrez dans le film par votre échange de courriels vous a-t-elle posé un problème ?
Un problème et une magnifique opportunité. Il y a une tension liée au fait que je risque de devenir l’instrument du personnage sur qui je fais le film, et c’est encore plus compliqué du fait qu’il a un passé terroriste, un passé qui lui interdit de voyager : il lui faut donc un émissaire. Il me demande de lui livrer des images d’endroits bien précis de Beyrouth. Parfois, je lui livre les images demandées, par exemple celles d’un camp de réfugiés palestinien, parfois je détourne un peu sa commande, j’y mets un point d’ironie. Cette règle, nous l’avons reprise dans un second film que nous avons fait ensemble. Je lui ai commandé un scénario pour une fiction, il m’a renvoyé un scénario impossible à tourner, j’ai dû le détourner pour faire le film. L’idée d’une collaboration avec le personnage du film, qui soit aussi un jeu ou un conflit, m’intéresse beaucoup.
Comment s’est faite votre rencontre avec Masao Adachi ?
Je l’ai rencontré en 2010, deux ans après May. J’ai toujours été intéressé par la génération qui m’a précédé, celle qui après 1968 a fait le choix d’une certaine radicalisation. Ce mouvement qui est étouffé par l’Etat, ou qui s’étouffe lui-même produit en Italie, en Allemagne, en France et au Japon la sur-radicalisation d’une petite frange de militants. Devant la radicalisation étatique, ils choisissent la lutte armée dans une perspective léniniste, trotskyste ou maoïste selon les contextes. Cette histoire m’intéresse parce que je comprends la frustration ressentie devant l’essoufflement du mouvement populaire et, avec le recul de ma génération, je comprends aussi combien l’option de la radicalisation a été destructrice pour le mouvement lui-même, sans parler des victimes des attentats. Par exemple, l’attentat de l’aéroport de Lod (Tel Aviv) qui fut la première opération suicide conduite par l’ARJ au Moyen-Orient, cause 27 morts dont 18 pèlerins catholiques originaires de Porto-Rico absolument étrangers au conflit israélo-palestinien. On se retrouve face à l’horreur absolue et à l’absence de sens politique du geste. J’appartiens à une génération qui hérite de cette histoire et dont les choix politiques sont marqués par ceux de la génération antérieure. J’ai eu le sentiment qu’il fallait démêler ces histoires pour comprendre quelles radicalités étaient encore envisageables pour nous. C’est le point de départ de mes recherches sur cette génération militante des années 1960-1970.
Vos deux personnages, May Shigenobu et Masao Adachi, issus de ces deux générations, étaient-ils proches ?
Ils se connaissent très bien. Les militants de l’ARJ ont vécu dans une sorte de communauté pendant près de trente ans. May est née en 1973, Adachi a rejoint l’ARJ en 1974 et tous deux vivaient à Beyrouth en 1997 quand Adachi y a été arrêté. Adachi a sans doute été l’un des papas de May. Je l’ai choisi comme second personnage aussi parce qu’il vient du cinéma, ce qui ouvre le film sur la relation entre militantisme extrême et cinéma extrême. Si beaucoup de cinéastes comme Godard se sont intéressés à la lutte armée, peu ont franchi le pas. Adachi m’intéresse pour les choix qu’il a faits et la manière dont il en parle aujourd’hui. Il n’est pas dans le renoncement, il assume, y compris avec d’éventuelles erreurs. Il dit que le regret n’est intéressant que s’il est tourné vers l’avenir. Il va jusqu’à dire : “La société me qualifie d’ex-terroriste mais je ne pense pas que le préfixe ex s’applique aux terroristes.” Il fait le choix d’assumer mais il s’explique avec une métaphore. Il dit : “On a mis le feu aux poudres mais ce feu a peut-être aveuglé les générations suivantes.” Cela me paraît une façon très juste de dire les choses et plus intéressante que le regret.
Adachi a formulé une théorie du paysage. Pouvez-vous l’expliquer et dire si les plans que vous avez tournés à Beyrouth et à Tokyo en sont une forme d’illustration ?
L’idée, c’est de pivoter la caméra à 180° et de filmer ce que le sujet a vu. Cette théorie a débuté avec le film A.K.A. Serial Killer (1969) qui raconte l’histoire d’un jeune homme, auteur de quatre ou cinq meurtres qu’il est incapable d’expliquer. Avec un collectif de cinéastes et de critiques, Adachi a voulu faire un film sur ce jeune meurtrier mais sans lui puisqu’il était alors en prison. Pour tenter d’éclairer ses actes, il s’agissait de filmer les lieux qu’il avait parcourus pendant les dix-neuf années de son existence, afin de décrypter les structures du pouvoir qui avaient influencé son destin. Personnellement, je ne suis pas certain que nos gestes soient à ce point déterminés par les paysages de nos vies : il y a quelque chose de terrifiant dans une théorie à ce point déterministe. Par ma manière très libre de filmer les paysages du Japon et du Liban où Adachi et May ont vécu, je questionne cette théorie et la retourne vers son auteur. Le charme d’Adachi et de sa théorie du paysage, c’est de ne pas se prendre trop au sérieux, aussi A.K.A. Serial Killer est en définitive plus poétique que rigoureux.
Face à vos plans de paysage, le spectateur ne sait pas toujours s’il est à Beyrouth ou à Tokyo. Cela donne le sentiment non pas d’un retour mais d’un flottement entre deux lieux.
L’idée d’anabase contient l’errance et la perte dont j’ai rendu compte dans ce flottement géographique. Par l’emploi de la pellicule Super 8, j’ai aussi créé un brouillage temporel. Pour venir se substituer aux images qu’Adachi a tournées pendant sa clandestinité à Beyrouth et qu’il a entièrement perdues dans les bombardements, je cherchais à produire des images proches par leur matière. En même temps, en filmant les chantiers de reconstruction, notamment ceux de grandes tours de luxe, je recherchais des marqueurs du temps présent qui parleraient de la transformation actuelle de Beyrouth. C’est d’ailleurs ce que me demandait Adachi.
A la différence de L’Anabase de May et Fusako Shigenobu…, le projet de Letters to Max est né d’un travail photographique qui a débuté très en amont puisque vos premières photos d’Abkhazie ont paru en 2005 1. Comment s’est développé ce projet dans le temps ?
La gestation de mes projets se poursuit sur de nombreuses années, comme de grandes rencontres amoureuses. Je n’en ai certainement pas fini avec le Japon, le Liban et Adachi. Un troisième film est en préparation. Ce qui m’importe c’est de revenir sur le sujet en changeant le dispositif, la nature du geste. Pour l’Abkhazie, c’est un peu la même chose. Mon premier voyage remonte à une époque où j’étais en train d’apprendre à devenir photographe. L’Abkhazie est devenue un laboratoire où je me suis essayé à différents types de photographies. En 2000, j’ai commencé par des images de reportage en noir et blanc. En 2004, j’y suis retourné avec une chambre grand format. J’ai travaillé en couleurs et produit des images plus architecturales. En 2005 lors d’un troisième voyage, j’ai commencé des mises en scène à l’intérieur d’images qui deviennent de plus en plus cinématographiques. Vers 2007 j’ai commencé à faire des films, et lorsque je reviens en Abkhazie en 2013 c’est pour tourner.
Avant la photographie, vous aviez débuté comme écrivain ?
J’avais passé le cap de la trentaine quand je suis devenu photographe. Avant, j’ai longuement cherché, je vivais aux Etats-Unis où j’ai fait des études en sciences sociales, et je me suis spécialisé sur le Moyen-Orient. J’étais à la recherche d’une forme de création d’images qui me permettrait d’être en contact avec le réel, avec des sujets d’histoire ou de politique actuelle, mais à l’intérieur d’un espace où je serais libre de créer des récits, des dispositifs, où je pourrais éventuellement m’appuyer sur des fictions lorsque cela me paraîtrait plus efficace. A l’époque où je pensais que j’allais écrire des livres, j’ai été très influencé par la lecture de Don DeLillo, en particulier de Libra 2, un roman sur l’assassinat de Kennedy développant toutes sortes d’hypothèses plus ou moins romanesques (dont la filière cubaine). Mais, j’ai mis quelques années pour comprendre que j’étais un piètre écrivain. Je suis passé par la photographie parce que c’est un médium qu’on peut apprendre seul mais je l’ai assez vite abandonné parce que j’ai ressenti le besoin d’images en mouvement, de sons, de paroles.
Lorsque vous revenez en Abkhazie, votre projet de film est-il déjà arrêté ?
Oui, j’ai une caméra, je connais beaucoup de gens, j’ai une grande amitié pour un certain Max à qui j’ai auparavant écrit des lettres pendant un an. Lorsque j’arrive, le récit est déjà constitué des 74 lettres envoyées à Max et des réponses qu’il a enregistrées au magnétophone. Je récupère ces enregistrements sonores et je les écoute chaque matin avant de partir tourner les images qui serviront de champ ou de contrechamp à ces paroles. L’exercice est très simple. Après avoir écouté les bandes, je pars en vadrouille avec Sergueï, autre ami abkhaze.
L’Abkhazie que nous découvrons dans votre film semble cosa mentale, un pays imaginé.
S’ils n’avaient pas un imaginaire partagé, les Abkhazes seraient aujourd’hui géorgiens ou russes. L’Abkhazie est une idée ténue qui aurait pu disparaître. Le royaume abkhaze remonte à l’an 800. Ce qui structure l’idée abkhaze, c’est une continuité linguistique et culturelle. Mais dans le Caucase, il existe plus de cent groupes ethno-linguistiques sur un territoire grand comme la France, et la plupart n’ont pas d’existence nationale. Ces questions de nation, d’Etat et des êtres qui se reconnaissent dedans m’intéressent beaucoup, y compris dans l’Europe actuelle. Dans le Caucase, cela a donné lieu à des histoires très violentes et il se trouve que mon ami Max a été l’un des architectes de l’Abkhazie moderne puisqu’il a occupé un temps le poste de ministre des Affaires étrangères.
Votre film donne amplement la parole à Max, porteur du récit national abkhaze. Quelle place cela laisse-t-il à l’autre récit, celui des Géorgiens absents ?
J’ai fait le même choix dans le cas de l’Armée rouge japonaise. Dans toute guerre civile, il y a deux histoires. En général, c’est l’histoire du vainqueur qui s’inscrit dans les livres. Ces deux récits complètement incompatibles ne peuvent pas coexister de manière pérenne sur le même territoire. Il se trouve que dans ce petit territoire montagneux entre les pentes de l’Elbrouz et la mer Noire qu’est l’Abkhazie (200 000 habitants, 6000 km2), les Abkhazes sont minoritaires. Avant la guerre, ils l’étaient encore davantage puisqu’il y avait une importante population géorgienne, installée là en partie du fait d’une politique de peuplement voulue par Staline. Les uns ont fui au début des combats, les autres ont été contraints de partir à la fin de la guerre (1992).
Il faut bien parler de nettoyage ethnique.
Max n’emploierait pas ce terme mais en effet, la carte ethnique d’aujourd’hui est très différente de celle d’avant-guerre. Pendant le conflit, les deux côtés ont commis des atrocités, mais un seul a gagné. Si je donne la parole à Max pendant une heure et demie, je dois trouver par le montage des contrepoints, des éléments qui fragilisent son discours, qui dévoilent en tout cas sa subjectivité, sa partialité. Dans les questions que je pose à Max dans mes lettres, je lui demande ce qu’il pense du fait qu’un second récit, géorgien, est absent du film. Au tournage, j’essaie de rendre visible l’absence géorgienne en filmant les maisons dans lesquelles ils n’habitent plus, des maisons abandonnées. Ce sont des moyens qui permettent de dire qu’il y a un hors-champ du film, des questions pas entièrement explicitées. Le film laisse entendre qu’il existe une autre narration possible, un autre point de vue sur la justice ou l’injustice de la résolution du conflit abkhaze et le départ forcé des Géorgiens.
L’autre hors-champ du film, n’est-ce pas la Russie ?
Le destin abkhaze est évidemment pris dans le rapport de forces régional. Lorsque je demande à Max si l’avenir de l’Abkhazie, ce n’est pas de devenir à terme le lieu de villégiature des oligarques russes, il répond en énumérant tout ce en quoi l’Abkhazie dépend de la Russie : deux millions de touristes russes chaque année, 100% des exportations agricoles. Max explique que son pays aimerait bien exporter vers l’Europe mais qu’il est encore sous embargo. Il dit avec lucidité que la seule optique qui lui est laissée sur le monde est une optique influencée par la dépendance avec la Russie. Il met le doigt sur la manière dont l’Occident a décidé de gérer ce conflit en faisant semblant depuis vingt ans que l’Abkhazie n’existe pas. Or elle existe et tant que la Russie existera, l’Abkhazie existera.
Max sе résigne-t-il à cette situation géopolitique figée ?
Sa première revendication, ce serait la liberté de circulation, qu’il soit possible à un Abkhaze de voyager en Europe, de développer des échanges économiques avec l’Europe pour ne pas être à 100% tributaire de la Russie. Actuellement, pour voyager, Max se sert d’un passeport délivré par l’ambassade russe à Soukhoum mais non reconnu par l’Europe comme un vrai passeport russe. Pour faire venir Max en France, nous avons dû le faire transiter par la Norvège !
La venue de Max en France était-elle liée aux installations et performances que vous avez conçues parallèlement au film ?
Oui, mais pour moi tout fait partie du même projet que j’ai appelé The Secession Sessions. Dans l’espace de l’exposition, nous créons un lieu que j’ai appelé l’Anambassade, une ambassade qui n’en est pas une. On installe le mobilier et on livre les clés du centre d’art à Max qui s’en sert comme il veut, en général deux ou trois heures par jour, le matin. Des gens viennent lui rendre visite et nous jouons sur la représentation politique d’un pays à l’intérieur d’une sphère qui n’a aucune légitimité juridique. Max rentre chez lui à l’heure du déjeuner et l’espace du centre d’art se transforme en cinéma où l’on projette Letters to Max. Le samedi, on organise des débats publics avec des invités issus de différents champs pour discuter des questions posées par le film, par l’Anambassade et par le système de l’exposition. Des sociologues viennent parler de ce qu’est une structure étatique, des artistes géorgiens viennent se réapproprier l’espace et exposer la perspective géorgienne, des philosophes viennent parler du devenir de l’Etat. A mon sens, la présence de Max dans le lieu de l’exposition ainsi que les débats accomplissent quelque chose que le film ne pourra jamais faire. La liberté qu’offre un espace d’art contemporain permet une performance – car la présence de Max a un côté performatif –, la projection d’un film de long métrage et le débat public. Ces trois exercices sont essentiels pour déplier la complexité de la question de la sécession.
A Paris, c’est le centre d’art Bétonsalon qui vous a permis de réunir ces trois modalités. D’autres lieux artistiques vous ont-ils accueilli ?
Oui, il y a eu les mêmes éléments à Bergen en Norvège. Ensuite, nous avons amené l’exposition à San Francisco où la question de la sécession résonnait différemment parce que l’Amérique a connu une guerre de Sécession et abrite encore des causes sécessionnistes. Malheureusement, les Etats-Unis ont refusé le visa de Max, sans doute par mesure de rétorsion envers la Russie après l’annexion de la Crimée. Ce qui est absurde parce que ce refus ne fait que conforter Max dans l’idée que les Abkhazes sont seuls et ne peuvent s’appuyer que sur Moscou. Pour finir, nous sommes allés à Sharjah, aux Emirats arabes Unis, dans le cadre de la Biennale. Au Moyen-Orient, les questions de l’Etat, de la nationalité, des frontières sont largement perçues à travers le prisme du conflit israélo-palestinien. Du coup, malgré sa sympathie pour l’autodétermination abkhaze et la personnalité très attachante de Max, le public était fortement en désaccord lorsque Max expliquait que le retour des réfugiés géorgiens était impossible pour des raisons d’équilibre démographique. Pour Max, ça a été une expérience difficile mais formidable, car l’intérêt n’est pas seulement qu’il joue son propre rôle mais qu’il soit confronté à d’autres paroles. De fait, le déroulement du projet dans le cadre de l’art contemporain déplace la manière dont Max à l’habitude d’argumenter dans sa vie politique ordinaire.
Dans L’Anabase de May et Fusako Shigenobu… comme dans Letters to Max, tout part d’une correspondance. Vous ne semblez jamais détenir une vérité, tenir un point de vue arrêté. Quelle valeur accordez-vous à l’idée de correspondance ?
Ce qui m’importe, plus que la correspondance, c’est l’échange. Dans les films, je n’écris quasiment jamais de voix off. Ce n’est pas un exercice d’écriture comme chez Chris Marker. Ce qui compte c’est ma manière de faire parler l’autre. Au centre de L’Anabase… ou de Letters to Max, il y a toujours des échanges. Je mets sur la surface du film ou sur la surface du mur d’exposition la règle du jeu, je révèle le dispositif, la structure à l’intérieur de laquelle la parole a été donnée. Habituellement, le contrat entre le réalisateur et son sujet n’est pas explicité, le sujet a rarement l’occasion d’expliquer pourquoi il/elle a choisi d’être dans ce film et quelles sont les transactions qui lui permettent d’y être. Moi, j’ai toujours voulu mettre en évidence la nature de cette transaction, et la correspondance est un bon moyen d’expliciter ses termes.
En exhibant la “boîte noire”, vous refusez un principe élémentaire de la fiction. En même temps, vous réalisez un cinéma documentaire d’une haute teneur fictionnelle.
J’ai l’impression que je refuse les deux : autoriser la fiction comme une évidence et m’astreindre à un quelconque critère documentaire. Le cadre documentaire est trop étroit et les sujets que je traite sont eux-mêmes construits sur des principes de fiction. A partir du moment où je m’intéresse à des sujets qui se sont fictionnés eux-mêmes de manière très profonde, comment ne pas s’appuyer sur les mêmes outils pour parler d’eux ?
Propos recueillis par Anne Brunswic, septembre 2015
1 Etats imaginés - Imagined States, d’Eric Baudelaire, Actes Sud, 2005.
2 Libra, de Don DeLillo, Actes Sud, 2001.