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Requiem pour Madame Phung
Accueillir. Tel est le projet de Nguyen Thị Tham, jeune réalisatrice vietnamienne, pour ce premier film écrit dans le cadre des Ateliers Varan-Vietnam 1. Accueillir un récit de vie, celui de Bich Phung, la quarantaine, chanteuse travestie et meneuse de groupe, qui s’enorgueillit de diriger la plus grande troupe de forains du pays ; celui de Hang, 46 ans, ou d’autres membres de cette communauté queer d’une trentaine de personnes. Accueillir la plainte, la mélancolie, voire la déploration des principaux protagonistes dans une société qui continue à stigmatiser l’homosexualité.
Si les bouddhistes savent que “tout le monde a le sang rouge et les larmes salées” 2, et si les homosexuels ne sont pas hors-la-loi, ils sont néanmoins victimes de discriminations dans un Vietnam attaché aux valeurs confucianistes de tradition et de famille, auxquelles vient s’ajouter une certaine rigidité marxiste en matière de mœurs. Surtout en dehors des grandes villes, dans les provinces du sud et du centre du pays, là où Mme Phung et sa troupe font voyager leur fête foraine. Pas de manèges ni d’animaux ici, les attractions sont celles de nos kermesses : stand de tir à la carabine, jeu de paris du “lapinodrome” mais avec cochon d’Inde, loterie, et enfin, clou de la soirée, le spectacle musical. Loin de l’outrance jubilatoire du cabaret burlesque, Bich Phung chante des chansons d’amour tristes qui disent la solitude, ou l’impossibilité d’être heureux quand on est homosexuel. “Etre pédé, c’est de la merde” confirme Hang.
tombeau
Comme Fellini dans Les Clowns (1970), Nguyen Thi Tham évoque off, en préambule, sa fascination de petite fille pour les artistes de ces fêtes foraines auxquelles elle assistait avec ses parents. Les circonstances de sa rencontre avec cette troupe ne sont pas précisées, mais l’on comprend que partager leur quotidien pendant près d’un an pour les besoins du film répond aussi à un appel nostalgique de l’enfance. Etre le témoin de cette tournée, la vivre de l’intérieur, passer derrière le rideau, filmer les coulisses du spectacle.
A la dernière image du film, quand on découvre que son tournage a coïncidé avec la fin dramatique de cette aventure collective, il est difficile de ne pas être troublé. Le titre est donc programmatique. La dernière scène montre Phung allongée dans un hamac, esseulée, sur un terrain vague. Plus de caravanes ni de loges pour l’abriter. Un incendie a détruit une partie des équipements et mis à mal le fragile équilibre financier de sa petite entreprise. Pour payer les derniers salaires et les dettes, elle a vendu ce qui pouvait l’être et un camion vient charger les dernières tôles monnayables. Ceux qui ne sont pas encore partis font brûler les affaires que personne n’emportera. Et si, sur la route à l’arrière-plan le défilé des motos est incessant, pour Phung c’est la fin du voyage. Elle fixe les feux où se consument les restes d’une vie et chante “A qui vais-je adresser mes mots doux ? Comment retrouver le temps où mes larmes ne coulaient pas ?” L’écran devient noir. Alors que le film ne mentionne jamais l’existence de la maladie parmi aucun membre de la troupe, une voix off informe que Phung et Hang étaient malades et qu’ils/elles sont mort/es à l’hôpital peu de temps après cette débandade.
On imagine à quel point ces événements ont dû lester le premier projet de cinéma de Nguyen Thi Tham d’une charge émotionnelle très forte, et d’une valeur testamentaire imprévisible. Mais elle n’en dit rien, pas plus qu’elle n’objective sa place de témoin de la fin d’un cycle. Elle choisit d’accueillir un destin qui transforme malgré elle son film en tombeau de Phung – et sans doute plus largement d’une façon de vivre l’homosexualité au Vietnam 3 – chargeant à rebours chaque image d’une intensité crépusculaire poignante. Mais alors qu’elle développe une esthétique fidèle à celle des Ateliers Varan, et respectueuse de la grammaire du cinéma direct, la réalisatrice choisit de structurer la narration de son film comme une fiction. En optant pour une dramatisation du récit – avec coup de théâtre final – en faisant mourir Phung à la fin, elle déroute le spectateur et vient tester son niveau d’adhésion à une certaine doxa documentaire.
Elle filme le quotidien de la troupe, avec un goût particulier pour les plans géométriques : montage et démontage du praticable de scène, du haut mât orné de centaines de pavillons multicolores – sorte de phare de la fête foraine ; pour les moments d’intimité partagée : rituels du maquillage et de l’habillage en coulisses, tournées de bière offertes par la patronne après le spectacle ; mais aussi pour chaque élément soulignant la précarité de cette vie : violence de l’orage, douche de fortune prise sous la pluie, lessive dans des bassines, exiguïté des espaces “à soi”.
théâtre de la vie
Si l’on peut voir dans Phung une sorte de double négatif de Camilla qui régente la troupe du Carrosse d’or de Renoir (1952) 4 – sa communauté étant aussi mélancolique qu’elle est joyeuse chez Renoir – elle pourrait néanmoins reprendre à son compte sa célèbre réplique : “Où commence le théâtre, où commence la vie ?” Pour figurer les frontières mouvantes du visible et du caché, le passage incessant de la fiction de la scène aux secrets de l’intime, Nguyen Thi Tham fait du tissu un motif omniprésent. Des costumes pailletés suspendus ça et là aux tentures qui habillent la tôle froide des cloisons : les tissus forment le décor de chaque scène où la parole se libère. Consciente des tabous qui entourent la sexualité de ceux qu’elle filme – ou pour les donner à éprouver – elle ne dévoile que très progressivement ses personnages. Sa caméra accède lentement aux espaces privés, à ces corps d’hommes torse nu, quittant les robes chatoyantes, les faux seins, les faux cils, les perruques. Petit à petit, elle se fait une place au sein de la troupe et gagne la confiance de certains.
Mais le corps non travesti de Phung est montré assez tard. Comme si le dévoiler appelait un montage prudent et patient. Phung est filmée dans trois positions qui, pour être communes, n’en incarnent pas moins ici trois régimes de parole et de façon d’être étonnamment distincts. Quand Phung est debout, c’est son identité d’artiste qui est donnée à voir : un corps mis en scène, exposé, maquillé, souriant, un “rôle” au registre charmeur ou mélodramatique. Quand elle est filmée assise, c’est le rôle social qui est à l’œuvre : Phung est LA patronne, morigénant une marmaille indisciplinée, multipliant les réprimandes à propos de la consommation d’alcool ou distribuant son cachet à chacun, avec plus ou moins de réprobation dans le geste. “Je suis dure, mais la vie est dure” annonce-t-elle dans une des premières scènes d’entretien. Lors de leur réunion quotidienne, elle alterne mises en garde et menaces pour que leur passage dans chaque ville se déroule sans incident. Aux bagarres internes à la communauté liées à des affaires de cœur ou de jeu s’ajoutent les problèmes fréquents avec le voisinage. Jets de pierres nocturnes, tentatives d’agressions, violence homophobe : tel est l’ordinaire de leur itinérance, parfois jusqu’à l’intervention de la police. Et dans un système politique obsédé par la stabilité, Phung, consciente de la vulnérabilité de leur statut social, tient à ne pas faire de vagues.
Enfin, quand Nguyen Thi Tham la filme allongée, se révèle alors le personnage ouvert à l’introspection, qui livre de (rares) confidences. Ce corps-là fait retour sur son passé, celui d’un adolescent expédié dans un monastère dont il s’enfuit pour suivre un autre jeune garçon, également chanteur. On est frappé par la position de Phung dans ces moments-là : jamais confortablement installée, la tête formant un angle étrange avec le corps, ou appuyée sur un socle dur, ou encore dans un hamac mais dans une attitude qui semble incompatible avec le repos, le lâcher-prise. Tenir, tenir toujours, sans rien céder.
La plus grande crainte exprimée par Phung est qu’après sa mort, la troupe se disperse, que l’œuvre de sa vie ne lui survive pas. Les astres lui ont même refusé cela : elle aura été contrainte d’assister à la fin du collectif qu’elle avait créé.
Avant de savoir que cet incendie allait stopper net son voyage, Phung se rend dans une pagode. Elle y consulte un moine pour savoir si le moment est bien choisi pour engager des travaux de réparation importants pour la troupe. Dans le feng-shui vietnamien, chaque configuration astrale donne lieu à des journées fastes, propices au démarrage de nouvelles activités, ou au contraire néfastes, vouant toute entreprise à l’échec. Le moine lui recommande d’engager ces travaux sans attendre, l’année à venir s’annonçant particulièrement hostile. A ce moment du film, la réalisatrice révèle une Phung croyante, superstitieuse même, vivement préoccupée par la destinée de son karma 5. S’il avait su, peut-être le moine aurait-il été plus inspiré de lui dire ce que le Fou dit à Gelsomina ? “Si je savais à quoi sert ce caillou, je serais le bon Dieu qui sait tout : quand tu nais ; quand tu meurs aussi. Ce caillou sert sûrement à quelque chose. S'il est inutile tout le reste est inutile, même les étoiles. Et toi aussi, tu sers à quelque chose avec ta tête d'artichaut.” (Fellini, La Strada, 1954).
Céline Leclère (février 2015)
1 Mis en place en 2004, les Ateliers Varan-Vietnam ont pour vocation de soutenir l’émergence d’une nouvelle génération de cinéastes.
2 Duong Thu Huong, Les Collines d’eucalyptus, éd. Sabine Wespieser, 2014.
3 En 2013, 200 personnes ont défilé à Hanoï pour la 2e Gay Pride et Mes meilleurs amis, une sitcom racontant les tribulations d'une bande de jeunes gays et lesbiennes a été vue par un demi-million de Vietnamiens sur le Net, amenant les autorités à assouplir leur discours sur l’homosexualité. En 2013, des débats ont même eu lieu à l’Assemblée nationale au sujet d’un contrat d’union civile pour les couples de même sexe.
4 Référence citée par Charlotte Garson dans le catalogue du Cinéma du Réel 2014.
5 On pense au documentaire de Silvano Agosti D'amore si vive (On vit d'amour, 1983) qui interroge des travestis romains habités d’une intense ferveur religieuse sur l’amour, la sexualité, le bonheur.