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Révéler le chagrin
Selon le Robert, une malle est un “coffre destiné à contenir les effets qu'on emporte en voyage”, en quelque sorte une valise avec affaires personnelles. On “fait sa malle”. Dans les milieux carcéraux “faire sa malle”, signifie "s'évader", “se faire la belle", c’est à dire, partir, sans rien emporter !
Dans Les Larmes de l’émigration, on voit la malle de celui qui est parti au loin sans donner de nouvelles depuis vingt-quatre ans. La malle est restée au pays, laissée en gage, tapissée de pages de journaux en lambeaux, publicités, visages de femmes blanches, habillées maquillées à l’occidentale, et qui datent. Depuis vingt-quatre ans, sa femme l’attend. Elle fait périodiquement prendre l’air aux boubous, petit et grand, aux pantalons, les lave et les renferment jusqu’à la prochaine fois. La malle et quelques portraits photographiques, c’est ce qui reste de lui. Ce qu’elle nous montre de son mari.
En face de cette femme, il y a le fils, c’est lui qui tient la caméra. Il a 25 ans. Il revient dans le village, deux ans après l’avoir quitté. On apprendra en périphérie du film qu’Alassane Diago a étudié le cinéma, d’abord au Média-Centre de Dakar en 2007, qu’il a tôt quitté pour d’autres formations, des résidences d’écriture avec Africadoc et des rencontres, celle du documentariste Samba Félix Ndiaye. Convaincu de son chemin personnel (“filmer pour voir” dit-il), et sans attendre les financements ad hoc, il est parti filmer dans son village, “filmer pour voir sa mère”. Il y aura donc deux personnages principaux : elle et le cinéma.
Que va-t-il apprendre, le fils, sur son enfance, la vie de sa mère et l'absence du père ?
Avec sa caméra il revient secouer la tristesse de sa mère avec de violentes questions : “Quelle tête faisions-nous quand nous ne prenions pas le petit déjeuner ?” ; “Que pensait ton entourage de ta situation ?” Il l’écoute, il laisse du temps, il redemande. Il insiste : “Mais regarde-moi, n’oublie pas que tu t’adresses à des gens !” Il la voit : son corps las, en sommeil. Et il la voit dans ses beaux vêtements se mettre en prière, elle prie pour que l’homme revienne, et qu’il soit heureux quel que soit l’endroit où il se trouve ; elle prie pour que le fils qui la filme “élargisse son espace, ait une bonne voie”. Elle prie cinq fois par jour “jusqu’à ce que Dieu change la situation”. Le fils cinéaste présente alors ses mains ouvertes dans le champ au premier plan, dans un geste offert, pour se joindre à la prière. Ou encore il la voit aller au jardin du village, faire la vaisselle, elle est fatiguée, elle dort. Mais elle ne pleure pas, ou plutôt ne se plaint pas. Son corps a appris à être seul, à se contenir. A la fin du film, on voit encore une valise prête à être bouclée : le fils se demande si sa mère n’a pas oublié qu'après le tournage, il partira. Non, elle n’a pas oublié. Survient un regard droit vers la caméra : c’est elle qui guette la réaction, l’expression du fils.
Oser ce rendez-vous avec sa mère devant une caméra, c'est l’audace et la force du film. Audace de nous planter devant la lenteur et les silences de la mère, sans discourir, sans expliquer. Être avec, et non parler sur. Et par cet “interrogatoire” soutenu sur le passé et la parenté, ils confirment et alimentent leurs désirs de recevoir des nouvelles de cet absent de longue durée.
Il est revenu auprès d’elle pour révéler le chagrin, chagrin de tous ceux qui vivent des lignées coupées. Êtres et terres laissés à leur pauvreté – là où il est difficile de vivre depuis longtemps. Révéler ce chagrin qui nous met, nous spectateur, face à l’abandon, la souffrance et le silence. Il le révèle et le relève, comme on le dit d’un personnage à ranimer. Un chagrin qu’il dresse haut pour combattre avec. Filmer par nécessité, insistance. Filmer pour riposter, relever le gant.
Le cinéaste sait que l’abandon est reconnaissable dans le monde entier, aussi le film ne mentionne pas de lieu où cela se passe, juste une géographie ; celle-ci est l’Afrique.
L’homme est parti, il reviendra, ou pas. Comme beaucoup d’autres, dans ce village et ailleurs, il a laissé derrière lui des “perdants”, papillons lourds, allant et venant dans les ruelles, lentement en tout sens, épinglés aux maisons du pays, des femmes et des enfants sans bruit. On entre dans ce film par ces images, étranges, surnaturelles presque. Pas d’hommes en vue. Seulement des femmes et des enfants. L’homme attendu, (le mari, le père, le grand-père) est ailleurs, il vit, il bouge ailleurs. À Paris ? “Où l’eau est gelée le matin ?” Au Gabon ? “Qui est au bas de l’Afrique, où règne la paix, où séjournent les fils de la terre d’Yillam ?” Dans le village, des chansons avaient accompagné leurs départs. A ceux qui restent, il y aura les prières pour combler l’attente ou conjurer l'absence. Elle pourrait, la mère du cinéaste, prendre le risque de “le faire revenir” avec des prières magiques, comme d’autres le font…Mais qu’il revienne avec des troubles mentaux, ou pour mourir, elle n’a pas envie de prendre ce risque-là, et “on ne fait pas ça à un musulman”, dit-elle. “C’est pas bien si ton mari devient fou, meurt, ou ne peut plus t’être utile.” Elle veut revoir son homme en entier, l’accueillir bien portant, pas subir une autre peine.
De nombreux films ces dernières années interrogent les épopées insensées des migrants, mais peu de films vont au chevet de ceux qui restent. Alassane Diago, lui, y va, armé d'une petite caméra (prêtée la première fois, et la seconde fois, avec un matériel professionnel complet et un petit budget). A lire son parcours, il semblait pressé d’apprendre le cinéma. Maintenant, il est pressé de filmer à sa façon, parce que pressé de revenir sur le “pourquoi” : pourquoi ils ont eu faim, pourquoi on a faim dans ces villages, ces pays-là, pourquoi sa mère endure l’absence du mari, pourquoi cette résignation, pourquoi sa sœur (23 ans) et sa nièce restées au pays, en sont, elles, à leurs cinq et quatre ans d’absence du mari et du père ? Où se trouvent-ils maintenant ? Pourquoi les hommes les quittent sans regard en arrière et se coupent à jamais de leur famille, des liens d’amour, asséchant la chaîne de la transmission ?
Le cinéma d’Alassane Diago donne un revers à la “malédiction”, une dite fatalité. Les “pourquoi” du cinéaste sont ses munitions. Sa caméra et ses questions sont tenaces face à sa mère, afin qu’elle ne lui échappe pas. Il filme avec l’espoir que le cinéma, en plus du pouvoir de montrer, aura celui de changer le réel. Et d’abord, pour que le silence ne s’ajoute pas au silence. Il dit qu’il a “représenté une mémoire”, qu’il a “fait une archive”, en tout cas, il donne de la voix. Avec les larmes réveillées, il arrose une racine asséchée.
Sa mère dit dans ses phrases extirpées au silence, sa “honte” d’avoir laissé ses enfants mendier la nourriture chez l’oncle ou les grands-parents, puis, un moment, définit son rôle de mère et sa faillite : “J’étais là pour vous donner de l’espoir.” Dans les trois dédicaces qui clôturent le film, l'une est adressée à son père, à Papa, afin que celui-ci, où qu'il soit, donne signe de vie. Le père peut-être répondra au fils, à sa femme, à sa fille et à sa petite fille. D'autres hommes répondront peut-être à sa place. Elle est lettre collective, lettre adressée à tous les hommes partis.
Les Larmes de l’émigration est comme une flèche lancée dans l’espace et les années, une flèche faite pour revenir chargée de messages, de bonnes ou de je ne sais quelles autres nouvelles. Nous les attendons ensemble, comme nous attendons le prochain film d’Alassane Diago. C’est tout ça, l’espoir, et celui-là n’attend pas, n’endure pas, il oblige à œuvrer à un meilleur pour tous.
Françoise Coupat, décembre 2011.
Note : les renseignements périphériques au film et les citations hors film, tel le titre de ce texte emprunté à Alassane Diago dans un entretien, proviennent de :
lapelliculeensorcelee.org et africadocnetwork.com.