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Elégie pour Musidora

Elégie pour Musidora
“Fortement troublé” par l’actrice du cinéma muet Musidora, Patrick Cazals lui a consacré un film : Musidora, la dixième muse. Notes du réalisateur.

Plus votre âge avance, plus les rêveries et utopies de jadis retrouvent une vraie saveur, du piquant même… Il en est ainsi pour ce film-songe : Musidora, la dixième muse.

En 1976, à la demande de Madeleine Attal, une fée des programmes, j’écrivais pour France 3 le scénario d’un documentaire fiction sur Louis Feuillade, Fantômas, je pense à vous, qu’un ami cher, disparu cette année, Christian Marc, allait réaliser. Jacques Rispal y jouait le rôle de l’inspecteur Juve. Pour les besoins de ce film lointain, de belles rencontres purent se faire : Marcel Allain, niché dans sa demeure étrange, gardée par son chien Fantômas (sic), Alain Resnais, Francis Lacassin, Jacques Champreux, Georges Franju et… Clément Marot, le fils de Musidora, qui curieusement portait le même prénom que son père, docteur et ami d’enfance de Musidora, et pour mémoire celui du poète natif de Cahors.

Je compris très vite que j’allais revoir ce Monsieur Marot car le personnage de Musidora, égérie des surréalistes, m’avait aussi fortement troublé dans mes lectures et lors des longues heures de visionnages des films de Feuillade, liées à mes études de cinéma au Lycée Voltaire, lieu magique cher à Serge Daney, où l’on préparait l’IDHEC à la fin des années 1960.

Henri Veyrier, éditeur d’ouvrages sur le cinéma, très en verve à l’époque et soldeur talentueux des puces de Saint-Ouen, se laissa convaincre de l’urgence qu’il y avait à me confier la rédaction d’une monographie sur la dixième muse – titre que porta donc déjà ce livre, selon la formule trouvée par Aragon. Clément Marot m’ouvrit ses archives. On choisit ensemble les documents qui devaient me permettre de travailler, mais deux mois plus tard il tomba dans le coma à la suite d’un AVC et resta paralysé jusqu’à son décès le 7 décembre 2010 ; c’est-à-dire exactement 53 ans jour pour jour après la mort de sa mère.

Le livre, publié en 1977, avec une filmographie établie par Francis Lacassin, connut une modeste curiosité, mais alors que je pensais avoir ainsi liquidé ma fixation, Musidora est restée toujours aussi présente dans mon imaginaire.

Entre-temps, Les Vampires de Louis Feuillade est devenu un grand classique du cinéma mondial et toute une nouvelle génération de cinéastes et de cinéphiles lui a rendu hommage. En surgissant dans le troisième épisode des Vampires, vêtue de son seul maillot de soie noire et la tête cachée sous une cagoule dessinée par Paul Poiret, Musidora se posait en ange exterminateur venu de nulle part. Elle incarnait la Femme moderne, se mouvant à l’aise dans un monde fictif et réel à la fois, luxueux et raffiné, mystérieux et amoral.

Aragon l’avouait : “Une jeunesse tomba toute entière amoureuse de Musidora… Il y a une idée de la volupté qui nous est propre et qui nous est venue par ce chemin de lumière, entre les images du meurtre et de l’escroquerie, tandis qu’on crevait ferme d’autre part, sans que nous y prenions seulement garde…”

Ce qui m’a toujours passionné chez elle, comme chez la plupart des créateurs pour lesquels et souvent avec lesquels j’ai réalisé des portraits filmés (Paradjanov, Mamoulian, Kalatozov, Amrita Sher-Gil, Bohumil Hrabal, Doisneau et bien d’autres), c’est son talent de défricheuse, de novatrice, son attirance pour la marge. Je refuse et je lutte aussi contre cet oubli et ce mépris si rapides et mesquins par le public de certains créateurs et artistes, éclipsés par les paillettes et les modes, et dont ils ne se relèvent souvent jamais.

Musidora ne pouvait se contenter d’être une actrice adulée et c’est, hélas, trop souvent ce seul rôle réducteur dans sa vie si dense qu’on a daigné lui accorder. Il peut sembler saugrenu pour certains de donner un peu de chair, une nouvelle actualité sinon une modernité, à une silhouette égarée dans les mémoires et dans l’imaginaire. C’est ce que j’ai tenté avec ce film, pour qu’on redécouvre l’authentique Jeanne Roques, restée à mon sens méconnue.

 

 

 

Un siècle tout juste s’est écoulé depuis la première apparition de Musidora sur un écran, dans un film militant de son partenaire d’une revue du Châtelet, Raphaël Clamour. Dans Les Misères de l’aiguille (1913), jeune mère désespérée, elle tente de se jeter à l’eau avec son bambin mais une main fraternelle la sauve de la noyade.

Née avec le cinéma – elle aimait à dire “la même année que Chaplin et la Tour Eiffel” –, amie des grands créateurs de l’époque (Feuillade, mais aussi Colette, Louÿs, Benoît, Breton, Aragon…), Musidora veut en explorer toutes les ressources. Sa célébrité d’actrice (dans Les Vampires, mais aussi dans Judex) lui donne les moyens de tenter l’aventure de la production et de la mise en scène. Elle forme avec Alice Guy et Germaine Dulac le premier trio des réalisatrices françaises et crée sa propre maison de production, se moquant de la misogynie galopante de cette première époque du cinéma.

Mon appétit d’historien-histrion du cinéma s’est aiguisé – hélas en vain – pour retrouver ses trois premiers films, adaptés des œuvres de sa chère Colette : Minne, La Vagabonde, La Flamme cachée (1916-1918), ou deux autres encore, Vicenta et Le Maillot noir (1917-1919), et même son dernier essai en 16mm : La Magique Image (1950). Tous semblent détruits, perdus ou cachés dans des cinémathèques. Trois autres existent pourtant et révèlent l’originalité de son talent de cinéaste et sa passion pour la terre d’Espagne, comme pour son amour enfui pour Antonio Cañero. Le partenariat avec la Cinémathèque française m’a permis d’en montrer de courts extraits, notamment de Pour Don Carlos (1920) et Sol y sombra (1922). La Tierra de los toros (1924), restauré par les Archives du film, reste pour l’instant invisible, pour des problèmes de droits.

Femme de lettres, épouse et mère, responsable du Service de documentation et des relations avec la presse à la Cinémathèque française… je laisse le soin au spectateur de découvrir la vie et la carrière moins connue de Musidora, à partir de 1927 et jusqu’à sa mort en 1957.

Il est tout de même intéressant de noter que Musidora resurgit en 1974, en tant qu’égérie des cinéastes militantes de Cinéma en mouvement. Animé par Nicole-Lise Bernheim, Françoise Flamant, Déna Sardet, Françoise Oukrate, Claire Clouzot et bien d’autres, le collectif Musidora devint un groupe d’intervention très actif et mobile. Affiches (dont celle, fameuse, de Claire Brétécher), tracts, festivals, tee-shirts, badges reprirent à l’envie le visage masqué de Musidora pour soutenir la cause des femmes cinéastes et leur place à part entière dans l’industrie cinématographique.

Les nièces et petites-nièces de l’actrice m’ont largement aidé pour mener à bien ce film en m’ouvrant les archives qu’elles ont pu sauvegarder, car rien n’est simple aussi dans les histoires de familles. Si des films, lettres (notamment la correspondance complète Colette-Musidora) portraits, peintures et documents sont toujours portés disparus, j’espère que de nouvelles découvertes seront faites d’ici 2015, année du centenaire des Vampires mais aussi d’une grande exposition sur Musidora, actuellement en préparation.

Je reste toujours passionné par ces périodes où le cinéma façonne ses archétypes et crée sa propre mythologie. Aragon et Breton (toujours le fameux duo d’amoureux transis de Musidora pour laquelle ils écrivirent une pièce, Le Trésor des Jésuites) l’ont affirmé avec force : “C’est dans Les Mystères de New York, c’est dans Les Vampires qu’il faudra chercher la grande réalité de ce siècle. Au-delà de la mode, au-delà du goût. Viens avec moi, je te montrerai comment on écrit l’histoire.” Il n’était que temps – et ce film est une seconde étape – de rendre à la dixième muse, sa vraie place d’icône majeure du cinéma.

 

Patrick Cazals (septembre 2013)