Sisältöjulkaisija
Généalogie de l'indépendance
“Go forth”, “Aller de l’avant”, on pourrait entendre aussi “Avance !”. En faisant rouler entre ses doigts les fils de son hérédité symbolique, Soufiane Adel interroge son désir de cinéma – et d’émancipation. Aller de l’avant, et au moyen d’une caméra, oui, mais d’où “ça” part ? Comme Jean Eustache dans Numéro zéro (1971), il décide de filmer sa grand-mère, avant qu’il ne soit trop tard. Et d’inviter Taklit, déjà malade et qu’il connaît peu, à déplier le récit familial.
En réponse à l’une de ses questions au sujet de l’année 1955, Taklit passe dans la même phrase du souvenir du wagon SNCF désaffecté qu’elle et son mari occupaient dans la région parisienne… à la maison paternelle en Kabylie, réquisitionnée par les Français. Le travelling de mots – jailli peut-être d’un malentendu ou d’un instant de confusion – révèle la continuité de l’espace intérieur de Taklit, qui unit inconsciemment deux espaces domestiques pourtant si disjoints. Soixante ans plus tard, la perception du “lieu à soi” est devenue disruptive, et la distance qui sépare la banlieue parisienne de l’Algérie beaucoup plus difficile à parcourir d’un seul mouvement de langage.
“Construire sa maison intime, en faisant éclater les méthodes. Avec les images du passé”, tel est le projet annoncé de Go Forth. Mais comment faire quand les images manquent ? Comment construire avec le vide, le creux de ces archives familiales jamais tournées qui auraient raconté l’immigration ? Soufiane Adel est Robinson. Son île, c’est Champigny-sur-Marne. Générique, paysage de banlieue à la tombée de la nuit : un drone décolle, s’élève lentement au-dessus des tours. Depuis Bird People (de Pascale Ferran, 2014), on sait que filmés à hauteur d’oiseau la nuit, les aéroports sont magnifiques. Filmées à bout de drone, dans des lumières diurnes de matin de printemps éclatant, les cités du 94 le sont tout autant. Assumant le premier degré de sa métaphore, Adel fait du drone notre véhicule pour sortir du cadre connu, ouvrir au regard une perspective jamais vue. Aux images qu’il filme, le soin de donner corps aux mouvements qui le traversent : d’un pays à l’autre, d’une langue à l’autre, de la banlieue à la capitale, d’une émancipation à une autre. Voler au-dessus des tours, sortir de l’assignation à résidence, sociale plus qu’identitaire. “Je n’ai pas le complexe du colonisé, du Maghrébin, de l’Algérien circoncis. Je n’ai pas le complexe du musulman, du banlieusard. J’ai le complexe du prolétaire”, dit-il off.
images manquantes
Mais derrière l’île banlieusarde se révèle un archipel complexe : au-delà de Champigny, il y a l’Algérie. Et Soufiane Adel est un Robinson qui n’a, en guise de caisses retrouvées sur la plage “avec tout dedans pour tout refaire” 1, que des films 8 mm tournés en Afrique occidentale entre 1947 et 1964, par un homme qu’il ne connaît pas. Ce filmeur amateur est le père de Catherine, une voisine rencontrée à Aubervilliers qui lui offre ses bobines familiales. Images vues cent fois de fêtes traditionnelles, d’un bac traversant le fleuve, d’hommes blancs en costume de brousse et d’enfants noirs pêchant, sautant, jouant... Adel fait le pari qu’elles se substitueront à ses images manquantes : celle d’un grand-père né en Kabylie, prolétaire sans caméra, soldat français blessé en Indochine, émigrant avec sa femme en région parisienne au début des années 1950.
Les seules archives personnelles utilisées dans le film sont celles du mariage du réalisateur, en Algérie en 2007. Images vidéo traitées comme du Super 8 : marié en costume, scènes de danse et d’accolades, ce pourrait être le mariage des parents, sauf que c’est le sien, de l’histoire récente. Dans son deuxième court métrage, La Cassette (2007), Soufiane Adel utilisait les seules archives familiales disponibles : une cassette audio enregistrée et réenregistrée jusqu’à l’usure de la bande magnétique, expédiée d’une rive à l’autre de la Méditerranée pour se donner des nouvelles, partager des chansons ; à l’écran, il n’y avait qu’un long noir, seulement incrusté de quelques mots. Ici, plus de noir mais des images tournées par un autre. Pas n’importe où ni n’importe quand : images de la colonisation, voire clichés coloniaux.
Certes, le montage de ce type d’archives n’est pas un geste nouveau du cinéma documentaire. Il agace parfois, ou provoque la gêne, celle de voir des images instrumentalisées, détournées avec plus ou moins d’humour, mais souvent sans rien pour articuler la nécessité du recours à un matériau anonyme et exogène. Adel est loin de ces pratiques de found footage hasardeuses. Il ne cesse au contraire de justifier sa démarche, énonçant le sens politique qu’il donne à ces images empruntées, et, plus largement, le projet du film : rendre compte du désir d’émancipation des peuples colonisés, opprimés, et in fine, de la lutte des classes. Ici et là-bas, même combat. Avec un objectif têtu : saisir le moment, le lieu d’où part l’émancipation. On peut figurer son propre mouvement de désaliénation en filmant à 100 mètres du sol la cité où l’on a grandi. Mais comment rendre visible la généalogie d’une force qui traverse trois générations ? Comment figurer par exemple celle de son grand-père, qui a fondé une famille de 18 enfants, peut-être pour fuir les angoisses morbides nées du trauma ramené de Saïgon, comme le suggère son fils ? Ou celle de son père, mécanicien poids lourds dont l’atelier a tant fait rêver Soufiane ? Ce qu’il en reste ne peut être filmé qu’au présent, et en son nom propre. Etre le fils de son père et porter comme lui les marques de l’ouvrier : avoir les ongles noirs, et entendre sa fille le lui faire remarquer. “Moi aussi j’aime bien les activités manuelles” dit Soufiane à Taklit tandis qu’elle lui donne un cours de couture avec les ceintures traditionnelles de mariée qu’elle a tressées toute sa vie. Cela tombe bien, parce que comme elle le rappelle dès le premier plan où elle apparaît : “La maison, elle se fait pas toute seule, il faut les maçons, les plombiers, et tout ça.”
émancipation
Plutôt que de se conformer au plan d’une maçonnerie cinématographique pré-établie, Adel cherche à “éclater les méthodes”. Pour construire la maison, il faut à présent s’inventer comme guide. Adel bricole son GPS intérieur en entrant les incantations de sa mère pour que Dieu veille sur les siens, les arbres à cames mythifiés des moteurs de son père, les souvenirs de Taklit : autant de points brillants qui éclairent sa quête de filmeur. Y voir clair, jusque dans le jeu des coïncidences, des signes du destin, des inscriptions astrales : du don imprévisible des films 8 mm jusqu’aux présages qui ont accompagné sa naissance ou celle de son père. “On a eu la lumière le jour où ton père est né !” se souvient Taklit. Soufiane raconte sa propre naissance, “les poings serrés”. Quelqu’un a prédit alors que cet enfant aurait de la chance. A quelle liberté est astreint celui qui porte ainsi la “légende de sa naissance” ? Quel geste inaugure l’émancipation ? Qu’est-ce qu’une hérédité d’homme libre ?
Go Forth se clôt par une longue scène chorégraphiée qui fait le lien entre le dedans et le dehors, l’intime et le monde : chez lui, la fille de Soufiane Adel danse enroulée dans les ceintures cousues par son arrière-grand-mère, puis une jeune femme en costume berbère prolonge et amplifie la danse enfantine devant des cerisiers du Japon en fleurs, au pied des immeubles. Adel ose affirmer sa vision allégorique de la banlieue, espace prolétarien par excellence, et y mettre en scène la liberté absolue du mouvement. Et ainsi, la voix de Maria Callas redoublant le lyrisme de cet hanami final, trouve la façon la plus poétique – et pacifique – de répondre à l’injonction du poème kabyle qui parcourt le film : “Assiège ton assiégeant.”
Céline Leclère (février 2015)
1 Olivier Cadiot, Retour définitif et durable de l’être aimé, POL, 2002.