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Takaisin

Paysage hors cadre

Paysage hors cadre
Plasticienne et cinéaste, Florence Lazar s’installe au pied des cités à Montfermeil en banlieue parisienne et laisse la vie tranquille du quotidien se dérouler devant nous. Les Bosquets déploie ainsi une suite de tableaux presque bucoliques ─ souvent espaces de convivialité entre les habitants – pourtant à l’arrière-plan barré des immeubles en rénovation.

Tout commence par la fenêtre. Un long plan séquence d’une fenêtre ouverte sur une barre d’immeubles ouvre le film.

Au centre de l’image, biffant la réalité de cette vue lointaine, une masse sombre forme un triangle terminé par une masse de tissu en boule. Le rideau a été noué, comme on le fait pour faire le ménage, dans un geste pratique. On ne l’a pas tiré pour voir au dehors, mais pour qu’il ne gène pas l’activité domestique du dedans. Ainsi la fenêtre n’est pas ouverte pour voir l’extérieur mais pour faire entrer l’air dedans. Il n’y a pas de point de vue, le paysage fait cadre malgré lui. Et de fait, la ligne perspective est décentrée à gauche, une oblique verte conduisant à la barre au loin. Cette barre blanche et grise coupée en est l’unique horizon.

Avec cette image forte, Florence Lazar pose le cadre de son film. Un film sur Les Bosquets à partir de la fenêtre ouverte. Un cadrage dans le cadre d’un décor qui semble bouché, une mise en abyme par la tangente du paysage, du vert dans le gris, du son hors image…

Le son dans cette première séquence est celui du poste de télévision allumé, hors champ, on entend : “La nuit vous cache mais je connais vos visages…En 89 moi aussi j’avais 20 ans mais je me battais pour la République…”

Nous sommes devant un écran-fenêtre, du côté de l’ombre, la lumière est dehors. Et c’est dans cet “en dehors” de l’image, du stéréotype, du cliché tout fait de la banlieue grise où se sont déroulées les émeutes de 2005, que Florence Lazar construit une histoire.

Un point de vue sublime, celui dans la nature comme zone de résistance. En effet, Florence Lazar fait un film qu’on n’attend pas, qui montre les coins négligés par la télévision en quête d’ombre, d’immeubles détruits, de “zones”. Or cette “zone”, c’est aussi celle de la nature rebelle, qui s’insinue partout, qui pousse malgré la rouille, le béton, qui trace des lignes vertes, des carrés verts, des curiosités d’herbes entre les blocs minéraux. La nature comme reste, comme ruine dans la ville, fait ici contraste et pointe encore mieux la violence en cours. Pas celle des dealers ou des “émeutiers”, mais celle de la planification, qui construit autant que de nouveaux logements, un nouveau paysage.

Portion, section de nature, le paysage est toujours déjà un cadre.

Les scènes se passent là où on ne les attend pas, au “périmètre des abords” des immeubles en cours de destruction, des chantiers de construction. Florence Lazar compose son film.

Florence Lazar a pris le risque du temps. D’aller sur place durant plusieurs mois, une année. D’être décalée, femme réalisatrice dehors, de négocier ses images non pas dans leur forme mais dans leur possible existence, fragile et forte, de simplement se tenir debout là, dehors, avec une caméra.

Ses images furent tournées en plein jour, pas en douce, elle a résisté, non aux habitants mais aux pressions d’autorités politiques qui auraient aimé qu’on n’en montre que le nouveau projet, virtuel.

La réalité, c’est aussi les arbres, l’oisiveté, le désœuvrement. Les Bosquets ne sont pas bucoliques et pourtant on y fait la sieste à l’ombre du pare-choc d’une voiture parce qu’il y a peu de travail, dans l’attente d’une prochaine tâche et non par fainéantise. C’est le jeu des postures de corps qui crée un langage. Ces hommes assis sur des chaises en bois, qui tapent le carton du jeu de cartes, on dirait du Pagnol ? Et pourtant, cela n’est pas mis en scène, c’est ainsi que ces jeunes gens vivent, aussi. Je pense aux jambes des jeunes femmes dans A propos de Nice [1930] de Jean Vigo, à leur ombre portée sur le sol et au contraste des pieds de chaise en équilibre et de ces corps jeunes et pourtant déjà marqués. Si la plongée/contre-plongée était une arme dans le cinéma de la nouvelle objectivité ou pour ce documentaire d’un anarchiste, c’est le gros plan qui retrouve une efficacité. Florence Lazar filme des visages, elle fait des portraits de ces personnes que l’on voit toujours avec une capuche, un foulard, qui sont devenus des types. Ils sont jeunes, il leur manque déjà une ou deux dents, une cicatrice vient biffer une arcade sourcilière. On joue, on rit, mais on guette, toujours conscient d’être sous le regard d’un autre.

Un homme est toujours là, depuis la première scène en mouvement, il marque de sa présence tranquille l’image. C’est un passeur, c’est un veilleur. Il fait lien entre la caméra et le plan, entre nous et la scène. Il regarde alentour, circonscrit ce qui à l’image n’est pas vu, entend-on son nom ? “Goun”…

Après le long plan de la fenêtre ouverte, une image d’hommes au travail prend place. Une barre d’immeubles dont les ouvertures ont été murées, en attente de destruction, un camion orange, des hommes avec des gilets de sécurité jaune fluo, et un homme de dos, portant un casque orange et un gilet de même couleur. Il marche lentement vers le camion. Tout semble irréel, comme dans un jeu de Lego ou des bonshommes Playmobil seraient disposés. Seuls à nouveau, les éléments végétaux sur la droite marquent le réel de la scène. Ensuite, toujours au loin, une autre barre d’immeubles habitée celle-ci est l’arrière-plan d’une curieuse scène. Au premier plan, deux jeunes femmes discutent assises sur un tapis rouge posé sur l’herbe. Une conversation calme, ponctuée de quelques signes de la main, se déroule devant les travaux d’une grue en activité. Vêtues de sombre et portant des foulards, blanc pour l’une et noir pour l’autre, les deux femmes forment une figure atypique. Elles forment le premier plan animé d’une scène dont l’horizon est obstrué par une barre d’immeubles. Cette scène est capitale, subversive et forte. Ici Florence Lazar inverse et retourne les hiérarchies, celle du genre pictural occidental classique et celle sociale d’un habitus urbain de banlieue.

La périphérie fait-elle partie de la ville ? Le Grand Paris ? Est-on urbain en banlieue ou rurbain ? Ici pas de ruralité, un urbanisme d’usage dortoir, et pourtant les jeux d’observations très paysannes sont à l’œuvre. Les allées et venues des uns et des autres sont filtrées, on est aux aguets. Il y a des commérages. Commères, compères, qui sont ces voisins contemporains ? Proches ? Lointains ?

 

 

Le lointain ici est impossible, bouché par les barres des immeubles, la veduta de Florence Lazar retourne le paysage vers nous, au-delà de nous, de notre côté. Notre regard devient un point de fuite possible. La scène du premier plan est très classique, deux jeunes femmes discutent sur un tapis. Seulement le tapis est d’ordinaire un accessoire d’intérieur, il apparaît dans la peinture hollandaise, avec les scènes de genre, et montre la richesse. On le plaçait d’abord au mur ou sur la table, la pratique contemporaine du tapis de sol étant récente. Le tapis est un ornement récurrent chez Florence Lazar. Il est présent dès ses premières installations, (Ja Volim Vast, Ja Volim Vlast à la Galerie-Centre d’art de Noisy-le-Sec en 2000. On le retrouve sur la table de Le Lieu de la langue, 2007).

De la même manière que Manet bouleverse l’ordonnancement conventionnel de la scène champêtre, pastorale, qui admettait la nudité héroïque ou divine dans ses compositions, Florence Lazar nous dérange non pas parce qu’elle montre des “femmes voilées”, mais parce qu’elle déplace l’intérieur à l’extérieur. Le Déjeuner sur l’Herbe [1862-63] est scandaleux non pas parce qu’une femme est nue mais parce que des hommes vêtus l’accompagnent. Ainsi nous ne sommes plus dans un temps suspendu, hors histoire. Et c’est bien de cela dont il est question ici : faire histoire dans l’Histoire.

Florence Lazar compose des scènes avec ce qu’elle trouve et invente des déplacements pour que les langues se dénouent, les regards s’échangent. Les dames sur le tapis semblent hors contexte et pourtant, si leur conversation demeure privée, on entend le bruit du monde. Ce sont les grues qui s’activent, les pelleteuses, rouges, oranges, seuls motifs colorés de ce lieu. C’est vivant, pas désolé. Et c’est cela qui est violent : le calme apparent, rien d’inquiétant, tout semble familier. Mais des femmes sur un tapis dehors, tache rouge sur fond vert, deux points noirs animés, que l’on n’entend pas. C’est tout ce que nous ne voyons pas mais entendons qui inquiète, la connaissance, au sens d’une expérience sensorielle, auditive, d’un au-delà de l’image.

Le tapis dehors, c’est le temps du ménage, on suspend toutes les pièces de tissu lourdes à l’extérieur pour les dépoussiérer, les aérer. Les draps, les couvertures, les tapis…

Ceux-ci ont souvent des motifs qui symbolisent un jardin imaginaire, symétrique, comme les jardins à la française. Le tapis posé sur l’herbe est finalement une mise en abyme de cet “en dehors”, on porte un peu de chez soi dehors, la clôture du jardin est symbolisée par le bord du tapis. Le tapis est le parangon de Florence Lazar, il fait contre-point à l’image, qu’il recadre, souligne.

Il marque une profanation. Reposant sur la dialectique fanum/profanum, qui appartient aussi à une histoire de l’art du tableau, Florence Lazar déplace quelque chose de l’intime dans le public. C’est le scandale du film.

Elle profane un dispositif de contrôle, celui qui cantonne les femmes au foyer et les hommes au travail, la banlieue à feu et à sang et le jeu de cartes comme une occupation passive, par exemple…ce qui n’est pas faire de l’angélisme, ni dresser un faux portrait calme et pacifié au service de la restructuration. Au contraire, c’est subtilement pointer que le silence est bien plus inquiétant que le bruit, que le guetteur attend patiemment sa proie, que le virtuel est parfois la pire des violences…Redonnant un visage, des regards à des personnes qu’on ne voit que comme des formes passantes : la femme en djellaba, le jeune homme à la casquette ou portant un casque. Ils nous regardent. Et ce regard désigne la place du spectateur, la nôtre, comme témoin.

Celui qui a vu ne pourra plus jamais dire qu’il n’était pas là.

“La profanation est le contre-dispositif qui restitue à l’usage commun ce que le sacrifice avait séparé et divisé”, dit Giorgio Agamben dans Qu’est ce qu’un dispositif ? (Ed. Payot & Rivages, Paris, 2007). Le profane, c’est ce qui est hors du temple, étymologiquement, hors du fanum, de l’espace sacré, séparé, hors du commun. Celui-ci peut être un bâtiment, ou  simplement une ligne tracée au sol. Ce trait délimite un territoire, comme la ligne d’horizon.

“J’appelle dispositif tout ce qui a, d’une manière ou d’une autre, la capacité de capturer, d’orienter, de déterminer, d’interpréter, de modeler, de contrôler et d’assurer les opinions et les discours des êtres vivants”, précise Agamben. Les gestes des femmes et des hommes filmés ici ont une grâce inédite. On pourrait de chaque scène tirer un parallèle avec un tableau.

Les hommes en “blanc” de travail allongés sur l’herbe composent malgré eux une scène de baigneurs cézaniens. La dame debout près du grand cèdre, à l’orée d’une forêt, est un Corot du XXIe siècle. Les deux jeunes femmes assises à nouveau sur un tapis dans l’herbe, cette fois au printemps, pourraient sortir d’un Renoir…Curieusement, leurs gestes sont maladroits dans la nature, on sent que ce n’est pas leur place habituelle, elles ont oublié la façon de faire des bouquets. La maladresse, la découverte d’un autre aspect de leur cité, voilà qui est nouveau, qui déstabilise.

L’appartement témoin aux arêtes rectilignes contraste avec le champ de hautes herbes où viennent se promener deux hommes. Le temps se couvre, ils ont rabattu leurs capuches. Sous le ciel métallique, ils regardent leurs barres familières, et imaginent ce qu’on pourra voir lorsqu’elles ne seront plus là, lorsque l’horizon sera dégagé. En haut de ce monticule, de dos et en contre-jour, ils sont de modernes voyageurs. Tel celui de Caspar David Friedrich (Le Voyageur contemplant une mer de nuages, 1818), ils sont des passeurs vers un ailleurs au-delà du mur. Ils sont aussi, comme le personnage du tableau, des sujets à part entière. C’est Gounedi Traoré qui a guidé Florence Lazar durant ses visites, et il est l’un des joueurs de cartes. On entend sa voix tout au long du film, voix off, voice over, celle-ci nous guide toujours hors champ, instaurant une respiration et une distance face aux images. Nous ne sommes pas dupes. Nous les avons vus jouer aux cartes, attendre, rire, travailler, nous ne pourrons plus penser aux Bosquets comme à un titre d’actualité, une image d’incendies parmi d’autres, nous dirons : ceux qui jouaient aux cartes sous l’auvent, celles qui parlaient sur leur tapis dans l’herbe, celui qui guidait les autres sur l’ancien terrain de foot, là où il y avait aussi des arbres.

A la fin du film, des hommes rangent les poubelles, geste quotidien, l’un dit à l’autre en rigolant : “Il y aurait besoin d’un karcher pour nettoyer tout cela…”

 

Marie de Brugerolle, décembre 2011.