Sisältöjulkaisija
Conversation avec John Gianvito
Voici deux décennies, je découvrais le cinéma farouchement indépendant, passionnément engagé et poétiquement orienté de John Gianvito, grâce aux 168 minutes de The Mad Songs of Fernanda Hussein (Les Chansons folles de Fernanda Hussein, 2001). La même année, la section que je présidais au Festival du film indépendant de Buenos Aires lui a accordé notre Prix du jury mais depuis, le film connut une carrière émaillée de difficultés, sans doute en raison à la fois de son sujet et de sa durée. John fait remarquer que j'avais peut-être déjà vu son long métrage de 1983, The Flower of Pain (La Fleur de Douleur), mais j’avoue ne plus m'en souvenir ; idem pour sa contribution à un long métrage collectif qu’il a suscité en 1986, Address Unknown (Adresse inconnue).
De tous les films de John, The Mad Songs reste mon préféré. Un temps disponible en DVD, il manque aujourd’hui d’un distributeur 1. Pour mener à bien ce geste puissant de témoignage sur certaines des conséquences tragiques de la première guerre du Golfe aux États-Unis, il fallut pas moins de sept années, dont deux ans de tournage au Nouveau-Mexique – Gianvito résidant à Boston, où il enseigne actuellement le cinéma à Emerson College, après avoir été conservateur pendant cinq ans à la Harvard Film Archive. John a également publié Andrei Tarkovsky : Interviews (University Press of Mississippi, 2006), livre peut-être plus connu que ses films.
John eut plus de chance avec deux de ses longs métrages ultérieurs. Son documentaire expérimental Profit Motive and the Whispering Wind (Motif du profit et vent bruissant, 2007), une méditation sur les lieux où se déroulèrent de nombreuses luttes sociales partout aux États-Unis, fut distribué par The Cinema Guild, et MUBI en annonce la réédition dans une restauration HD. Le long métrage collectif Far from Afghanistan (Loin de l'Afghanistan, 2012) – réalisé à l'initiative de Gianvito, dont le segment est interprété par Andre Gregory, les autres parties étant signées par Jon Jost, Minda Martin, Travis Wilkerson et Soon-Mi Yoo – est désormais disponible en streaming sur Amazon via Fandor. Je suis convaincu que son nouveau documentaire expérimental, Helen Keller, Her Socialist Smile (Helen Keller, son sourire socialiste, 2020), qui s’apprêtait à être montré au New York Film Festival puis à la Viennale lorsque notre conversation en ligne eut lieu en août, devrait connaître un meilleur sort.
Mais j'omets l’encore plus radical For Example, The Philippines (Par exemple, les Philippines), un documentaire expérimental de neuf heures composé de deux pans : Vapor Trail (Clark) (Traînée de vapeur (Clark), 2010) et Wake (Subic) (Réveil (Subic), 2015). À l’instar de Mad Songs et Far from Afghanistan, For Example, The Philippines traite de l'héritage légué par l'engagement militaire étatsunien et ses nombreuses conséquences — en l’occurrence, les ravages sur la nature et sur l’être humain occasionnés par les déchets toxiques issus respectivement de la base aérienne Clark et de la base navale Subic (les deux plus grands complexes militaires étatsuniens hors Amérique du Nord pendant près d'un siècle), après que le Sénat philippin a voté leur fermeture en 1991.
Les échanges qui suivent se sont déroulés par courrier électronique pendant la pandémie, puis John et moi y avons ajouté diverses réflexions. J.R.
Jonathan Rosenbaum : Ma fascination pour Helen Keller, Her Socialist Smile tient d’abord à deux éléments méconnus : l’ignorance générale quant aux convictions socialistes de Keller ; le fait que celle-ci a pu voir et entendre pendant près de deux ans, avant qu'une maladie ne la rende sourde et aveugle. Ces deux formes de méconnaissance me semblent importantes, car ton film concerne principalement, d'une part, ce que nous entendons par socialisme (Noam Chomsky en traite avec brio et efficacité dans le film) et, d'autre part, ce que signifie voir et entendre – ou ne pas voir et ne pas entendre. Il importe de comprendre à quel point l’appréhension visuelle et sonore de Keller s'est construite au cours des premiers mois de sa vie, même en tant que souvenir lointain.
Mon attachement à ce film relève aussi de l’intime : je suis né à moins de deux kilomètres – peut-être même à moins d'un kilomètre – d'Ivy Green, la ville natale d’Helen Keller. J'ai grandi à Florence dans le comté de Lauderdale (Alabama), mais Sheffield, Tuscumbia et Muscle Shoals, dans le comté de Colbert, se trouvent juste de l'autre côté de la rivière Tennessee. Je suis venu au monde à Sheffield parce que, pour une quelconque raison, l'hôpital de Florence ne disposait plus de lits en quantité suffisante. On m'aurait gardé dans un tiroir de bureau, car il n'y avait plus ni berceaux, ni couffins, ni lits disponibles. Mon grand-père avait des cinémas à Sheffield, à Tuscumbia et à Athens, deux dans chaque ville, ainsi que trois à Florence, alors je suis souvent allé à Tuscumbia avec mon père.
Autre élément personnel : mon frère Alvin et moi avons passé une grande partie de l'été 1962 sur la pelouse d'Ivy Green pour assister aux répétitions en plein air d'une mise en scène de The Miracle Worker (Miracle en Alabama, pièce de William Gibson sur la vie d’Helen Keller, 1959, qu’Arthur Penn adapte au cinéma en 1962) puis à beaucoup de ses représentations. Nombre de nos amis participaient à cette production. L'un d’entre eux me répétait sans cesse que la Tennessee Valley Authority, située à quelques kilomètres de là, ne pouvait pas être socialiste puisqu’elle “fonctionnait” — ce qui peut sembler naïf, mais correspond parfaitement au compte-rendu par Chomsky de la façon dont les définitions tant étatsunienne que russe du socialisme ont assimilé celui-ci à ce qui, de fait, l’a trahi.
Pour ce qui te concerne, comment est né ton intérêt pour Helen Keller ? Qu'as-tu lu en premier et quelles étapes t’ont-elles conduit à Her Socialist Smile ?
John Gianvito : Comme beaucoup d’enfants de ma génération, et même si je suis sûr que, dans mon école primaire catholique, le nom d'Helen Keller fournissait un exemple de “sainteté” moderne, mon premier souvenir conscient est d'avoir regardé le film d'Arthur Penn, The Miracle Worker, à la télévision, à l’âge de dix ou onze ans, et d’en avoir été durablement impressionné. En partie à cause de ses qualités esthétiques, si différentes des produits habituels, ainsi que de la saisissante performance d'Anne Bancroft dans le rôle d'Anne Sullivan [l’éducatrice aux méthodes révolutionnaires].
Avance rapide, 2001. Après sept ans de lutte, ayant enfin mené à terme mon film The Mad Songs of Fernanda Hussein, j'ai envie de me lancer dans une nouvelle aventure. Grâce à la lecture de divers ouvrages de Howard Zinn, je découvre l'engagement ardent d'Helen Keller dans le socialisme et comment son radicalisme politique avait été aseptisé, exactement comme pour la popularisation des images de Rosa Parks et de Martin Luther King Jr. Je retrouve certains de ses textes et discours, et beaucoup me semblaient toujours aussi pertinents que lorsqu'elle les avait rédigés. J’entrevois alors la possibilité d’un moyen métrage, trente minutes peut-être, pour décrire cette dimension méconnue de la vie de Keller.
Pendant une année environ, j'entreprends, par petites étapes, des recherches autour des matériaux qui pourraient donner vie à la conception d'un tel film. Je retrouve des documentaires consacrés à Helen Keller de son vivant, observe l’utilisation de certaines séquences ; j’explore les fonds de la Bibliothèque du Congrès, commande des livres, localise une toute petite poignée d'enregistrements audio mais, à mon grand désarroi, ne parviens pas à trouver la moindre preuve cinématographique, sonore ni même photographique qui documenterait spécifiquement les activités politiques de Keller à l’époque concernée. Les soi-disant “années socialistes” d'Helen Keller s'étendent à peu près depuis 1909 lorsque, à l'âge de vingt-neuf ans, elle rejoint le Parti socialiste dans le Massachusetts, jusqu'en 1924, quand elle accepte de travailler pour le compte de la Fondation américaine pour les aveugles [American Foundation for the Blind, AFB]. À ce moment, il lui aurait été clairement indiqué que, si elle voulait s'occuper de collecter des fonds au nom des aveugles, elle devait renoncer à son engagement militant. Les activités publiques et déclarations socialistes explicites de Keller ont alors cessé, bien que, à lire ses lettres et ses journaux, il est évident qu'elle n'a jamais désavoué ces opinions.
Le fait est surprenant : dès l'âge de huit ans, Helen Keller était déjà connue dans le monde entier, il existe sur elle une grande quantité de documentation sur une longue période temporelle, et pourtant, impossible de trouver des éléments visuels forts quant à ses initiatives politiques publiques. Je commence alors à soupçonner que l'AFB, dépôt principal des archives de Keller, avait pu, au cours de ses premières années de collecte, décider sciemment de ne pas conserver de tels documents. Plusieurs raisons mènent à une telle conclusion. À cette époque, j'apprends aussi l'existence d'une archive secondaire, la Helen Keller International, au cœur de Manhattan. Alors que je m'apprêtais à essayer de les contacter, me parvient, comme le raconte le film, la nouvelle de la destruction totale du Centre lors des événements du 11 septembre 2001. Dès lors, le projet d’ensemble se résume ainsi pour moi : idée intéressante, mais pour un cinéaste, il n'y a tout simplement pas assez de matériau pour travailler ; et je passe à autre chose.
Avance rapide, 2015. Je viens de terminer mon film Wake (Subic) et je médite, en recherche d'une idée pour un nouveau projet. Mes réflexions autour du film d'Helen Keller refont surface. J'entends une voix dans ma tête me provoquer : “Ainsi donc tu veux réaliser un film sur la plus célèbre des sourds et aveugles, et tu ne disposes ni d’images ni de sons. Voilà de fait un défi créatif intéressant et tu ne devrais pas t’en priver.” Fort de cette pensée, je commence le film pour de bon.
Quant à mes références, la liste en est assez longue car j'ai beaucoup lu ces dernières années. Entre autres, les deux autobiographies d'Helen, son livre d'essais Out of the Dark (1913), son long poème The Song of the Stone Wall (1910), une collection de ses lettres choisies et quatre anthologies différentes de ses discours et textes : Helen Keller : Her Socialist Years (1967) de Philip Foner, le volume de la série Rebel Lives sur Helen Keller édité par John Davis (2003), Helen Keller : Public Speaker (2005) de Lois Einhorn, et Helen Keller : Selected Writings (2005) édité par Kim Nielsen. L'autre ouvrage de Nielsen, The Radical Lives of Helen Keller (2007), m’apparaît comme l'une des meilleures biographies, bien que j'aie aussi lu celles de Dorothy Herrmann et celle de Joseph P. Lash, l’énorme et détaillée Helen and Teacher (1980). Sans parler de la lecture approfondie d'articles dans les journaux d'époque conservés dans les collections de la Perkins School for the Blind et de l'American Foundation for the Blind.
J. R. : Tes plans de la nature, y compris des créatures qui ne voient ni n'entendent (du moins au sens où nous comprenons ces termes), ainsi que certains emplacements (tels la scène et les sièges vides d'un théâtre ou une ancienne maison Keller), rappellent beaucoup la façon dont tu privilégies les lieux de sépulture dans Profit Motive and the Whispering Wind, Vapor Trail (Clark) et Wake (Subic), bien que ces images et sons s’articulent ici assez différemment. Mais ce qui me frappe encore plus, c'est à quel point ton film nous donne à lire les textes de Keller : un principe essentiel qui nous permet de prendre conscience de la profondeur et de l'accomplissement de Keller en tant qu'écrivaine, au sens littéraire de ce terme. Combiné à son extraordinaire capacité d'auto-éducation, cela fait clairement d'elle un génie.
Dans quelle mesure considères-tu que l’écriture de Keller est redevable à sa collaboration avec Anne Sullivan – est-il même possible de le déterminer ? Le style littéraire de Sullivan ressemble-t-il à celui de Keller ou en diffère-t-il ? Helen se livre à une franche confession dans The Story of My Life (L'Histoire de ma vie, 1903), lorsqu’elle raconte avoir commis, enfant, un plagiat par inadvertance : elle avait rédigé une histoire intitulée The Frost King (Le Roi des glaces), semblable à une histoire qui lui avait été lue une fois, bien qu'elle n'en ait gardé aucun souvenir conscient. “Il est certain que je ne peux pas toujours distinguer mes propres pensées de celles que je lis, écrit-elle, car ce que je lis devient la substance même et la texture de mon esprit.” Considérer sa propre identité comme faisant partie d'une identité collective pourrait participer d’une identité socialiste, qu'en penses-tu ? Ou cette idée serait-elle trop farfelue ?
J. G. : La réponse, je pense, est un peu compliquée. La singulière relation élève-professeure entre Helen Keller et Anne Sullivan était absolument unique, et fut caractérisée comme “une filiation presque inanalysable”. Elles ont vécu ensemble une vie extrêmement intime pendant presque cinquante ans, au cours desquels Helen a toujours appelé Anne “Teacher” (“Professeur”). Anne Sullivan reconnaissait volontiers qu'elle était étroitement impliquée dans l'assistance à la rédaction, la correction et la relecture des manuscrits d'Helen, mais à la moindre allusion qu'elle aurait pu en être la véritable autrice, elle protestait qu'il s'agissait là d'une “profonde injustice”. Je trouve cela assez bien corroboré par d'autres personnes qui ont également travaillé à la correction des livres d'Helen, tels John A. Macy et Nella Braddy Henney.
Quant à l'affaire The Frost King et l’assimilation inconsciente de certains traits du récit rédigé par Margaret Canby [l’histoire Frost Fairies dans le livre Birdie ans His Fairy Friends], il est clair qu'Helen en fut extrêmement mortifiée. Or, il est très intéressant de savoir que Canby a, pour sa part, estimé que la version d'Helen était supérieure à la sienne. On suppose que le traumatisme d'avoir été, à onze ans, accusée publiquement de plagiat, a déterminé Helen à ne plus jamais écrire d'œuvres de fiction.
Helen dépendait d'Anne pour beaucoup de choses, par exemple, en ce qui concerne l'écriture, la maintenance de sa machine à écrire, la recherche de mots, l'apport d'une certaine cohésion à son style de composition fragmentaire : mais, de notoriété publique, Helen est restée tout au long de sa vie une écrivaine frénétique et une lectrice avide. Et surtout, pour ce qui concerne leurs opinions politiques, celles-ci ne correspondaient en rien : Anne n'était pas socialiste et même pas une partisane du suffrage féminin.
J. R. : Voici une question de notre amie commune, Nicole Brenez : qui serait la Helen Keller d'aujourd'hui ? Ou plutôt, qui seraient les Helen Keller d'aujourd'hui, à supposer qu'une telle chose soit concevable ?
J. G. : Je ne suis pas sûr d'avoir la légitimité pour le dire. D'une part, il faut souligner que les accomplissements les plus tangibles et soutenus d'Helen Keller tiennent à son travail de défense en faveur des aveugles et des sourds, dont aucun n'est au centre de ce film en particulier. Le dynamisme et la détermination d'Helen dès son plus jeune âge, son optimisme tenace et son talent littéraire ont contribué à sa célébrité, à sa puissance d’inspiratrice et de guide. À cet égard, on pourrait peut-être établir un parallèle avec quelqu'un comme Greta Thunberg qui, à un très jeune âge, a déjà galvanisé l’opinion mondiale autour de la question de la crise climatique, et décrit son propre diagnostic du syndrome d'Asperger non pas comme un handicap mais au titre d’un “superpouvoir”.
Mais il est également important de souligner que, quels que soient les dons intrinsèques d'Helen, son ascension vers le succès a également bénéficié, dans une certaine mesure, d’un privilège de classe : le soutien précoce d'Alexander Graham Bell et de Mark Twain, les ambitions d'Anne Sullivan pour Helen, et un insatiable appétit de médiatisation. Quant à son héritage, au cours des années qui ont suivi, de nombreux défenseurs des droits des personnes handicapées, partout dans le monde et même s’ils sont restés méconnus, ont accompli des progrès significatifs en matière de protections juridiques et de sensibilisation accrue aux questions de handicap. Quant à la promotion actuelle des idéaux socialistes, mes pensées se tournent naturellement vers certaines de nos représentantes politiques : Alexandria Ocasio-Cortez, Kshama Sawant, et auparavant Bernie Sanders, parmi tant d'autres qui contribuent à une culture où le mot socialiste n’est plus considéré comme péjoratif.
J. R. : Voici une autre question d'une autre amie commune et admiratrice de Her Socialist Smile : Mehrnaz Saeed-Vafa, qui apprécie les plans de livres dans le film. Elle voudrait te demander pourquoi, environ aux deux tiers du film, les lettres d'un texte à l'écran deviennent rouges et se mettent en mouvement, accompagnées d'une chanson révolutionnaire.
J. G. : Une décision esthétique. J'avais collecté un florilège de brillantes citations d'Helen qui n'avaient pas trouvé de place dans le film, dont beaucoup appartenant à sa période la plus ouvertement militante, y compris sa remarque sur le drapeau rouge, qui a déclenché l'idée de la chanson Bandiera Rossa. Les hymnes de gauche sont un motif dans mes films depuis un certain temps. J'essaie de les intégrer en prêtant une oreille attentive aux interprétations non traditionnelles, afin de simultanément revivifier ces mélodies et dynamiser les thèmes du chant. Dans Profit Motive, c'était l'enregistrement instrumental de L’Internationale par Ani DiFranco et Utah Phillips. Dans Vapor Trail (Clark) et Wake (Subic), j'ai utilisé des versions plus mélancoliques de la ballade partisane italienne Bella Ciao, l’une de Giovanna Marini et Francesco De Gregori, et l’autre enregistrée pour moi en tagalog par Lav Diaz. En pensant cette fois à la chanson communiste italienne Bandiera Rossa, je suis tombé par hasard sur une interprétation remarquable réalisée dans les années 1980 par le fameux groupe punk rock slovène Pankrti. Apprendre à connaître la vraie Helen Keller permet de détecter un peu de la philosophie punk en elle. J'ai contacté le fondateur du groupe, Gregor Tomc, et ce fut une joie de m’entendre répondre qu'ils seraient honorés d'avoir leur musique dans un tel film.
J. R. : Un trait commun à tous tes films me frappe particulièrement : sous diverses formes, ils offrent des leçons d'histoire, et ces leçons sont toujours liées à des faits engloutis et/ou oubliés. C'est vrai y compris de l'histoire la plus récente, explorée dans The Mad Songs of Fernanda Hussein, qui atteste une résistance à la première guerre du Golfe, et dont je rappelle l'épigraphe de Cesare Pavese résumé par Jean-Marie Straub ouvrant la première partie : “Partout il y a une mare de sang dans laquelle nous marchons sans le savoir 2”. Une phrase qui s'appliquerait tout aussi bien à ton diptyque Par exemple, les Philippines.
Je dois admettre que cette ignorance et/ou perte de mémoire s'applique même aux gens comme moi qui vénèrent ton travail : voici quelques mois, tu m'as envoyé une copie de ton court métrage de 1990 significativement intitulé What Nobody Saw (Ce que personne n’a vu), que j'ai aussitôt regardé, mais je ne me souviens plus de quoi il s'agit, j'ai même réussi à égarer ce DVD. C'est une erreur embarrassante mais révélatrice. Pourrais-tu me rappeler le sujet de ce film et le commenter pour nos lecteurs ? Après tout, un titre alternatif pour Her Socialist Smile pourrait être What Nobody Heard (Ce que personne n’a entendu) ou What Nobody Knew (Ce que personne n’a su), et je crois bien qu'une dimension intrinsèque à la logique capitaliste se résume à pas vu, pas pris 3.
J. G. : What Nobody Saw est un court métrage de quinze minutes coréalisé avec mon amie la poétesse Fanny Howe. Il s'agit de notre deuxième collaboration, artisanale et tournée en Super 8. Le synopsis de Fanny se présente ainsi : “Trois figures – homme, femme, enfant – errent dans l'enceinte d'un hôpital psychiatrique d'État, une sorte d'enfer sur terre, à la recherche l'un de l'autre ou d'un témoin suprême de leur solitude. Un poème visuel en voix off.” Les voix off sont celles de Fanny et des poètes Robert Creeley et Peter Gizzi ; il existe aussi une version alternative du film montée par Fanny en 2015 avec mon accord, qui utilise seulement la lecture de Creeley. C'est une œuvre très ouverte et difficile à caractériser : je dirais qu'elle touche au thème de nos obligations envers tout ce qui est autre que nous-mêmes. Fanny Howe a mis en ligne What Nobody Saw sur son site Vimeo (https://vimeo.com/16146779), tu n'as donc pas besoin de continuer à chercher le DVD perdu. J'ai également mis en ligne moi-même Vapor Trail (Clark) sur Vimeo (https://vimeo.com/631344419) étant donné la difficulté pour les Philippins d'y accéder autrement, bien qu'un Internet fiable soit un problème majeur pour les communautés concernées. Je n'ai pas encore posté Wake (Subic) - seulement sa bande-annonce [il est en ligne depuis : https://vimeo.com/129324863].
Ce que tu dis, Jonathan, de mes films en tant qu’explorations d'une histoire oubliée ou refoulée est parfaitement juste. Howard Zinn l'a souvent souligné, l'étude de l'histoire n'est jamais un acte neutre. Comme à Howard, l’étude de l’histoire m’importe fondamentalement en ce que celle-ci peut être utile aux circonstances présentes, dans sa capacité précise à simultanément provoquer et dynamiser la longue lutte pour une société plus juste et plus égalitaire.
Comment “l'ignorance volontaire” entre en jeu dans l’histoire, comment fonctionne cette propension que nous avons tous à “fermer les yeux”, non seulement sur le passé et ses pages les plus honteuses, mais aussi sur beaucoup de ce qui se déroule au quotidien autour de nous, se trouve au cœur d'un projet que j'essaie de développer depuis plusieurs années. Je le vois comme le prolongement organique d'une grande partie de mon travail de ces dernières décennies. Le titre actuel en est The Ash Heap of History (L'Histoire, tas de cendres) et il s'inspire en partie des écrits du regretté sociologue sud-africain Stanley Cohen, en particulier de son livre States of Denial (États de déni, 2005). Comment réaliser un film sur un tel sujet, je ne le sais toujours pas, mais à chaque fois que me vient l’idée d’un projet, celui-ci me semble tout à fait impossible. Et puis je me mets au travail.
Cineaste, hiver 2020.
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Nicole Brenez et relu par les auteurs, janvier 2022.
https://jonathanrosenbaum.net/
1 John Gianvito précise que le film fait aujourd’hui (janvier 2022) l’objet d’une restauration numérique, et sera distribué par Mubi et Grasshopper Films.
2 Jean-Marie Straub prononce cette phrase dans un documentaire de Manfred Blank, Die Beharrlichkeit des Blicks (La Persistance du regard, 1993). Pavese écrit : “Bellérophon ne peut faire un pas sans heurter un cadavre, une haine, une mare de sang.” (Dialoghi con Leucò, 1945-1947) [NdT]
3 Transposition proverbiale de la formule out of sight, out of mind. [NdT]