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Arrêt sur image - Overseas
Cinq femmes se tiennent dans une pièce. Derrière elles se trouve un mini-bar avec des verres rangés dans des présentoirs, un comptoir et de hauts tabourets, tandis que quelques tableaux et un grand miroir ornent les murs. À droite, une porte est ouverte sur des toilettes. Détail intrigant : sous la pendule de la pièce figure une étiquette, Wall Clock (horloge murale), tandis qu'une autre est accrochée à une étagère, Bar Area (espace bar). L'une des femmes, face à la caméra, s'adresse aux autres qui l'entourent – trois étant debout également, tandis que la quatrième, assise, compulse des documents sur un tabouret devant elle. Si toutes sont vêtues assez simplement – pantalons et tee-shirts –, quelques détails différencient néanmoins la femme qui parle, signalant l'écart qui les sépare : ongles soigneusement manucurés et vernis, chaussures à léger talon, là où les autres sont en tongs ou claquettes. Nous sommes à la quinzième minute d'Overseas et la femme martèle, grand sourire aux lèvres : “Philippins are not weaks” (Les Philippin.e.s ne sont pas faibles). Cette assertion vient clôturer une tirade où elle exhorte les présentes à ne pas pleurer, quoi qu'il arrive. “Une leçon. Si vous êtes dans la maison d'un employeur, quoi qu'il arrive, quel que soit le problème, même si vos horaires sont complètement fous, quelles que soient les difficultés, ne pleurez jamais devant l'employeur. Compris ? Ne pleurez jamais devant votre employeur. C'est un signe de faiblesse.”
Cette leçon en est bel et bien une, puisque cette séquence est celle d'un temps d'enseignement, dans un décor réaliste où les élèves vont pouvoir retrouver leurs marques. Les quatre femmes qui écoutent étudient dans un centre de formation pour les O.F.W. (Overseas Filipino Workers - Travailleurs philippins d’outremer). Soit des candidates au départ à l'étranger, pour travailler dans le domaine du care (aide-ménagère, nounou, etc.). La formation suivie au sein de l'un des 376 centres que compte actuellement le pays leur permettra d'obtenir un Certificat national de travail domestique. Soit le sésame pour décrocher un visa et un travail, via les 3500 agences de recrutement du pays, et partir “vers des pays avec lesquels le gouvernement philippin a signé des accords bilatéraux afin de faciliter leur engagement, à savoir l'Arabie saoudite, le Bahreïn, le Qatar, le Koweït, Oman, les Émirats arabes unis, Hong Kong, la Malaisie, Singapour, Chypre, Israël, l'Italie, le Canada.” 1
Chaque année, c'est officiellement plus de 180 000 Philippines (le pays comptant plus de 2,3 millions de travailleurs expatriés) dont l'âge n'excède pas quarante ans pour la plupart qui partent comme travailleuses domestiques, via ce dispositif d'émigration largement soutenu par l’État. “Dans ce pays économiquement exsangue, la politique d’exportation de main-d’œuvre a été formellement lancée en 1974 sous le règne de Ferdinand Marcos (1965-1986), qui vit dans l’essor des pays du Golfe, après le premier choc pétrolier de 1973, l’occasion d’y envoyer des ouvriers philippins ‘de façon temporaire’. En 1974, trente-cinq mille d’entre eux étaient embauchés à l’étranger. Trente-cinq ans plus tard, ce flux s’est transformé en un mouvement à forte dominante féminine.” 2 Ces travailleurs expatriés constituent une belle manne financière pour le pays, leurs transferts d'argent alimentant une part conséquente du produit intérieur brut (12% du PIB en 2010, selon la même source).
Choisissant de s'intéresser à ce que les chercheurs qualifient d'industrie de la migration, la réalisatrice franco-coréenne Sung-A Yoon a visité une vingtaine de centres de formation. Situé à Iloílo sur l'île de Panay, au cœur de l'archipel philippin, le centre choisi a pour particularité que ses formatrices sont elles-mêmes d'anciennes OFW. Une spécificité qui joue certainement sur la franchise du discours tenu. Comme le détaille Sung-A Yoon : “A la fois, elles exposaient clairement aux élèves les conditions de travail ardues ou les risques encourus, et dans le même temps, je sentais une forme de bienveillance de leur part envers les candidates au départ.” 3
Overseas se déroule ainsi dans le huis clos que constitue le centre. En immersion comme l'est la formation (toutes logeant sur place et leur téléphone portable étant confisqué à leur arrivée), le documentaire rend compte du parcours d'apprentissage dans un montage chronologique (mise à part la toute première scène), débutant par la visite des lieux et se clôturant sur le départ. Ainsi, nous ne verrons que le paysage qu'elles-mêmes voient : les bâtiments du centre et la route qui le borde, bien souvent inondée. Cette plongée au plus près de leur quotidien, si elle est liée au dispositif de réalisation – la cinéaste et son équipe ayant également dormi sur place –, participe de la tonalité intime du film. Dans ce cinéma direct quasiment sans musiques additionnelles, les protagonistes semblent toutes oublier la présence de la caméra et se livrent sans fard, lors des temps formels comme informels.
Si le milieu clos ainsi que le contenu de l'enseignement favorisent évidemment les confidences, le profil des femmes accentue la richesse des échanges. En effet, le centre accueille autant de firstimers (celles partant pour la première fois) que des ex-abroad (celles qui ont déjà travaillé outremer). Outre des cours enseignant le service à table, le ménage, le nursing, le soin des enfants, les nombreux jeux de rôles puisent dans des expériences réelles vécues par certaines stagiaires. Ces moments deviennent des outils pour se préparer à affronter leur future condition. De tous ces temps émergent une parole et une réflexion partagée, nourries par une sororité et une solidarité sans failles. L'on y échafaude ensemble des stratégies de protection, comme les voies de recours possibles.
Car ce que nous donne à entendre Overseas est la violence extrême entourant ces métiers. Attouchements, viols, harcèlements, violences physiques sont le lot de nombre d'OFW. Face à la litanie des maltraitances, les enseignantes tendent d'apporter des solutions : Si ton employeur te laisse mourir de faim, tu dois prévenir ton agence. Puis, tu appelles l'ambassade.” Mais ces voies demeurent bien ténues, et l'évocation des suicides touchant les OFW ou d'une femme retrouvée morte dans le congélateur de ses employeurs au Koweït signale des situations extrêmes.
Le centre de formation se révèle ainsi progressivement un lieu ambigu. L'enseignement prodigué, s'il a le mérite de la franchise, s'accommode des travers de ces dispositifs et du peu de cas fait du droit du travail. Comme le martèle encore l'une des formatrices : “Il n'y a pas de vie facile à l'étranger. À vous les novices, je dis ceci : tant que vous le supportez et qu'ils ne vous blessent pas, tant qu'ils vous nourrissent bien et que vous dormez suffisamment, allez au bout de votre contrat.” Plutôt que de lutter pour plus de protection pour les OFW, la formation mise sur le seuil de tolérance à la servilité, l’adaptation et la capacité à honorer le contrat. Les tests psychologiques imposés à toutes les prétendantes au départ évaluent la persévérance, l'obéissance, comme l'endurance face à la dureté du travail. Quant aux candidates au départ, si elles sont conscientes des risques, chacune semble animée de la volonté d'y arriver et de l'espoir que, pour elle, tout se passera bien. D'ailleurs, d'elles, nous ne savons rien, ou presque. Overseas nous immerge dans leur présent, leurs espoirs, leurs projets une fois le contrat effectué – ainsi de cette femme rêvant d'ouvrir un restaurant. Mais leur origine, leur famille, leur âge nous demeurent inconnus. Nous sommes avec elles dans le temps présent, celui de la préparation du voyage.
Pour autant, elles ne sont pas dupes de leur statut futur et raillent volontiers les discours politiques entourant les OFW : “Même le président Duterte l'a dit à la télévision : les OFW sont des héros. Pourquoi des héros, on travaille juste à l'étranger pour l'avenir de sa famille.” Déjà qualifiées par l'ancienne présidente des Philippines, Gloria Macapagal-Arroyo (2001-2010), de héros des temps modernes, l'expression perdure sous le mandat du président Duterte, renforcé d'un accent nationaliste. C'est cette formule de nouveaux héros qui se retrouve dans la dernière séquence. De nuit et sous la pluie, un véhicule traverse des rues inondées, emmenant les femmes vers – on le suppose – l'aéroport. Tandis que les visages muets sont saisis individuellement, une chanson (la seconde du documentaire) résonne. Il s'agit d'une musique extraite de The Flor Contemplacion Story, film de fiction de Joel Lamangan réalisé en 1995 et relatant l'histoire vraie de Flor R. Contemplacion. Condamnée à mort en 1991 à Singapour pour meurtre, l'histoire de cette employée de maison philippine mit sur le devant de la scène les conditions de travail dégradées des émigrés philippins. Si l'intervention auprès du gouvernement singapourien du président philippin Fidel Ramos ne put empêcher l'exécution, ce dernier qualifia la malheureuse d'héroïne après sa mort.
Tandis que la scène inaugurale d'Overseas – une femme pleure en nettoyant des toilettes – vaut comme prémonition de leur situation future, cette séquence finale infiniment mélancolique, avec ses paroles à la première personne – Les gens comme moi ont-ils encore un avenir ? / Ont-ils encore l'espoir du bonheur dans ce monde ? – laisse émerger, après les moments forts du collectif, le doute et les incertitudes de chacune quant à son avenir.
Caroline Châtelet, septembre 2020.
1 Coup de balai sur le développement - Regards croisés sur les migrations des travailleuses domestiques philippines, Julien Debonneville, Revue internationale des études du développement, 2019/3 (n°239), pages 117 à 131.
2 Profession, domestique, Julien Brygo, Le Monde diplomatique, septembre 2011.
https://www.monde-diplomatique.fr/2011/09/BRYGO/20917
3 Sung-A Yoon, extrait du dossier de presse d'Overseas.