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Résistance par la poésie
Il y a une rencontre entre votre propre approche artistique et intellectuelle, et celle des cinéastes que vous filmez. Qu’est-ce qui a suscité la rencontre avec ces cinéastes ? Pour vous Catherine, comment s’est faite la rencontre avec Beppe Gaudino et Isabella Sandri ?
Catherine Libert : J’aimerais tout d’abord faire le lien entre le film d’Antoine et le mien. Non seulement ce sont des portraits de cinéastes, mais nous avons tourné exactement au même moment, lui au Japon et moi à Rome. Nous nous sommes téléphoné régulièrement pour échanger nos impressions. Les Champs brûlants s’inscrit dans un projet plus vaste autour du cinéma indépendant en Italie, une série d’une quinzaine de portraits de cinéastes, intitulée Les Chemins de traverse. Je connaissais déjà Beppe Gaudino, que j’avais rencontré à Rome un peu par hasard, et j’avais vu son film Giro di Luna, qui m’avait beaucoup plu. La rencontre entre Isabella, Beppe, Stefano Canapa avec qui j’ai fait le film, et moi-même s’est faite dans une totale empathie, une reconnaissance mutuelle immédiate. Les Champs brûlants est un film en perpétuelle empathie avec ses personnages. Je ne sais pas si les cinéastes que je rencontrerai par la suite susciteront ce genre de relation…
Pourquoi avoir commencé par eux, alors que le film est présenté comme le quatrième volet des Chemins de traverse…
C.L. : La rencontre a été si fulgurante que nous n’avons pas voulu reporter le tournage. Nous tournons actuellement le premier épisode qui se situe dans le Piémont.
Dans le film vous les avez filmés séparément la plupart du temps. Pourquoi ce couple qui travaille ensemble ne s’exprime pas conjointement ? Est-ce qu’ils réalisent leurs films ensemble ?
C.L. : Uniquement les documentaires. Sinon ils fonctionnent en binôme en produisant chacun les films de l’autre. Ils ont des univers très différents. Isabella est quelqu’un du Nord et Beppe quelqu’un du Sud, ça se sent dans leur cinéma. Il était intéressant d’entrer en Italie par le biais de cette différence-là. Même dans leurs documentaires, on arrive à distinguer la part d’Isabella, qui est la part politique, militante, et celle de Beppe, plus expérimentale et poétique. Je trouvais important d’isoler leur parole, parce qu’en Italie, où le statut des femmes cinéastes est très minoritaire, Isabella n’intervient qu’aux côtés de Beppe. Il était important de les mettre sur un pied d’égalité.
Isabella Sandri semble investie par la volonté de représenter la réalité italienne au jour le jour, tandis que Beppe Gaudino aurait une approche plus métaphorique, proche de la question de la mémoire, mais qui engage aussi des questions politiques…
C.L. : Tous les deux traitent la question de la ruine. Pour Isabella, c’est la ruine contemporaine, qui reflète celle de la société, et pour Beppe, celle provoquée par le cataclysme naturel, dont l’histoire remonte jusqu’à l’Antiquité. Commencer la série avec eux me permettait d’exposer le sentiment de ruine générale que l’on éprouve face au cinéma italien mais aussi à la situation politique aujourd’hui en Italie.
Par ces Chemins de traverse, voulez-vous dresser un panorama objectif du cinéma italien ou travaillez-vous à partir d’affinités que vous avez avec certains cinéastes ? Comment se fait le choix des cinéastes ?
C.L. : C’est entièrement subjectif. Je n’ai pas envie de faire un parcours encyclopédique pour dire qui fait du cinéma aujourd’hui en Italie. C’est un parcours de plaisir où la rencontre s’inscrit comme déterminante, non seulement avec les cinéastes et avec les films mais aussi avec Enrico Ghezzi.
Nous reviendrons plus tard sur le rôle d’Enrico Ghezzi… Pour vous Antoine, qu’est-ce qui a suscité votre rencontre avec Kôhei Oguri ?
Antoine Barraud : Par rapport à la genèse de nos films, et pour reprendre ce que disait Catherine, ce qui est beau dans Les Champs brûlants et la série de films à venir, c’est la thématique de la résistance… et la résistance par la poésie. Si le choix de Beppe Gaudino et Isabella Sandri s’est fait rapidement, c’est aussi qu’à un moment, quand tout s’écroule, le cinéma, les gens, les financements, la résistance consiste simplement à voir et à faire confiance. De fait, Beppe Gaudino et Isabelle Sandri ont une compréhension profonde de ce que nous appelons la “vie-cinéma”. Cette expression toute simple nous est venue lorsque nous travaillions ensemble à la restauration des films de Pierre Clémenti. Chez Pierre Clémenti, il n’y a aucun sens à séparer la vie et les films. Du coup la phrase de François Truffaut qui cherchait à préférer soit la vie soit le cinéma se désintégrait totalement. C’est quelque chose que l’on ressent très fort entre nous et dans notre relation aux gens et aux films. Que Beppe et Isabella continuent à nous accompagner, qu’ils viennent visionner les films des cinéastes que Catherine doit rencontrer, cela a quelque chose de poétique et d’évident qui est pour nous de l’ordre de la résistance.
Pour revenir à Kôhei Oguri, la découverte de son film La Forêt oubliée [2005] a été pour moi une expérience incroyable. Chaque fois que je suis allé le voir, j’étais quasiment seul dans la salle, et il m’arrivait parfois de m’endormir tant ce film est lent et exigeant, mais il y a eu un moment où j’ai compris que le film me voulait dans cet état, que c’était un film de passage, un film rituel. Cela me rappelait le cinéma de Kenneth Anger, qui est un magicien plus qu’un cinéaste, très attaché à l’idée de rituel. La Forêt oubliée est un film initiatique qui fait passer le spectateur dans un autre état de perception. Dès que j’ai eu l’occasion de rencontrer Kôhei Oguri, je lui ai dit que je voulais venir le filmer au Japon. Il s’est d’abord montré incrédule, mais j’ai fini par y arriver !
Filmer un cinéaste, cela répond-il à un questionnement personnel sur le cinéma ?
A.B. : Cela correspond à un moment de notre vie où, après avoir réalisé un certain nombre de films qui ont été plus ou moins vus, nous avions envie de réaliser de grandes fictions. Cette envie se heurte à de nombreuses difficultés dont celle de gérer l’attente n’est pas la moindre. Prendre sa caméra, aller filmer des cinéastes, travailler dans des économies relativement faibles, c’est affirmer que le cinéma est un jaillissement et qu’attendre ne fait pas partie du jeu. Aller filmer des cinéastes, c’est sortir de chez soi, provoquer des rencontres, apprendre, admirer… c’est prolonger la “vie-cinéma”.
C.L. : Nous éprouvons le besoin d’aller à la rencontre de nos pairs. Cela permet d’engager entre nous un échange sur nos manières de faire du cinéma.
Dans Les Champs brûlants comme dans La Forêt des songes, on est face à des présences, le corps et la parole des cinéastes sont mis en valeur. Les extraits de films tiennent peu de place. Il s’agit plus d’un témoignage de vie, et de vision, que de l’étude d’une œuvre…
C.L. : Lorsque je pense à La Forêt des songes et aux Champs brûlants, j’aime bien faire la différence entre la notion de portrait et celle de rencontre. J’ai l’impression qu’il s’agit de rencontres, de quelque chose qui se vit, qui se traverse, plutôt que d’essayer de cadrer quelqu’un, de chercher à le décrire. Cela relève de l’expérience : aller chez l’autre, dormir chez lui, manger avec lui, faire un voyage ensemble… Le film naît de tout cela plutôt que de la volonté de définir un individu et d’énumérer sa filmographie. C’est une méthode commune à Antoine et à moi qui repose sur cette notion de “vie-cinéma”.
Dans les deux films, il est question de s’écarter du langage du cinéma conventionnel pour trouver de nouvelles formes d’expression. Vous avez tous les deux réalisé des films de fiction, ressentez-vous cette nécessité d’inventer de nouvelles formes ?
C.L. : Je n’ai pas l’impression qu’il s’agisse d’inventer de nouvelles formes. Je crois à la vie autonome de chaque film. Quand on écrit un scénario, la forme arrive d’elle-même. Cela peut être un film expérimental comme Un Eté (actuellement en postproduction), que j’ai tourné en Super-8, en image par image, en courant, en nageant, en filant l’image, ou l’écriture peut appeler à faire un film beaucoup plus posé. Je ne répugne à aucun genre, c’est vraiment le film lui-même qui appelle sa forme.
A.B. : Il n’y a pas de volonté de rupture. Quand Nicole Brenez a projeté à la Cinémathèque les trois films que j’ai réalisés au Japon (La Forêt des songes, Les Maisons de feu, La Montagne de la terreur), j’ai pu reconnaître dans chacun des films des moments de cinéma qui vont au-delà d’un quelconque genre, qu’il soit expérimental, narratif ou documentaire. Mais le cloisonnement des financements comme de la diffusion nous rappelle que nous sommes sur des territoires qu’il nous faut défendre. À l’exception de quelques alliés magnifiques comme Pascale Cassagnau, Nicole Brenez, Christophe Taudière, Sylvie Pras, Massimo Causo et Enrico Ghezzi, qui comprennent qu’on abatte les cloisons, et pour qui seul compte le cinéma, le système de soutien et de diffusion repose sur des cases qui ne correspondent plus à des centaines de cinéastes. Ceux-ci sont rabattus à la marge, dans des économies limites, alors qu’ils n’ont aucune envie d’être désolidarisés du cinéma. Kôhei Oguri a 65 ans, Grand Prix à Cannes il y a vingt ans, dernier film à la Quinzaine des réalisateurs ; aujourd’hui s’il veut faire un film, il doit nier trente ans de travail, parce qu’un film sans narration classique, sans célébrités à l’affiche ne trouvera pas de financements.
C.L. : On rejoint là Beppe Gaudino quand il parle de la “bouche de l’enfer”, de l’impossibilité d’avancer, de faire des choses. Cela fait trente ans qu’il veut réaliser son film Pompéi et il est toujours en train de chercher des solutions financières pour le faire.
Vos films soulèvent la question de l’indépendance des cinéastes. Catherine, pourquoi avez-vous choisi de mener votre enquête en Italie plutôt qu’en France ?
C.L. : Par rapport à la politique culturelle italienne, je remarque non sans effroi que la plupart des choix opérés sous l’impulsion de Berlusconi arrivent en France généralement deux ou trois ans plus tard. L’Italie peut être regardée comme un laboratoire du pire à venir et, par contrecoup, des nouvelles formes de résistance. On peut y observer une résistance plus avancée qu’en France, un cran plus loin, puisque les cinéastes n’ont plus rien. Les aides régionales tombent, les petits festivals disparaissent… Cela m’intéressait de voir comment sans chômage, sans aides et sans diffusion, des cinéastes peuvent encore tenir debout et poursuivre leur œuvre. Ça donne lieu soit à des films par souscription soit des micro-aides notamment par Fuori Orario, l’émission de télévision d’Enrico Ghezzi, qui reste très actif pour la survie des films. Même si notre système est différent, nous avons énormément à apprendre de l’Italie. Je n’ai pas beaucoup d’espoir quant à l’avenir culturel et cinématographique de la France dans les prochaines années…
A.B. : Il est urgent d’identifier et de prévenir les problèmes. La culpabilisation des artistes qui a commencé avec la crise des intermittents est quelque chose d’absolument terrifiant. Il faut renverser cette culpabilité et réaffirmer que les institutions existent pour identifier l’évolution du cinéma et empêcher qu’il soit soumis à la logique du marché.
Antoine, vous avez fondé la société de production House on Fire, est-ce pour répondre aux difficultés que rencontre le cinéma indépendant ?
A.B. : J’ai fondé la société avec Vincent Wang et Philippe Dijon. On a ouvert la société pour un court métrage de Tsai Ming Liang, Madame Butterfly. Bien sûr, Tsai Ming Liang aurait pu trouver un producteur, mais le projet serait devenu autre chose. Nous voulions lui laisser une entière liberté. D’autre part, aucune maison de production n’aurait été intéressée par la restauration des films de Pierre Clémenti comme lui l’entendait, c’est-à-dire une restauration en 16 mm. Nous-mêmes, durant les trois ans de travail, nous avons eu des moments de découragement, mais nous avons fini par avoir les financements et les films ont fait l’ouverture du festival de New York, ont été projetés à Cinéma du Réel et tournent dans le monde entier. Avec l’aide d’Enrico Ghezzi, du CNAP et de Simon Field (le producteur anglais d’Apichatpong Weerasethakul), nous préparons le prochain long métrage de Stephen Dwoskin. Je développe aussi un projet avec Bertrand Bonello. C’est dur, mais l’envie est encore bien plus forte que l’abattement. Pour garder du temps pour mes propres projets, je ne m’occupe que d’un seul film par an en tant que producteur.
Catherine, vous évoquiez Enrico Ghezzi qui tient un rôle central dans Les Champs brûlants. Va-t-il jouer un rôle dans la suite des Chemins de traverse ?
C.L. : N’étant pas italienne et Stefano Canapa ayant quitté l’Italie il y a dix ans, nous avions besoin d’un guide, d’un Virgile, pour entrer dans le milieu du cinéma autonome en Italie, et seul Enrico Ghezzi pouvait correspondre à cette figure ; aujourd’hui en Italie, c’est le seul à trouver des solutions de diffusion non seulement à la télévision, mais dans des festivals. Il est le seul à faire le lien entre des cinéastes qui sont complètement invisibles dans le pays.
La parole d’Enrico Ghezzi – qui ouvre, entre autres, Les Champs brûlants – est parfois déroutante. Quand il parle de l’indépendance, de la frivolité du cinéaste, d’un cinéma sans “obligation de voir”, on a l’impression qu’il ne répond pas tout à fait à ce que vous attendez de lui… Quelle est votre position par rapport à cette parole-là ?
C.L. : Ce qui me touche dans la parole d’Enrico, c’est qu’elle transcende le cinéma, on est dans la philosophie et non plus dans la critique de cinéma. Il dégage la question de l’indépendance du cinéaste du cliché du cinéaste maudit, pour toucher à une problématique plus vaste. La phrase clé pour moi c’est quand il dit “qui se passionne à juger perd tout” ; cela s’applique au cinéma comme à la vie.
A.B : La notion de “frivolité” employée par Enrico Ghezzi m’évoque La Survivance des lucioles de Georges Didi-Huberman. Etre contre quelque chose, c’est généralement être pour autre chose. Nous essayons de nous focaliser sur cet “être pour”. Plutôt que de parler de la disparition des lucioles, il faut s’attacher à leur survivance. C’est l’intention de départ des Champs brûlants, qui est liée également à la joie de réaliser nos désirs malgré les difficultés que nous rencontrons.
Le terme de “frivolité” résonne aussi avec la “résistance par la poésie” que vous évoquiez tout à l’heure. Comme si l’engagement ne se résumait pas au traitement de sujets politiques, mais s’incarnait aussi dans la recherche formelle…
C.L. : Au-delà de la question de la forme, je reviendrai à la “vie-cinéma” : la forme d’un film reflète la vie d’un cinéaste. C’est le thème que Stefano et moi abordons dans le prochain épisode des Chemins de traverse. Nous tournons actuellement dans le Piémont avec le cinéaste Tonino De Bernardi. Il a commencé à faire des films sans se rendre compte qu’il faisait du cinéma, en tournant en Super-8 avec sa famille et ses amis, et puis il a réalisé Médée Miracle [2007] avec Isabelle Huppert, tout en gardant la même légèreté. Je pense qu’il y a une résistance authentique dans les choix de vie de Tonino. Rien ne peut altérer son cinéma parce qu’il a fait du monde son cinéma.
Vos deux films suivent des partis pris formels assez importants : le 16 mm noir et blanc et la prise de son dans le champ, pour Catherine, l’ambiance sonore, le flou, le texte déroulant et les dessins dans le film d’Antoine…
C.L. : Nous construisons les films avec nos outils : Stephano et moi avons appris à développer la pellicule de manière artisanale, et la pratique du dessin amène Antoine à des choix très singuliers tant au niveau du cadre que des couleurs en vidéo ; mais il n’y a aucune volonté formelle dans la manière dont nous faisons nos films…
A.B. : Il y a une forme d’artisanat dans Les Champs brûlants qui est en adéquation avec les personnages filmés et leur façon de faire du cinéma. De mon côté, j’ai commencé à utiliser mes dessins avec le film sur Kenneth Anger, River of Anger. Il y en a beaucoup dans le film sur Shûji Terayama, La Montagne de la terreur, et ceux qui ont suivi, dont La Forêt des songes. J’ai aussi écrit les génériques à la main ; j’avais envie de faire du cinéma à la main… Moi qui viens de l’écrit, j’ai mis un temps fou à avoir des plaisirs de tournage. J’ai fait l’image de mes six ou sept derniers films et cela a été une évolution considérable dans mon parcours. Chez Catherine comme chez moi, il y a une fidélité à l’artisanat et à certains aspects de notre parcours.
Catherine, comment avez-vous rencontré Stefano Canapa qui a fait l’image des Champs brûlants et qui est devenu le co-auteur des Chemins de traverse ?
C.L. : Stefano et moi avons eu un parcours identique à travers les laboratoires artisanaux en France ; nous avons tous les deux appris à travailler la pellicule en noir et blanc et en couleurs. Notre rencontre est une remarquable coïncidence : j’avais besoin d’un collaborateur italien pour faire la route, pas forcément pour tenir une caméra, et Stefano était à un moment de sa carrière, lui qui vient du cinéma expérimental, de la performance et de l’installation, où il avait envie de retourner en Italie pour voir ce qui se passait dans le cinéma. J’ai vu ses films, qui ont été un vrai coup de cœur, et notre collaboration est apparue comme évidente. Le seul drame, c’est que nous travaillions à L’Abominable, un laboratoire de développement artisanal à Paris qui vient d’être expulsé. Nous avons perdu notre outil de travail et nous sommes très inquiets pour la suite des Chemins de traverse. Si nous développons les films dans des laboratoires traditionnels, cela n’aura plus du tout la même texture, ni le même sens économique et artisanal.
Propos recueillis par Sylvain Maestraggi, juillet 2011.