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C’est avec la vidéo que nous nous raconterons
Reconnaissons-nous les femmes,
Parlons-nous, regardons-nous.
Ensemble on nous opprime, les femmes,
Ensemble révoltons-nous.
(Hymne du Mouvement de Libération des Femmes)
Dans la foulée de mai 68 et des États généraux du cinéma, le cinéma d’intervention renaît de ses cendres, comme à chaque période d’effervescence sociale. Dès le début des années soixante-dix, une partie du cinéma dit “militant” entreprend de donner la parole à celles et ceux qui jusqu’ici en avaient été privés et de les montrer : de simples militants de base ou des acteurs sociaux non organisés. Des groupes d’ouvriers participent à la réalisation d’œuvres collectives et le cinéma militant adopte le plus souvent la forme documentaire. Le but du cinéma d’intervention est alors de filmer ce qui est, pour agir sur le développement de la réalité.
Cette révolution du cinéma a bénéficié incontestablement aux femmes. Moment fort du militantisme politique et féministe, les années 1970 représentent un moment clé pour les cinéastes françaises. Alors que des groupes de femmes se forment spontanément pour réfléchir aux moyens de lutter contre leur oppression spécifique, nombreuses sont celles qui s’attaquent à ce qui était jusque-là un bastion masculin. Si, en 1969, 3% de la production totale des films émane de femmes, la proportion s’élève dix ans plus tard à 8 ou 9%. En 1976, Viviane Forrester écrit dans Paroles... elles tournent, recueil d’articles publié par l’association Musidora qui a organisé le premier festival de films de femmes en avril 1974 : “Le regard des femmes, on ne le connaît pas. Que voit-il ? Comment découpe-t-il, invente-t-il, déchiffre-t-il le monde ? Je ne le sais pas. Je connais mon regard, le regard d’une femme, mais le monde, vu par d’autres ? Je connais celui des hommes seulement.”
C’est dans ce contexte que des réalisatrices commencent à utiliser les ressources du cinéma et, en particulier, de la vidéo pour accompagner les luttes des femmes et se mettre à leur service. De la rencontre entre féminisme et cinéma “des marges”, militant et expérimental, naît une pratique autonome qui affirme la nécessité de son indépendance à l’égard du reste du cinéma militant, largement dominé par les hommes. Les réalisatrices féministes respectent, en cela, les principes fondamentaux du mouvement de libération des femmes : non-mixité, autonomie par rapport aux partis politiques, refus de toute organisation, hiérarchie et bureaucratie, et, enfin, principe que la lutte des femmes est politique en tant que lutte contre une oppression, parce qu’elle met en cause les fondements mêmes de la société patriarcale.
une caméra à soi
“Aucune image de la télévision ne veut ni ne peut nous refléter. C’est avec la vidéo que nous nous raconterons.” Ainsi se conclut la vidéo Maso et Miso vont en bateau (1976) des Insoumuses (Carole Roussopoulos, Delphine Seyrig, Ioana Wieder et Nadja Ringart). Les réalisatrices féministes considèrent que c’est sur leur propre terrain qu’il faut porter les coups qui feront craquer “le vieux monde”. De même que seules les opprimées peuvent analyser et théoriser leur oppression, ce sont elles qui doivent créer leurs propres images et entamer une démarche politique d’autoreprésentation : prendre en charge la création de son image signifie se prendre en charge soi-même. Ce discours mène logiquement les féministes vers l’action audiovisuelle. Les mots ne suffisant plus, il leur faut mettre des images et des sons sur leur histoire. À l’instar de Virginia Woolf qui réclamait Une chambre à soi, les féministes demandent “une caméra à soi”, non seulement pour des raisons éthiques et artistiques, mais d’abord et avant tout pour des raisons pragmatiques. Les femmes de Vidéa, premier collectif vidéo composé exclusivement de femmes, créé en France en 1974, le soulignent : “Châtrée depuis toujours par la société patriarcale, façonnée par le désir de l’homme, la femme n’est qu’une image coupée de sa propre identité. C’est par la lutte, par les connaissances acquises sur elles-mêmes, que les femmes sont en train de créer leur propre histoire et leur propre culture.”
Se réapproprier son corps, cela signifie aussi élaborer des images qui échappent aux modèles véhiculés par les médias, en particulier la publicité qui reproduit les stéréotypes de l’idéologie sexiste. Les féministes reprennent l’idée d’Adrienne Rich, poétesse et essayiste, selon laquelle tout ce qui n’a pas de nom ou n’est pas décrit par des images reste indicible. Il s’agit donc de se rendre visible, la “revision” étant l’acte qui consiste à voir de nouveau, avec un regard neuf. Un acte de survie. “Les femmes retrouvent leur propre identité, et à partir de là, créent leurs propres images. Un film d’échange peut s’élaborer où chacune affirme sa spécificité, sans être contrainte d’en référer à un mode unique de valeurs et de comportement. Nous voulons projeter nos rêves, nos fantasmes, notre irrationalité, notre folie, nos mystères”, écrivent les femmes de Vidéa.
émergence des collectifs vidéo et extension des terrains de lutte
Dans les années 1970, un peu partout en France, les collectifs vidéos féministes vont se multiplier, à l’image du mouvement de libération : non institutionnalisés, fluctuants, mais fertiles et nombreux. Les Insoumuses, Les Cent Fleurs (Danielle Jaeggi et Annie Caro), Vidéa (Anne-Marie Faure, Syn Guérin, Catherine Lahourcade et Isabelle Fraisse) ou encore Airelles Vidéo (Hélène Lioult) entreprennent de filmer toutes les grandes luttes féministes : combats en faveur de l’avortement et de la contraception libre et gratuite, ou contre le viol, mobilisation du FHAR (Front homosexuel d'action révolutionnaire), grève et revendications des prostituées, manifestations contre l’Année internationale de la Femme décrétée par l’ONU, luttes anti-impérialistes menées par les femmes en Espagne, à Chypre ou ailleurs dans le monde, lutte des ouvrières des usines Lip ou Cerizay, paysannes en quête d’un statut, etc. Caméra au poing, elles contribuent largement à l’animation et à la popularisation du mouvement, mettent en valeur des actions ponctuelles (manifestations, grèves, occupations) et relayent des interrogations qui ne font pas la une des médias (sexualité, lesbianisme, maternité, éducation des enfants, travail domestique, santé, image des femmes façonnée par les médias, etc.).
Si la vidéo est le support privilégié par les femmes, c’est qu’il correspond parfaitement à l’esprit de leurs luttes : souplesse, proximité et confiance. La vidéo permet, en effet, d’appréhender de l’intérieur des actions dont la presse et la télévision ont parlé de l’extérieur ; elle intervient comme un instrument de lutte sur le terrain, à chaud, de façon spontanée. Yvonne Mignot-Lefebvre résume en ces termes les enjeux de ce nouvel outil : “Remise en cause des appareils centralisés d’information (grande presse et télévision surtout) ; droit de réponse des citoyens aux médias ; droit à l’expression de tous et, en particulier, des minorités sexuelles, ethniques, politiques ; droit, enfin, d’une majorité, les femmes, à sortir du silence et à parler librement de leur corps, de leur identité, de leur luttes.” Les femmes acquièrent la possibilité de concevoir entièrement une production, de la réaliser et de la monter elles-mêmes. Moyen d’échange, de réflexion, d’action et de création, la vidéo permet de nourrir une parole éminemment libre, en toute indépendance. Exclues en majorité de la technique et du maniement de l’argent, les femmes s’approprient un outil peu coûteux et moins sophistiqué qu’une caméra 16 ou 35 mm. Enfin, c’est un support que les hommes ne se sont pas encore réellement approprié, et tout reste à inventer.
la vidéo comme contre-pouvoir
Comme l’explique le collectif Vidéa, la vidéo n’est pas qu’un instrument dans une quête d’identité, individuelle et collective, elle est avant tout un outil de contre-pouvoir : “La vidéo est pour nous une intervention féministe. Femmes auprès d’autres femmes, nous filmons nos luttes, nos vies, nos rêves. La vidéo est pour nous un moyen de contre-information. Tout ce qui nous concerne doit être dit par nous, et non par les hommes, qui, détenant le monopole des médias, dénaturent l’information.” Et Carole Roussopoulos de préciser en 1973, dans L’Express : “La vidéo, c’est de la contre-information, l’arme communautaire qui brise enfin le monopole aseptisé de l’ORTF.” De fait, pour Carole Roussopoulos, féministe de la première heure et pionnière de la vidéo en France (elle fonde dès février 1970 le groupe Video Out avec son compagnon Paul), la vidéo est l’outil idéal pour permettre aux groupes exclus de s’exprimer, ceux dont on parle sans jamais les écouter.
La vidéo dans sa pratique féministe, comme dans toute pratique militante, sert donc à analyser et à mettre en valeur les conflits sociaux, les contradictions sociales, et doit contribuer à la transformation de l’homme et de la société. Elle doit faire en sorte que la spectatrice entre en résistance contre une des caractéristiques du cinéma : une forme de divertissement fondée sur l’évasion des rapports sociaux dont on est prisonnier, et, entre autres, les rapports sociaux de sexe. Les vidéos féministes confrontent, ainsi, les femmes à leurs conditions réelles d’existence en vue de les transformer. L’art n’est plus séparé de la politique. La vidéo est un moyen d’intervention plus rapide que le cinéma, au moment même où une situation critique est en train de se développer. Elle est un moyen de communication et d’agitation directe. Et les séances de projections, organisées en dehors des circuits commerciaux dans des réunions militantes, sont toujours suivies de débats, souvent très animés.
le personnel est politique
Les films et vidéos féministes ne présentent certes pas d’homogénéité de point de vue : des tendances différentes s’expriment, les groupes représentés sont multiples. Cependant, au-delà de leurs spécificités, ils accomplissent un geste politique commun, celui de représenter la différence entre les sexes sous la forme conflictuelle d’un “différend”, pour reprendre la formule de Françoise Collin. La différence des sexes y est entendue comme une construction sociale et culturelle qui renvoie aux systèmes de genre, ensemble de rôles sociaux sexués hiérarchisés et organisation des représentations définissant le masculin et le féminin.
Les réalisatrices ne se contentent pas de montrer, avec une certaine fascination, que les femmes luttent ici ou là. Elles dressent des portraits de femmes qui racontent leurs expériences au sein d’une société patriarcale où, jusqu’à la constitution du mouvement féministe, elles n’avaient ni histoire ni voix propre. La plupart des documentaires sont ainsi constitués de témoignages de situations d’exploitation. Les réalisatrices ne commentent jamais les propos de l’extérieur, à travers une voix off. Ne pas couper, ne pas censurer. Rien ne doit entraver ou altérer la parole : “Je me vois, tu me vois, j’efface, j’enregistre. Je m’appartiens, l’image m’appartient, la technique est au service de moi : sujet du film.”
Mais les films et vidéos féministes ne sont pas seulement l’expression d’une parole, ils sont aussi l’expression d’un vécu. Le caractère biographique, la simplicité et la confiance qui s’établissent entre filmantes et filmées, apparaissent, d’ailleurs, comme leurs principales caractéristiques. Ces rapports de sociabilité s’envisagent dans un hiatus entre le personnel et le social, le privé et le public. Les documentaires décrivent et encouragent, par conséquent, des conversations politisées, dans la mesure où “la décision prise lucidement de raconter son histoire en tant que femme transforme la conversation, ce moyen ancien de résistance dans la culture des femmes, en une force sociale de libération” (Julia Lesage, codirectrice de la revue Jump Cut dans les années 1970).
Ainsi, les films et vidéos féministes reprennent les structures et le fonctionnement des groupes de prise de conscience, dont le propre est d’ériger en pratique politique la mise en commun de l’expérience personnelle. Ils politisent donc le domaine privé et permettent aux femmes de se rencontrer pour partager leurs expériences, leurs sentiments, leurs problèmes personnels. Pendant le tournage, puis lors des projections-débats, ils font découvrir que ce qu’elles croyaient individuel est en fait commun, qu’aux problèmes il y a des causes sociales, qui appellent des solutions politiques.
Pour les réalisatrices, il est donc essentiel de partir de soi-même, d’être le premier sujet d’expérimentation. Et quand elles filment des travailleuses, par exemple, elles mettent en action le principe politique de sororité. Il en ressort une image totalement inhabituelle des femmes : aussi déterminées, aussi lucides que les militants hommes, capables de résister aux intimidations. En écho aux slogans lancés dans les manifestations, “Oui papa ! Oui chéri ! Oui patron ! Y en a marre !”, l’émancipation ici est double : à l’égard du patron et à l’égard du mari.
pour un cinéma non sexiste
Si le cinéma dit militant, rebaptisé en 1977 “cinéma d’intervention politique et sociale”, a longtemps été dominé par les hommes, se présentant pour l’essentiel comme une interminable apologie de la virilité et des valeurs qui lui sont liées, les années soixante-dix marquent donc une rupture irréversible. . Elles sont décisives, car dans une très large mesure, le cinéma ne reflète pas seulement des attitudes sociales, mais il contribue grandement à les renforcer. L’émergence du féminisme a bouleversé la représentation des femmes à l’écran : face au déferlement d’images mixtes où se succèdent, tout naturellement, femmes humiliées, frappées ou chosifiées, les réalisatrices transforment les femmes, d’objets passifs du regard masculin en sujets actifs de leur devenir social. Elles répondent ainsi à l’appel lancé par des femmes dans le Manifeste pour un cinéma non sexiste, rédigé en 1977 à Utrecht, en marge de la Rencontre des cinémas progressistes européens : “Sont antisexistes les films qui ne reconduisent pas la répartition traditionnelle des rôles masculins et féminins sans la condamner explicitement ou implicitement, ou les films qui mettent en scène les luttes pour changer l’actuelle situation des choses.
Hélène Fleckinger, août 2005.