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Arrêt sur image - Sea Tomorrow
Un petit vieillard sec tente d’amadouer le moteur d’une pompe à eau. Il porte un calot kazakh brodé, une blouse et de larges pantalons maculés de terre et de graisse. Accroupi devant la mécanique, il serre des boulons puis tire sur le câble de démarrage. Rien. Il invective la machine récalcitrante comme un bourricot, tire encore. Rien. Il s’irrite, menace puis s’avise que la bête a sans doute soif. De retour avec un bidon de gasoil, il l’abreuve. Quelques hoquets. Il tire à nouveau sur le câble. Le moteur lâche des rots. Après encore deux tentatives, il pétarade comme une motocyclette. Le vieux Kazakh a le triomphe modeste, d’autres épreuves l’attendent. A l’adversité, il ne peut opposer que son labeur obstiné, son optimisme buté.
La caméra s’arrête sur le paysage accidenté de ses mains noueuses, bosselées, calleuses, tavelées. Leur largeur paraît démesurée, comme si toute la force d’âme de ce frêle octogénaire s’était concentrée en elles.
Cette pompe crachotante avec laquelle le vieux Kazakh fait son entrée dans le film est sa seule arme. Grâce à elle, il a fait de ce coin de désert salé jadis recouvert par la mer d’Aral, un potager. La première année, ses melons étaient insipides, dit-il. Il a amélioré ses méthodes et vend aujourd’hui au marché des melons succulents. Aucun de ses quatre fils ne partage ses efforts, partant ni ses joies, ni ses peines.
Inlassable, increvable, il ne s’accorde de répit que pour déplier son petit tapis de prière et s’incliner devant la grandeur d’Allah. Ses mains sont aussi celles d’un homme pieux qui cinq fois par jour les tourne vers son Dieu. Elles ont une longue histoire, on s’en doute. Enfant, il a connu la famine du temps de la collectivisation, des brutales réquisitions destinées à approvisionner les ouvriers des villes. Il a appris à tirer sa subsistance de la moindre racine. Il a connu la guerre, celle qu’on appelle encore la Grande Guerre patriotique. Au nom de la patrie, il a fallu une fois de plus crever de faim. Mais à ses yeux, le plus grand malheur de sa vie est l’effondrement de l’Union soviétique qu’il associe comme beaucoup de ses compatriotes à l’injustice, la lutte de tous contre tous, la destruction de tout ce qui avait été bâti au prix d’immenses sacrifices, la précarité à durée indéterminée. Dans sa jeunesse, il a appris à révérer Staline ; en dépit de tout, il lui garde sa fidélité.
On attendrait un autre discours de la part d’un Kazakh musulman pratiquant. L’homme est ainsi, comme ses mains où de profonds sillons s’entrecroisent. Sans doute regrette-t-il les temps de stabilité et d’optimisme. Avenir rimait alors avec progrès.
Ses mains rugueuses deviennent d’une étonnante tendresse lorsqu’il enfouit dans le sable de jeunes pousses. Il ne verra pas grandir ses arbres mais lèguera à la postérité le meilleur de lui-même. Ce jardin est à la fois son chef d’œuvre et son testament.
Anne Brunswic, février 2019.