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Le compagnon secret
Thomas Bauer est un cinéaste discret, mais têtu. C’est-à-dire ? Discret, parce que de toute évidence il se tient à l’écart des formules éculées, ne s’enveloppe ni de grands récits, ni ne se pique frileusement d’anecdotes juteuses ; parce qu’il cherche avant tout les recoins, les escarpements, débusque les murmures, s’attache à des reliefs timides qu’il prend soin de décrire en aplats délavés de toute passion frauduleuse. Têtu, parce qu’il dessine depuis quelques films très méticuleux le chemin d’une obsession qu’on pourrait ramasser ainsi : dans quel espace, très concrètement entendu, la parole circule-t-elle ? On comprendra du coup que, dans un tel projet, discrétion et entêtement ne fassent qu’un. Car il lui faut dresser, furtif, animal en alerte, chasseur aux aguets, l’oreille, autant qu’édifier sûrement le regard ; car il lui faut en même temps assurer la solidité des murs, la tenue arrogante du décor, le coupant des cadres, que la possibilité de les trouer, de forcer l’entame de leur porosité. Rivette n’est pas loin. Ni sa hantise du complot et son insistance du secret, ni même leur étrange déplacement dans le “retour” au théâtre, comme si l’invention de l’acteur restait cet ancien scandale jamais élucidé – c’est-à-dire, comme l’ont redouté autant Platon que Rousseau : menaçant. Trouble du dédoublement, mystère de ne pas s’appartenir, houdinisme ahurissant d’une évasion sur place.
Lorsque, après quelques courts, Hear Mud in your Eye (2002) et René O. (2005) jouaient du régime, passablement contorsionné, de la confession autobiographique des protagonistes, Capitaine, par exemple s’aventure sur une autre piste. Il s’agit cette fois d’une adaptation d’une nouvelle tardive de Joseph Conrad de 1909, Le Compagnon secret (The Secret Sharer). L’écrivain, qui insiste néanmoins dans sa correspondance à ne rapporter qu’une “histoire vraie”, y relate la rencontre d’un capitaine avec un marin, Leggatt, venu rejoindre à la nage son bateau pour échapper au châtiment d’un meurtre commis quelques semaines plus tôt sur un autre navire, et confessé aussitôt qu’embarqué. Contre toute attente, et sans tergiverser, le capitaine cache à tous ce fautif, se risque à le protéger dans sa propre cabine jusqu’à provoquer des situations typiques du vaudeville le plus rudimentaire, et se trouve très vite contraint d’entretenir des rapports de promiscuité avec ce Leggatt qu’il baptise lui-même son “double” avant que celui-ci ne le quitte définitivement. C’est sans doute, parions-le, autant la vélocité souveraine du récit que son mode laconique, quasi abstrait, tant les nombreuses notations matérielles confirment une situation aberrante, voire comique, qui auront séduit Thomas Bauer. Les pourtours du bateau délimitent dans la nouvelle de Conrad un huis clos propice à de maigres dialogues qui ne concurrencent qu’à peine l’essentiel : le soliloque calmement halluciné du Capitaine narrateur, guide aussi inquiet de son rôle en général que de cette occasion scabreuse. Raison pour laquelle, sans doute (laissons la blague du budget de côté), de mer, le film aura échoué sur terre.
le bateau échafaudage
Importaient moins ici l’horizon d’une épopée maritime et ses attendus narratifs traditionnels (tempête, mutinerie, etc., sourdement présentes pourtant dans le texte comme des possibles relégués pour d’autres développements) que la production d’un espace cellulaire, monument carcéral ouvert au vent, semi habitation (magnifiquement) fragilisée d’avoir un soubassement équivoque. Que se dresse-t-il alors, au sol, en guise de navire, de bâtiment ? Souvenir de sculpture, mémorial en panne, échafaudage, décor en construction, mini villa en sursis, baraque déraisonnable (dont l’austérité contraste toutefois avec cette cabane entr’aperçue faite de tôles arlequin polychrome), maison blanche du cinéma ? Comment désigner ce très bel assemblage ? Disons : un tréteau d’extérieur. Non pas une scène champêtre, un cirque ambulant, l’enceinte ouverte de la gesticulation, comme, on s’en souvient (La Ricotta par exemple, ou Kaspar Hauser), le cinéma l’aura maintes fois joué, toujours de manière poignante, car soudain livré à sa propre vulgarité, à sa propre vulnérabilité. Mais il s’agit là, moins dramatiquement en un sens, et plus secrètement encore, de l’exposition même du théâtre à sa nudité loquace, à son inconvenance bavarde. Exposition du théâtre ? De son cœur : sans destinataire manifeste, sa parole exhibée. Jusque dans son ressassement (combien de phrases, ici, répétées, essayées, courbées, décomposées), jusque dans son évanouissement dans le chuchotement, jusqu’à l’à peine audible.
Outre que cette parole en pointillé recroise un motif crucial du livre (converser à voix basse, escamoter le dialogue dans le creux de l’écoute, contrefaire celui qui fait la sourde oreille – parce que, peut-être, personne n’est, en réalité, vraiment là pour contredire ; parce que, peut-être, Leggatt n’est qu’une hallucination, et Le Compagnon secret le récit de la schizophrénie du commandement et de son fondement sur un crime tu : legs ou loi exemplaire du dit Leggatt), parler bas, secouer des ramures ou frapper des troncs, invoquer le silence des esprits, occupe la plus large part de la bande son. Une scène de fin dans la voiture ne superpose-t-elle pas au blanc des coupes sonores des surimpressions polyphoniques ? La voix qui balbutie et celle qui n’est même plus enregistrée s’échangent, ce sont les mêmes : compagnons secrets, compagnons dans le secret (que celui-ci soit le meurtre, la nudité, la cache, l’attraction réprouvée, etc.).
A l’exception de rares très beaux plans d’ensemble, le film ne cesse de protéger cet espace d’exhibition obscène en le débitant en portions, en resserrant les cadres, en multipliant les recadrages par-dessus les coudes de l’architecture de cette maison-bateau ou des dénivelés du paysage. Capitaine, par exemple ne cherche pas à installer puis à faire proliférer une “situation”, ou si elle survient, malgré tout, c’est pour se soustraire, grotesque, disqualifiée (comique à froid, par exemple, de cette main molle qui lentement s’avance depuis l’entrebâillement de la porte pour chasser le steward ; ou encore de cette course-poursuite autour de l’arbre entre le capitaine nu et son second habillé). Le film guette plutôt des moments, des articulations, des transitions “secrètes” qui dissolvent les enchaînements et paralysent la progression. C’est de sur-place en sur-place que le film avance, par sursauts donc, privilégiant, par exemple, le passage indéfinissable entre le capitaine et Leggatt, la frontière invisible entre l’acteur et son personnage (qu’annonce comme un programme majeur du film la première séquence dans la loge de maquillage), entre la maison et le paysage, entre la forêt et la mine, entre un segment de phrase et un autre.
le désarroi de l’acteur
C’est sans doute ainsi que l’on peut comprendre le choix de cette économie déroutante où Thomas Bauer a fait du capitaine et de son double criminel protégé une seule et même figure. Renvoyés au rayon des invendables les fastidieux champ/contre-champ, fini l’artifice d’une distribution paritaire des paroles, le Capitaine-Leggatt, l’Acteur (Jean-Charles Dumay, ou la fatigue d’avant la fatigue comme élégance ultime), porte l’ensemble, errances comprises. Errements hagards du double personnage, désarroi de l’acteur à la recherche de son texte, de ses postures, d’une cachette à l’intérieur de son rôle, du récit. Car ce à quoi l’acteur se confronte, ce n’est plus la scénographie théâtrale destinée à déplier une action, énumérer ses dialogues, distribuer ses protagonistes, mais il (sa diction autant que tout son corps) achoppe sur un texte qui est lui-même retenu, retardé au milieu des petites annonces, perdu en mer : tenu secret.
Voilà du même coup l’idée même d’adaptation bien gauchie. Thomas Bauer ne déplace pas la nouvelle de Conrad dans le champ cinématographique, il ne traduit pas d’une langue vers l’autre. Transitant du livre au film, c’est le texte initial qui s’est égaré, qui a été “éliminé”, assommé comme la victime de Leggatt, et dont ne restent que des bribes, des souvenirs, telle cette boîte blanche de chantier, ou la mine abandonnée dont parle le personnage incarné par Jean-Christophe Bouvet.
Ce qui subsiste alors dans cette étrange opération, c’est la pure réserve d’une puissance, ou plutôt, d’une puissance dédoublée, d’une puissance qui a pouvoir, justement, de toujours se diviser. C’est la métamorphose d’une voix en paysage ; c’est le transformisme d’un acteur en passe de basculer dans son rôle d’Acteur, de double ; c’est le cinéma qui enregistre la lointaine onde de choc d’un texte plutôt que de mimer son appropriation. Film en suspens, film de grâce, donc, où l’exemplarité se refuse à quitter son caractère singulier, se refuse à prendre le commandement des événements, où elle laisse un capitaine dériver autour de son navire, qui tient au vent sans lui.
Jean-Pierre Rehm, décembre 2009.