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Une fable
Le moyen métrage de François Nouguiès intitulé Jean-Pascal pour la France met en œuvre une expérience originale et ingénieuse. Les premières images du film montrent le parking de la gare TGV de Vendôme, puis un bandeau de texte explique au spectateur que Jean-Pascal, travaillant dans le quartier d’affaires de La Défense, a choisi de s’installer près de Vendôme et effectue ainsi quotidiennement le trajet entre son lieu de vie et son lieu de travail. La scène suivante précise la situation dudit Jean-Pascal. Sans le connaître, cinq personnes échangent des réflexions sur sa démarche : pourquoi a-t-il entrepris de fonder une communauté d’habitation et de vivre dans un espace singulier, alors qu’il mène une vie professionnelle parfaitement intégrée aux exigences de la société libérale actuelle ? Dans le même temps, ces personnes, d’âge et de sexe variés, évoquent leurs propres liens avec une communauté. Enfin, en envisageant les questions qu’elles adresseront à Jean-Pascal, elles annoncent au spectateur le troisième et dernier temps du film, le plus long, lorsque ce dernier rencontre individuellement ses interlocuteurs et échange avec eux ses réflexions sur les différentes possibilités offertes par leurs tentatives communautaires. L’apparition de Jean-Pascal réserve, toutefois, une surprise, puisqu’il n’est autre que l’acteur Jacques Bonnaffé, d’ailleurs reconnu par au moins l’un des cinq intervenants. Le film dévoile ainsi le principe de son fonctionnement, qui consiste à mettre en présence un personnage, l’être fictif Jean-Pascal 1, et un petit nombre de personnes, appelées à exprimer leurs réactions devant une situation imaginaire, une fable.
Par ce procédé, François Nouguiès rencontre une problématique qui a traversé le cinéma des années 2000 : le statut du documentaire, et, au-delà, le statut du réel dans le cinéma. Le développement des genres non fictifs, l’utilisation d’acteurs non professionnels, la définition juridique et esthétique de nombreux films liés au documentaire (à la qualité variable, de Michael Moore à Raymond Depardon) et les multiples scénarisations du réel (aussi bien en politique, avec le storytelling, qu’à la télévision, avec les fameux reality shows) ont largement préoccupé la critique. Si Jean-Pascal pour la France se distingue de cette abondante production, c’est qu’il ne cherche nullement à dissimuler son impureté : le réel (les intervenants s’entretenant avec Jean-Pascal) et le fictif (Jean-Pascal alias Jacques Bonnaffé) sont franchement mis en présence dans un mélange, qui tient à la fois du scénario (puisque ce télescopage entre fiction et non fiction est bien programmé) et de l’improvisation (puisque les interlocuteurs de Jean-Pascal sont des acteurs de bonne foi et ne récitent aucun texte). Il y a là une forme d’expérience, au sens scientifique du terme, dont le film donne à voir le déroulement plus que le résultat : que se passe-t-il lorsqu’un individu se trouve confronté à une idée de l’imagination ? 2 Qu’est-ce que ce dialogue nous dit de l’animal social qu’est l’humain ?
à chacun sa communauté
L’expérience porte, en premier lieu, sur les espaces, réels et virtuels, tels que les groupes humains se les approprient. Le premier plan du film, montrant le parking de la gare de Vendôme, suggère d’abord l’échange entre deux lieux, les bureaux de La Défense et une communauté que Jean-Pascal aurait fondée pour y vivre dans un milieu plus conforme à ses aspirations. C’est sur cette idée de communauté que s’effectue l’enchaînement avec la scène suivante, réunissant les futurs interlocuteurs du protagoniste, qui expriment leur point de vue et leurs interrogations sur Jean-Pascal. Or, leur conversation fait rapidement apparaître ce qui, dans son choix, pose question : la motivation de sa démarche. Il s’agit, plus particulièrement, de déterminer quelle relation la communauté de Jean-Pascal entretient avec l’organisation dominante de l’espace collectif. En s’éloignant d’un centre de travail symbolique du capitalisme financier et en constituant un groupe avec ses propres règles, il effectue, de fait, un geste de distanciation par rapport au reste de la société. Mais, comme se le demande l’un des intervenants, y a-t-il là de l’idéalisme ou du pragmatisme ? Tandis que Enos y voit une forme d’utopie intégrant les possibles de la société contemporaine, un autre exprime surtout le soupçon que Jean-Pascal n’ait cherché à défendre ses intérêts en valorisant un terrain acheté bon marché.
Même si les interprétations divergent et que la communauté évoquée n’existe pas en réalité, l’hypothèse créée par François Nouguiès ouvre un champ de possibles : l’espace n’est pas soumis à une exploitation unique et peut être l’objet de pratiques subjectives. En envisageant différemment le projet de Jean-Pascal, les intervenants révèlent la liberté laissée aux sujets, en groupe ou individuellement, de conférer aux lieux diverses significations. Nulle instance de pouvoir ne pourra ainsi décider, à jamais, d’assigner à un espace une fonction univoque. Dans le même temps, les désaccords qui se font jour dans cette conversation trahissent la difficulté qu’il y a, justement, à former une communauté : ce qui est commun ne va pas de soi.
Ce constat est renforcé par la suite de la scène. Chacune des figures impliquées dans le scénario y expose les conditions dans lesquelles elle s’est trouvée liée à une communauté. Il y a Jean-Pascal, d’abord, dont la première apparition est adressée au public. Le statut de Jacques Bonnaffé, acteur connu sans être une star, rend la réaction du spectateur imprévisible : les uns le reconnaîtront ; les autres non. De même ses propos entretiennent-ils le flou autour du projet de son personnage, dont il assigne l’origine à un mal-être dans son mode de vie antérieur : en fondant ce quartier où vivre ensemble plutôt qu’à côté les uns des autres, il n’aurait d’abord cherché que la commodité. La diversité des expériences relatées ensuite par les autres personnages va également dans le sens d’une pratique fortement subjective de toute communauté : il n’y a pas de théorie générale possible du collectif. D’une tentative menée spontanément dans les années 1970 aux formes virtuelles de communautés, comme le célèbre Facebook, les exemples passés en revue reflètent à la fois la permanence de cette impulsion humaine et la diversité de ses réalisations. Hugues Peyret et Eric Camus, deux intervenants, expriment, en outre, la méfiance que les regroupements peuvent susciter : le second dit son attachement à son individualité et sa crainte d’“être noyé”, tandis que le premier développe un discours plus ou moins anarchiste sur l’entreprise, vue comme le lieu où nous vivons ensemble au risque de nous dessaisir de notre liberté.
Les propos échangés renvoient ainsi à une définition toujours plastique de la communauté. Projection des espoirs comme des craintes, l’engagement dans le collectif se fait le miroir réfractant de la subjectivité. Il révèle l’impossibilité d’un contrôle général des espaces (tant concrets que symboliques) et la constitution inéluctable de rapports personnels aux lieux pratiqués. C’est pourquoi la réunion des quelques intervenants de Jean-Pascal pour la France, tout en illustrant une variété des expériences, ne correspond aucunement à un échantillon ou encore, pour reprendre un terme significativement à la mode, à un panel. Il n’y a pas, dans ce film, de démarche statistique, pour la bonne et simple raison qu’il ne pourrait, de toute façon, y avoir de statistique capable de résoudre en une formule la créativité des pratiques humaines.
Sous son angle politique, le dialogue orchestré par François Nouguiès se situe plutôt dans la lignée des travaux poético-géographiques de Michel de Certeau, par exemple dans L’Invention du quotidien : “[Les pratiques quotidiennes] ne forment pas des poches dans la société économique. Rien à voir avec ces marginalités qu’intègre bientôt l’organisation technique pour en faire des signifiants et des objets d’échange. Par elles, au contraire, une différence incodable s’insinue dans la relation heureuse que le système voudrait avoir avec les opérations dont il prétend assurer la gestion... [L]es espaces sociaux, stratifiés, sont irréductibles à leur surface contrôlable et constructible... Illisibilités d’épaisseurs dans le même lieu, de ruses dans l’agir et d’accidents de l’histoire.” 3
le besoin d’être instable pour trouver les choses
Or, la part politique de Jean-Pascal... est d’autant plus liée à une construction poétique que la communauté de Jean-Pascal n’existe pas. C’est dans la dernière partie du film que la fiction travaille et réagit le plus évidemment avec le réel des intervenants. Certains d’entre eux reconnaissent l’acteur Jacques Bonnaffé : c’est le cas, notamment, de Hugues, qui, à l’issue de son échange avec lui, exprime son amertume sceptique, estimant que “c’est tout pipeau” et qu’il a perdu son temps à parler “à un bouffon”. Ce point de vue radical suggère aussi une possible réaction du spectateur : Jean-Pascal pour la France, un pipeau intégral ? La réponse est bien sûr un peu plus compliquée...
S’il y a une vérité dans la fiction, elle doit, en premier lieu, être recherchée dans les descriptions que le personnage donne de son groupe communautaire. Le prétexte invoqué pour justifier les rencontres filmées est fourni par une prétendue crise traversée par le groupe. Jean-Pascal explique à Eric que les relations entre les fondateurs se sont dégradées, en particulier en raison d’affaires sentimentales. Cette situation manifeste l’instabilité de toute entreprise collective, dans laquelle l’intime ne manque pas de faire irruption, et peut, dès lors, mettre en péril les principes établis. Mais surtout, elle permet à Jean-Pascal d’énoncer la nécessité impérieuse du mouvement, du changement. Le groupe ne peut se perpétuer dans l’indéfinie répétition de lui-même. S’il fait appel à des regards extérieurs, c’est parce qu’il ressent le besoin de “trublions” qui contribueront à la réinvention de la communauté. De la même façon, recevant Enos dans un décor particulièrement dénudé, il s’en explique en déclarant qu’il a pour habitude de poser ses affaires dans un lieu sans avoir l’intention d’y rester toujours : “On a besoin d’être instable pour trouver les choses.” Il s’agit donc moins de penser, c’est-à-dire de planifier et d’anticiper un projet, que de l’essayer, ou plutôt encore d’essayer, d’expérimenter, de tenter. La vie, un essai toujours recommencé, dit davantage que le discours théorique.
Ce discours sur la communauté ne décrit pas seulement la communauté fictive de Jean-Pascal à l’intérieur du film, mais aussi le statut de cet objet fictif dans son fonctionnement pragmatique. C’est un usage de la fiction qui se trouve par là suggéré. La confrontation avec le monde imaginaire apparaît comme une expérience qui, loin de résulter de l’application pure et simple d’un scénario préétabli, interroge, questionne, inquiète la réalité trop figée dans ses fausses certitudes. Le personnage Jean-Pascal fait donc appel aux trublions de l’extérieur pour réinventer sa fiction, et, par cette dernière, propose à ses interlocuteurs et, à travers eux, aux spectateurs, de repenser et de réinventer leurs propres expériences. La communauté du personnage ne se laisse donc pas aisément qualifier. Il n’y a pas d’histoire, à proprement parler, de cette communauté dont les contours ne sont que vaguement évoqués par Jacques Bonnaffé au fil des entretiens : ce n’est pas un récit plus ou moins romanesque. Mais, étant donné que le film fait des difficultés traversées par le groupe son point de départ, voire son moteur, il serait également bien erroné d’y voir une utopie. Au bout du compte, le terme d’hypothèse paraît ne pas mal convenir. Faire une hypothèse, c’est, en effet, faire une supposition, comme les enfants qui, dans leurs jeux, installent souvent la situation avec des formules telles que “on dirait que...”. On dirait qu’il y a un groupe communautaire, et puis on voit ce qui se passe, comment le monde extérieur réagit. Mais donner les hypothèses, en mathématiques, c’est aussi préciser les données d’un problème ; et ce groupe est bien suscité pour poser problème, et tout d’abord aux interlocuteurs de Jean-Pascal.
un cinéma-expérience
Jean-Pascal pour la France est donc un film sur la vie en commun. Soumettant à différents intervenants une hypothèse créative, il recueille, en une durée qui ne peut être qu’éphémère, l’évocation d’expériences et d’instants. Ces fragments de récits, offerts par les acteurs de bonne foi répondant à Jacques Bonnaffé, traduisent un vécu, retravaillé toutefois par les représentations, la mémoire et les phantasmes, et illustrent le tissage que font les existences du réel et de la fiction. L’imagination, l’invention et la création apparaissent alors comme l’indispensable mobile qui meut les vies humaines et procure parfois, pour un bref instant, un “état de grâce”, selon les derniers mots du film, laissés à Enos, qui, rappelant son passé au sein d’un petit groupe communautaire, évoque rêveusement “un état de grâce qui a passé”. Par cette réflexion et par le dispositif qui l’exprime, le film de François Nouguiès est aussi un film sur le cinéma. Le brouillage qu’il opère dans les frontières entre le réel et le fictif ne surprend plus guère, en nous, les postmodernes. En revanche, l’inventivité des images et des situations caractérisant Jean-Pascal... autorise un éloge peu commun de l’artefact cinématographique : le vrai ne se fait pas entendre sans le faux, et les deux participent de la même expérience d’exister. De cette expérience, le cinéma, tel, du moins, que l’entend François Nouguiès, prend sa part en la représentant, mais aussi, et surtout, en en créant sans cesse les nouvelles conditions de possibilités, par le trouble jeté sur nos regards parfois trop tranquilles sur le monde et les choses.
Entre le trouble et la grâce, l’expérience, tâtonnante, existentielle et/ou cinématographique.
Frédéric Nau, décembre 2010.
1 Le titre du film lui-même pouvait attirer l’attention : emprunté à une chanson des années 1980, il pointe vers la part fictive du film. C’est du moins l’idée que peut s’en faire, rétrospectivement, le spectateur.
2 Au fond, le dispositif imaginé par François Nouguiès n’est pas éloigné des tableaux de Magritte, qui se plaisent à ces rencontres surréalistes entre le réel et l’imaginaire. Mais, tandis que l’art pictural fige l’instant de la rencontre et que l’esthétique de Magritte joue surtout sur le choc de ces moments inattendus, le dispositif se concentre ici plutôt sur le dialogue instauré entre les personnes et le personnage. En ce sens, il suivrait plutôt la voie d’Alice au pays des merveilles. L’arrière-plan du dialogue concerne, toutefois, une matière plutôt anthropologique.
3 Michel de Certeau, L’Invention du quotidien, Paris, Gallimard, 1990 (in Indéterminées).