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Métaphore de la ruine moderne comme horizon poétique et politique de l’architecture

Métaphore de la ruine moderne comme horizon poétique et politique de l’architecture
Des constructions inachevées en Sicile, abandonnées à l’érosion du temps, des ruines berlinoises de l’après-guerre, qui disparaissent au fil de la transformation de la ville : Unfinished Italy de Benoit Felici et Retour à Berlin d’Arnaud Lambert nous entraînent dans d’étranges voyages mélancoliques.

Par définition, la ruine est un fragment d’une histoire qui a cessé d’exister. Fragment autonome, elle est un objet de fascination pour l’architecte car elle célèbre à rebours l’architecture. Elle manifeste la précarité du bâti, son effacement probable, tout en maintenant sa mémoire. Il faut convenir que la ruine hante l’histoire de l’architecture et de sa représentation depuis belle lurette. D’abord objet de savoir archéologique au XVe siècle en Europe, elle devient au XVIIIe siècle objet d’une esthétique du sublime qui théorise la grandeur de la création humaine (la verticalité du bâti) contre le travail destructeur de la nature. Il revient à Chateaubriand en 1802, dans Génie du christianisme, d’utiliser le monument et sa ruine pour spatialiser le temps et distinguer deux types de ruines : “L’une, ouvrage du temps, l’autre, ouvrage des hommes. Les premières n’ont rien de désagréable, parce que la nature travaille auprès des ans. Font-ils des décombres : elle y sème des fleurs ; entr’ouvrent-ils un tombeau, elle y place le nid d’une colombe ; sans cesse occupée à reproduire, elle environne la mort des plus douces illusions de la vie. Les secondes ruines sont plutôt des dévastations que des ruines ; elles n’offrent que l’image du néant, sans une puissance réparatrice.”

A quel registre appartiennent donc les ruines des films de Benoit Felici et d’Arnaud Lambert ?

 

le style de l’inachevé sicilien

Dans Unfinished Italy, Benoit Felici filme la monumentalité de bâtiments inachevés sur la terre dénudée de Sicile, de gigantesques constructions publiques mort-nées depuis une cinquantaine d’années sur le territoire de Giarre, au nord de Catania, à cause de la désinvolture d’une classe politique locale très en verve pour dépenser inutilement l’argent public de la collectivité. La mégalomanie et l’incurie de politiciens, architectes et entrepreneurs amis ont meurtri le sud de l’Italie. Dans des lieux où ils ne se sont intéressés ni au passé ni aux habitants, ils ont construit selon les logiques de production industrielle inhérentes aux choix politiques de transformation du sud de l’Italie de l’après-guerre.

Ces “non-lieux” (Marc Augé), ou hors-lieux inutiles, se présentent donc comme des ruines, nées ruines sans passé ni futur. Benoît Felici recense donc sur un même territoire “des hôpitaux sans patients, des garages sans sortie”, mais encore un stade de polo démesuré pour un sport inusité dans le sud de l’Italie (“Si vous demandez à un Sicilien ce qu’est le polo, il vous répondra sûrement que c’est un pullover”, se moque un habitant) ; un barrage inachevé, quelque peu surprenant sur des terres désertifiées ; une piscine olympique abandonnée à cause d’une erreur de calcul de l’architecte (49 mètres au lieu des 50 selon la norme) ; un pont au milieu de nulle part…

Au-delà de l’indignation que peut susciter ce phénomène, Benoit Felici dévoile avec humour l’intelligence des habitants qui, au fil du temps, se sont appropriés très naturellement ces monstres en béton armé afin de les réutiliser à d’autres fins que celles, fantasques, pour lesquelles ils avaient été conçus. Car ces ruines sont aussi des lieux du possible de l’architecture. Sans rien détruire, mais en ajoutant, superposant et en détournant la fonction première de l’édifice, les habitants ont tenté d’améliorer leur territoire : le pont a accueilli une maison avec un jardin, une partie du stade de polo qui était devenu un sous-bois a été réutilisée pour accueillir les entraînements des enfants de l’équipe de foot locale.

A travers ces détournements et ces réappropriations le film pose donc la question des stratégies de transformation/conversion/recyclage/requalification d’infrastructures hors échelle – grandes friches industrielles, infrastructures routières ou ferroviaires 2 – à partir des besoins socio-économiques d’un territoire particulier et local. Les ruines du modernisme, toujours singulières parce que fragmentées, devraient être perçues comme des structures flexibles, capables de s’adapter positivement aux perpétuelles évolutions de la vie sociale contemporaine. Non sans ironie, un groupe d’artistes milanais, Alterazioni Video, a imaginé de mettre en valeur un parcours touristique des ruines criminelles de Giarre à travers un immense parc archéologique, Incompiuto siciliano 3, pour mieux sensibiliser les habitants “au style architectural de l’inachevé sicilien”.

A cette occasion, des étudiants de l’école d’architecture de Naples, appelés à la rescousse, ont imaginé des projets de réutilisation visionnaires pour ces bâtiments, en mettant en scène de nouvelles fonctions, sans altérer leur aspect inachevé ni modifier leur valeur historique. Le stade se transforme alors en une scène de théâtre, le pont s’achève par des jeux de glisse, la piscine devient un étang à nénuphars, l’hôpital est colonisé par une sorte de forêt primaire accueillant des éléphants… L’imagination sans limite de ces étudiants suggère de nouveaux usages qui permettront peut-être de modifier le rapport que les habitants entretiennent avec ces ruines contestées.

 

poésie du fragment

Benoit Felici interroge aussi le pouvoir de poétisation et la fonction critique de la ruine comme lieu possible de l’architecture, à travers la valeur potentielle de ces bâtiments. Avouant sa fascination pour “le fragment, le brouillon, l’inachevé”, il rend hommage à Marc Augé qui, dans Le Temps en ruines 4 déclare : “Les œuvres inachevées ont la beauté de ce qu’elles auraient pu être. De ce qui n’est pas encore. De ce qui, un jour peut-être, aura lieu.” Le fragment est-il alors symbole de la perte d’une utopie architecturale, celle de la “mégastructure” chère aux architectes italiens œuvrant à cette époque comme l’architecte Vittorio Gregotti à Palerme et à Cefalù ? Ou bien le fragment signifie-t-il l’expérience de l’absence, celle qui se dérobe à la représentation pour devenir peut-être l’enjeu d’une nostalgie culturelle, sociale ou politique dans les années 1960 ?

D’où, sans doute, pour Benoit Felici, cette manière de filmer avec lenteur, avec une lumière égale qui confère à l’image la forme d’un simple document. La matérialité de la ruine est saisie par la frontalité du cadrage : un morceau de ciel bleu cadré par les pilastres gris de la piscine olympique, et balayé par les nuages en haut d’un escalier, nous donne à sentir la présence originaire de la ruine, son incontournable présence. Cette tendance à l’objectivité froide, documentarisée, nous rappelle parfois les travaux photographiques d’Hilla et Bernd Becher qui, dès les années 1960, ont réalisé des images tectoniques des vestiges industriels de la Ruhr sous forme de photographies en noir et blanc, exposées en série.

La ruine architecturale contemporaine vue par Benoît Felici agit donc comme une invitation à méditer sur le temps, à partir de l’engagement politique des acteurs de la construction dans le contexte de l’Italie d’après-guerre. Elle interroge notre rapport au lieu dans sa quotidienneté (ici la terre de Sicile) : la végétation qui s’empare du bâti permet au fragment de résister au temps qui passe, comme on le voit dans les champs bétonnés du barrage inachevé qui accueille le troupeau de moutons d’un berger illuminé, hurlant des prophéties bibliques. Ailleurs, la caméra glisse lentement entre les infrastructures de l’hôpital, dévoilant les herbes folles qui superposent leur grille organique à celle plus autoritaire du système poutre-poteau.

L’émotion produite par ces images rend compte de l’expérience du fragment, un entre-deux, pas encore nature, plus vraiment architecture, qui met à l’épreuve un monde étrange, défait, chaotique. Face aux tableaux représentant des ruines, Diderot insistait déjà sur leur “charme” qu’il définissait comme “douce mélancolie” 5. Plus tard, Georg Simmel témoignait de la fonction créatrice de la nature dans l’invention de la ruine : “Ce qui a dressé la construction dans un élan vers le haut, c’est la volonté humaine ; ce qui donne son aspect actuel, c’est la forme mécanique de la nature, dont l’activité rongeante et destructrice tend vers le bas. Mais, cependant, tant que l’on peut parler de ruine, et non de monceau de pierres, la nature ne permet pas que l’œuvre tombe à l’état amorphe de matière brute ; une forme nouvelle est née qui, du point de vue de la nature est absolument sensée, compréhensible, différenciée…”  L’érosion naturelle tempère la vanité humaine.

 

habitation empirique

Présenté à la Biennale d’architecture de Venise en 2012, Unfinished Italy offre donc une relecture du vernaculaire à travers la fascination pour les ruines contemporaines et leur transformation. La même année à la Biennale était présenté sous forme d’installation le travail d’analyse proposé par le groupe d’architectes Urban - Think Tank sur la Torre David. Ce gratte-ciel inachevé de 45 étages du centre de Caracas, construit dans les années 1990 pour le siège d’une banque, a été rapidement occupé

 

 

 

 

par 750 familles qui improvisent avec beaucoup d’inventivité des lieux de vie, de commerce et de restauration. Cette favela verticale est perçue par le monde de l’architecture comme le symbole de la faillite du système économique néolibéral et du self-empowerment des pauvres qui l’habitent 7.

Nous pourrions citer une foule de projets inachevés qui, aujourd’hui, servent de structures à des bidonvilles verticaux. A Beira au Mozambique, le Grande Hotel, relique luxueuse des années 1960, a été abandonné en 1965. Il est à présent occupé par 2500 personnes qui y ont introduit des pratiques locales : jardins potagers, étals de marché, terrains de football… 8

 

flâneur post-moderne

Qu’en est-il alors de la ruine provoquée par l’homme ou par une catastrophe naturelle comme le tremblement de terre de Lisbonne en 1755, les deux guerres mondiales ou bien la bombe atomique d’Hiroshima en 1945 ? Tant qu’elle n’est pas détruite, la ruine est mémoire d’une histoire humaine, une trace de ses activités matérielles, de son savoir-faire architectonique mais aussi d’une expérience de la violence que l’homme lui a infligée. Au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, la ville de Berlin devient ainsi l’espace de la ruine moderne : l’Italie antique est détrônée ! Les films de ruine (Trümmerfilme) se multiplient. Les ruines de l’Allemagne démolie (Allemagne année zéro, de Roberto Rossellini, 1948), puis de l’Allemagne unifiée (Allemagne neuf zéro, de Jean-Luc Godard, 1991) interrogent les traces d’un passé alors que l’Europe essaie de liquider l’Histoire.

Retour à Berlin d’Arnaud Lambert s’offre comme un hommage élégiaque quoique minimaliste aux nombreux essais que l’historien de la culture allemande, Jean-Michel Palmier, a consacrés aux ruines de cette ville qui le fascinait. A l’occasion de nombreuses déambulations dans les deux Berlin entre les années 1960 et les années 1990, cet auteur décédé en 1998 a fait la double expérience de la ruine puis de sa disparition. Retour à Berlin : un hommage d’abord par le titre, identique à un des ouvrages de l’auteur 9, puis par la forme qui traduit une analogie de l’expérience de la mélancolie éprouvée à la fois par l’historien et le cinéaste.

Arnaud Lambert a choisi de juxtaposer les images de la ville actuelle aux lieux emblématiques évoqués par l’historien : la gare Anhalter, les stations de métro de Hallesches Tor et Kottbusser Tor, la Potsdamer Strasse, l’Alexanderplatz, le Berliner Ensemble… Le montage est simple et efficace : il alterne de longs travellings silencieux le long des rues, des rails, des terrains vagues de Berlin en hiver, avec des plans fixes de stations de métro, de places et de rues, qui donnent à entendre la voix off de l’historien. A l’instar de l’auteur qui n’a cessé de confronter sous forme de notes les lieux de l’histoire du Berlin des années 1920-1930 avec les ruines du passé dans la ville des années 1970, le cinéaste aujourd’hui se fait flâneur post-moderne et confronte les fragments sonores et filmés de la ville palimpseste. Il essaie par-là de recréer l’atmosphère étrange de temps suspendu qui est à l’œuvre dans le travail méticuleux de Jean-Michel Palmier. Car derrière les descriptions objectives de l’historien, on discerne la fascination intime qui l’habite : “J’aime cette ville et son temps immobile, son passé et son présent. Ses blessures m’émeuvent et je n’ai jamais pu regarder ses vieux immeubles, ses ruines, autrement que comme des énigmes à déchiffrer.” La ruine illustre ses phantasmes, ses angoisses, ses sensations les plus intimes : “Mon rapport à la réalité n’est pas neutre. Il est entièrement pétri de références culturelles, artistiques, mais surtout d’images. Si certains lieux m’attirent, c’est qu’ils me semblent correspondre à mon imaginaire, comme si la réalité n’était que la projection extérieure d’une angoisse qui est en moi et qui fait que je me sens heureux là où précisément les autres se sentent mal à l’aise.”

Dans le livre de Jean-Michel Palmier, la ruine devient métaphore de la vérité historique. A travers l’adaptation sensible qu’en fait Arnaud Lambert, à Berlin en 2014, la rénovation urbaine et la disparition des ruines, conséquences de l’essor économique des années 2000, n’ont-elles pas entraîné la dislocation de ce sentiment de l’Histoire ?

 

mélancolie et révolution

Benoit Felici et Arnaud Lambert appréhendent donc l’esthétique de la ruine en tant que sentiment de mélancolie qui permet de méditer sur les relations entre l’homme et le monde par le filtre de l’histoire. La ruine architecturale rappelle à l’homme sa propre fin et l’autorise à envisager une réflexion sur le temps et l’histoire de ses actes. Dans Retour à Berlin, la voix off susurre : “Si cette ville m’a hanté, c’est parce que j’y ai retrouvé des lambeaux de ma propre sensibilité.” Les ruines de l’architecture du XXe siècle renvoient ainsi au destin éphémère de l’homme, comme le pensait déjà Adorno en 1966 : “Aucune mémoire de la transcendance n’est plus possible, si ce n’est par l’intermédiaire de la ruine.” 10

Or, il faut craindre que l’architecture de la ville générique réalisée aujourd’hui ne puisse plus produire de ruines, à cause de l’impossibilité métaphysique de se projeter dans un temps futur. Mais aussi parce que le mode de production du bâti, sous forme de produit de consommation immédiate, implique son dépérissement à peine achevé. De nos jours, la représentation d’édifices ruinés évoque aussi bien les ravages de la guerre à Beyrouth, Sarajevo, Baghdad ou Gaza que la faillite du modèle socio-économique capitaliste à Detroit. Faut-il conserver ces ruines récentes qui donnent accès de manière fragmentaire à un passé perdu mais qui permettent de se projeter dans un même temps dans le passé et le futur ? Comment seront-elle restaurées ? A quelle fin politique ? Et pour quels usages sociaux ?

Comme le rappelle l’architecte et philosophe Roberto Peregalli dans son bel ouvrage, Les Lieux et la poussière 11 : “La ruine et la dégradation ont un caractère révolutionnaire, comme le disait Pasolini, parce qu’ils font voler en éclats une situation codée, ils sont de l’autre côté, ils sont la faille qui fait douter du système. Ces lieux, qui apparaissent des profondeurs d’un monde disparu, sont des éléments perturbateurs puisqu’ils nous font voir le passé comme la mémoire de quelque chose qui fait encore partie de notre être, et dont les traces nous permettent d’imaginer un futur différent.”

La ruine rappelle le passé de l’architecture, parle de ses nombreuses transformations et anticipe en même temps son avenir. Elle défait la forme initiale de l’œuvre ou plutôt, comme le montrent Unfinished Italy et Retour à Berlin, elle constitue déjà un projet en ruine qui sollicite son achèvement par d’autres usages, d’autres fonctions. C’est à partir de la ruine que le geste architectural peut se reconstituer, en louvoyant entre respect du bâti et sa métamorphose, en adoptant l’idée de modification plutôt que celle de rupture temporelle, car le temps passé doit continuer à vivre dans le présent.

 

Annick Spay (février 2015)

 

 

1 François-René de Chateaubriand, Génie du christianisme (livre cinquième, chapitre III, Des ruines en général), Garnier-Flammarion, Paris, 1966.

2 On peut citer parmi beaucoup d’autres la High Line de New York, transformée en parc public de 2,5 km de long, par le studio Diller Scofidio + Renfro entre 2004 et 2011. Cf. le documentaire de Muffie Dunn et Tom Piper, Diller Scofidio + Renfro, Reimagining Lincoln Center and the High Line (2012, 57’).

3 www.incompiutosiciliano.org

4 Marc Augé, Le Temps en ruines, Galilée, Paris, 2003.

5 Denis Diderot, Ruines et Paysages, Salon III, (1767), Hermann, Paris, 1995.

6 Georg Simmel, Réflexions suggérées par l’aspect des ruines, La philosophie de l’aventure, L’Arche, 2002.

7 www.u-tt.com et Torre David, de Markus Kneer et Daniel Schwartz, 2013, 22’.

8 Grande Hotel, de Lotte Stoops, 2010, 70’.

9 Jean-Michel Palmier, Retour à Berlin, Payot, Paris, 1989 (réédition 1997).

10 Theodor W. Adorno, Dialectique négative, Payot et Rivages, 2003.

11 Roberto Peregalli, Les Lieux et la poussière – Sur la beauté de l’imperfection, (traduction française), Arlea, 2012.