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Pensée magique
Enfant, Nadine Naous emboîtait le pas de son père lors de ses promenades digestives… dans l’appartement. Pour la petite fille, ces allées et venues répétitives se transformaient en une route, un sentier, un paysage imaginaires. Ce souvenir, représenté par une séquence d’animation, introduit les deux principaux protagonistes de Home Sweet Home : le père, visage minéral, disert et opaque, et surtout doté d’une capacité hors du commun à avancer vent debout contre les assauts du réel. Et sa fille, revenue mettre ses pas dans les siens pour tenter de percer l’énigme de ses cheminements intérieurs.
Quelle foi, quelles visions animent un homme capable de marcher inlassablement d’une pièce à l’autre ? De lui, sa fille dit qu’il a toujours su transformer les petits riens du quotidien en histoires. Quand est venu pour elle le moment de s’affranchir du cocon familial, le bac en poche, Nadine Naous a quitté le Liban. Pour Paris, loin de son home sweet home, de son père et de la grande affaire de sa vie : La Colline libanaise, l’établissement scolaire qu’il a fondé en 1967 et qu’il dirige toujours.
Vingt ans après ce départ, sa mère lui annonce par téléphone qu’ils sont confrontés à de graves difficultés financières. Jaillit soudain une autre réalité. Son père ne peut plus lui raconter d’histoires : son école déficitaire depuis des années, il se retrouve surendetté, pris au piège de prêts toxiques et d’hypothèques consenties de force.
superwoman
Pour figurer cet exposé des motifs, Nadine Naous recourt à l’animation. Son univers graphique évoque la veine d’une Marjane Satrapi dont elle prolonge le sens de l’autodérision appliquée au récit autobiographique en se peignant tour à tour en Superwoman ou en Calamity Jane. “Mon père a toujours les solutions, même pour mes problèmes” dit-elle. Mais cette fois la confiance est fracturée.
C’est alors le retour à Beyrouth pour tenter d’y démêler, au moyen d’une caméra, les fils de cet engrenage de l’endettement de ceux de l’histoire récente du Liban, de sa situation politique et des bouleversements sociaux qui le traversent depuis la fin de la guerre civile. A son arrivée, Nadine Naous ne reconnaît plus le quartier où elle a grandi. A la place des champs qui entouraient l’école, un chaos d’immeubles à perte de vue ; la spéculation immobilière et l’urbanisme sauvage ont eu raison du paysage de l’enfance.
Nous sommes au printemps 2013. De beaux plans nocturnes montrent le père conduisant dans Beyrouth. L’autoradio annonce : “Suite à la démission du gouvernement du Hezbollah, un cabinet de secours national a été mis en place…” La petite histoire s’imbrique dans la grande. Quel cabinet de secours Nadine-Superwoman-Naous peut-elle déployer pour aider les siens ? Au-delà de la chronique d’une faillite annoncée – à moins d’un investisseur providentiel – Home Sweet Home dessine un tableau plus large des ravages du libéralisme économique, de la corruption et du clientélisme des partis politiques.
Pour se colleter avec ce puzzle politico-économico-familial, Nadine Naous sort du hors champ de l’exil. Partie prenante de ce processus de clarification, elle apparaît dans le cadre avec son père, sur la terrasse de l’école, dans une salle de classe ou dans l’appartement familial. Les pièces à assembler sont d’abord celles morcelées par les approximations paternelles et ses réponses floues sur l’ampleur de la dette. Mais c’est aussi, plus symboliquement, le motif diasporique d’une famille éclatée entre l’Europe, les Etats-Unis et le Liban, où frère et sœur tentent de recouper via Skype leurs informations discordantes.
Un père dans le déni, dissimulateur voire menteur – sans doute un peu des trois en proportions variables selon les moments : ces comptes-là finalement, le film ne les tient pas.
Au fil de ses entretiens avec lui, et malgré sa colère, Nadine Naous renonce à endosser le rôle d’expert-comptable de ses paradoxes, à ouvrir le ban du tribunal. Face à cet homme idéaliste, qui refuse obstinément de s’avouer vaincu, elle délaisse également la piste de l’élucidation psychologique du roman familial pour revendiquer le terrain du jeu. Une scène les montre faisant un Loto ensemble. Ils remplissent une grille et spéculent sur des gains faramineux, jouant de la confusion entre sommes exprimées en livres libanaises et en dollars : la réalité chiffrée se fait mouvante. Entre recours à la pensée magique et dénonciation d’une vie sous l’emprise de ces monnaies de singe, cette scène peut se lire comme répondant à celle dans laquelle le père expose sur le tableau noir la spirale de son endettement. Démonstration à la craie d’une mécanique folle avec taux d’intérêts usuriers : démultipliée par des dizaines de zéros, la sensation de vertige est relayée par une séquence d’animation débridée.
héritage
Justicière de son histoire, armée de ses colts de papier pour réparer le préjudice subi, Nadine Naous se heurte à la question de savoir à qui adresser sa colère. A qui imputer la responsabilité de la situation ? Derrière l’aveu de son ressentiment – “J’en veux à mon père qui s’accroche au monde d’hier” – se cache aussi un sentiment de jalousie vis-à-vis de son optimisme inoxydable. Dans une archive retrouvée, une vidéo de 1991 tournée à l’occasion de la fête de l’école, on voit le directeur de la Colline libanaise, ému, déclarer qu’il œuvre à “former une génération dont on sera fiers”. Le poids de l’héritage ne se résume pas à une dette de plusieurs millions, il est aussi celui d’une génération censée incarner l’avenir d’une famille mais aussi celui de la nation tout entière 1. Si Nadine Naous n’a pas hérité de cette espérance, où s’origine la perte de foi en un pays libre, souverain et démocratique ?
Au cours d’un entretien avec son père, elle l’interroge sur son choix passé de la scolariser dans une institution dirigée par des religieuses françaises, à l’ambiance plus sévère et conservatrice que celle de la Colline libanaise. Est-ce cette éducation qui a préparé la route de l’exil ? Un français parfait ouvrant la voie pour une vie hors du Liban, munie du meilleur bagage possible (ou considéré comme tel) pour le cas où ce pays adoré se révélerait autre chose qu’un pays d’avenir ? Qu’a pu projeter le père sur la vie de ses trois enfants ?
A l’instar de nombreux acteurs parisiens de Mai 68 qui inscrivaient leurs enfants à l’Ecole Alsacienne ou bataillaient pour les faire admettre au Lycée Victor Duruy, le père de Nadine Naous incarne cet écart entre un idéal pédagogique – et plus largement politique – et les choix faits pour ses propres enfants. “En dépit de tout, nous admirons nos parents. Ce sont des gens généreux. Je ne revivrais pour rien au monde mon enfance, mais j'aime les valeurs qu'ils nous ont léguées” écrit Virginie Linhart, fille de Robert Linhart, fondateur du mouvement maoïste en France 2.
Glissant de la dette réelle à la dette symbolique, Nadine Naous renverse sa problématique pour examiner ce qu’elle n’a pas hérité de son père. Et touche là la partie la plus intéressante de son objet : dans le creux du film, on lit la faillite du système communautaire libanais, de cette aspiration à être un trait d’union entre l’Orient et l’Occident, le christianisme et l’islam. Surnommé la Suisse du Moyen-Orient, le Liban du début des années 1970 offrait le visage d’une nation plus développée que la plupart de ses voisins, se distinguant notamment par le niveau d'éducation de sa population. Jusqu’à ce que “ce petit pays à la texture sociale fragile”, pour reprendre l’expression de l’historien Georges Corm, se transforme après la guerre civile en un marché entièrement régi par la spéculation foncière et financière, et une société minée par les clivages confessionnels. Réduisant ainsi à néant les idéaux des pères. “Papa, tu étais de gauche avant, et après tu as voté Hariri juste parce que tu étais sunnite ?” demande la réalisatrice au détour d’une partie de backgammon.
Gardant jusqu’au bout son prisme qui est celui de l’école, elle examine la montée en puissance du Hezbollah à partir des années 1990 à l’aune de ses répercussions sur le fonctionnement de celle-ci : suppression des cours de danse folklorique, de broderie, instauration de cours de religion obligatoires. “Tu ne peux plus faire ce que tu veux dans cette école, pourquoi y es-tu tellement attaché ?” demande-t-elle encore. Dans Nous étions l’avenir, la romancière israélienne Yaël Neeman écrit : “Le kibboutz n'est pas un village au paysage pastoral, avec ses habitants pittoresques, ses poules et ses arbres de Judée. C'est une œuvre politique, et rares sont les gens de par le monde qui ont vécu, par choix et de leur libre volonté, une telle expérience, la plus ambitieuse qui fut jamais tentée. Qui pourrait dire non à une tentative de fonder un monde meilleur, un monde d'égalité et de justice ? Nous n'avons pas dit non. Nous avons déserté.” 3 Nadine Naous n’a pas déserté : elle est revenue filmer le Liban d’aujourd’hui. Ni démissionné de sa part d’héritage : chez elle, à Paris, elle continue à jouer au Loto. On ne sait jamais.
Céline Leclère, février 2017.
1 Sur le même sujet, voir le récit autobiographique de Riad Sattouf, L’Arabe du futur (Allary éditions, 2014) dans lequel il met en scène son père qui, obsédé par le panarabisme, l’élève dans le culte des grands dictateurs arabes et avec une idée fixe : que son fils aille à l'école syrienne et devienne un Arabe du futur.
2 Virginie Linhart, Le jour où mon père s’est tu, Le Seuil, 2008.
3 Yaël Neeman, Nous étions l’avenir, Actes Sud, 2015.