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Toute la mémoire du monde

Toute la mémoire du monde
Des images trop vues au journal télévisé, des noms que l’on retient pourtant : Melilla, Ceuta, Lampedusa. Régulièrement, des dizaines de morts nous sont annoncées et régulièrement, l’Europe redéfinit sa politique des frontières. Frontex, Mare Nostrum, Frontex Plus… Ces flux d’informations sur ces flux de migrants permettent-ils de penser l’Autre ou poussent-ils au contraire à l’envisager comme une abstraction menaçante ? Héros sans visage de Mary Jimenez et Les Messagers d’Hélène Crouzillat et Laetitia Tura explorent une faille narrative de notre société et recréent du récit à un endroit critique : la mort de migrants, en quête d’un monde meilleur.

Construit en triptyque, Héros sans visage aborde dès les premières minutes la question de la mort. La première partie du film, L’absent, s’ouvre dans une église de Bruxelles, où des migrants ont entamé une grève de la faim pour obtenir des papiers. Mary Jimenez n’utilisera pas l’attente des papiers pour créer du suspense, puisque avant même le titre, un premier carton nous raconte : “Je les accompagne. Pour briser la monotonie de leur attente, un par un, je les photographie. Je leur donne des copies des photos. Je me fais des amis. Au bout de 56 jours ils obtiennent gain de cause.” La première scène du film est une explosion de joie, dans l’église, après l’annonce de la régularisation de tous les grévistes sans-papiers : embrassades, visages fatigués mais émus. Mais très vite, l’image ralentit et pâlit, se fige, tandis que le son direct s’évanouit et laisse la place à un souffle à la fois humain et minéral, qui dit plus l’inquiétude que le soulagement. “Quelques semaines plus tard, j’apprends qu’un gréviste est mort.” Les cartons reprennent le cours du récit et leur luminosité scintillante oscille, incertaine. “Son nom ne me dit rien.” L’image qui suit est floue, presque surexposée. “Je vais à la morgue le voir. C’est comme si l’espace autour de lui respirait.”

Apparaissent alors les images mal définies d’une vidéo prise sans doute au téléphone portable, tandis que des sons aquatiques se substituent au souffle jusque-là omniprésent. On devine un bateau dans lequel sont embarquées des silhouettes humaines. “Je suis devant le corps d’un homme mort que je n’ai jamais vu vivant,” continue le récit à l’écran. On distingue peu à peu la mer, le ciel, une côte, un grand Zodiac bondé de monde. “Il avait traversé la Méditerranée en Zodiac. Il travaillait au noir. Il était tombé une fois pendant la grève de la faim. Par la suite, […] il a été retrouvé seul dans sa petite chambre. Victime d’une hémorragie cérébrale depuis 4 jours.” Le récit d’une vie résumée à l’extrême et l’image manquante de celui qui l’a vécue créent un gouffre vertigineux. Retour à l’église et à la chronique de l’occupation de l’église de Bruxelles. Les visages des grévistes défilent à l’écran en gros plan, mais l’absent hante ces scènes. “A la place de l’absent, tous les autres”, poursuit Mary Jimenez. La mort d’un homme agit ici comme un puits sans fond qui oblige le film à poursuivre et à creuser son sujet.

La vie nue, deuxième partie du triptyque, nous plonge en Tunisie, dans un camp de réfugiés. Nous nous posons dans une des tentes et nous prenons le temps nécessaire pour écouter et comprendre les récits et les raisons qui ont poussé hommes et femmes à se mettre en route. Ici, ce n’est plus le vide absolu de l’absence qui creuse le film, mais le plein d’énergie de la vie et de l’espoir qui le sature. Pour autant, la mort est toujours proche.

On voit à nouveau des vidéos faites avec un téléphone portable. Cette fois-ci, celui qui a filmé raconte ce qu’on ne peut pas voir. Entassés dans des camions, ou à pied, des dizaines d’hommes traversent le désert du Sahara pour aller jusqu’au nord de l’Afrique et certains ne survivent pas à cette traversée. Leur corps les lâche. Ils tombent dans le désert. A perte de vue, du sable. Le filmeur marche. Il s’approche d’un corps sans vie, couché là. Un peu plus loin, un autre corps. Le filmeur : “Je me disais que ça me servirait comme document pour me rappeler du passé, des difficultés que j’aurais affrontées dans ma vie. J’ai donc filmé toutes ces choses.” La mort est ici approchée comme rarement le cinéma l’aura permis. Les survivants la connaissent, ils savent le danger, mais ils nous expliquent pourquoi, malgré tout, ils se mettent en route.

Enfin, la troisième et dernière partie nous fait entendre le récit d’un homme qui a traversé la Méditerranée sur une chambre à air. L’image fait alterner la silhouette du personnage, en ombre chinoise, et des vues d’un établissement de la Croix-Rouge qui accueille des réfugiés. Des murs, des grillages sont habités par une voix qui raconte la traversée – une épopée, où le tragique absolu côtoie le merveilleux. Ce dernier personnage, privé de visage, est par là même privé d’identité.

Le récit de ce “sans visage” clôt le triptyque qu’ouvrait une heure plus tôt la recherche d’une personne disparue, autre personnage sans visage et ici privé d’histoire. Au centre de ce tableau, mais hors des frontières de l’Europe, d’autres personnes ont pu nous raconter qui elles sont, à visage découvert. Comme pour nous rappeler qu’être sans papiers ne signifie pas être sans identité, Héros sans visage fait résonner la définition donnée par l’anthropologue Véronique Nahoum-Grappe : “L’identité : un récit porté par un visage.” 1

Les premières minutes du film ne nous installent pas dans un dispositif confortable : ce qui va nous être donné ne se laissera pas voir ni entendre facilement. Nous devons être à l’affût, en alerte, nous devons abandonner nos réflexes habituels de spectateurs, sous peine de passer à côté de quelque chose. Lorsque la réalisatrice elle-même constate qu’elle est passée près de quelqu’un sans le voir, elle nous livre un aveu terrible d’impuissance. Une part d’humanité lui manque soudain, malgré son engagement aux côtés des sans-papiers. Sous le choc, Mary Jimenez alterne l’apparition et la disparition des images avec la proximité des rencontres, cherchant à travers ce film à mesurer la distance entre elle et les autres, entre nous et les autres. En frôlant sans cesse les morts, Héros sans visage nous invite à mieux regarder les vivants en face.

 

 

 

les lieux de la mort

La mort des migrants est également au cœur du film Les Messagers. Les premiers personnages qui s’adressent aux réalisatrices sont des marins marocains travaillant près de Melilla, qui voient régulièrement la mer ramener sur la côte des dizaines de corps. Mais ici, même si l’événement de la mort aimante tous les récits des rescapés, c’est plus directement le lieu de cette mort que le film interroge. Loin de laisser de côté les visages et la parole, Les Messagers tente d’approcher l’énigme de ce lieu par les moyens du cinéma.

Tout au long du film, des photos scandent les éléments d’un territoire. Motif de l’image fixe où l’espace est densifié, le temps arrêté et l’épaisseur sonore reconstruite – par de très subtiles compositions acoustiques de Martin Wheeler. Un paysage désertique. Un bateau en cale sèche sur la grève. La mer à perte de vue. Un paysage agricole austère. Une frontière. Un prêtre ouvre le registre des sépultures et montre les endroits où l’on a pu enterrer des corps dont l’identité est connue. D’une voix tranquille, il lit les noms de ceux qui gisent là : il semble être le gardien du lieu et fait de son mieux pour le gérer. Cependant, si nous pouvons ressentir une certaine forme d’apaisement en contemplant ce sol nord-africain qui abrite la dépouille de ceux qui ont sombré, ce sentiment est vite balayé par la précision des récits des survivants, racontant ceux qu’ils ont vus, impuissants, s’enfoncer dans la mer.

Mais ce n’est pas la mer, ni les bateaux, ni les rivages, que travaille le film.

Dans son bureau, un fonctionnaire de la Guardia Civil espagnole nous explique comment la surveillance de la frontière terrestre et maritime de ce territoire est mise en œuvre – Ceuta et Melilla constituent la seule frontière terrestre du sud de l’Europe. La frontière apparaît peu à peu comme le lieu où ces hommes, ces femmes et ces enfants qui tentent d’aller en Europe, trouvent la mort. Et s’il est difficile d’en parler, c’est parce qu’il s’agit d’un lieu abstrait, décidé et dessiné par l’homme. Mais c’est bien cette ligne ou plutôt cette idée, qui tue des milliers d’hommes chaque année.

De quel côté est-on, là ? Au Maroc ou en Espagne ? En Afrique ou en Europe ? On nous montre un tracé imaginaire qui sépare en pleine mer le territoire marocain du territoire espagnol. Si la frontière est une construction imaginaire, comment se concrétise-t-elle ?

Un homme nous raconte comment on a tiré sur lui, un autre comment il a vu un garçon de son village lâcher prise et retomber à la mer, parce qu’un militaire lui frappait les mains avec une barre de fer. Une femme raconte qu’après un naufrage, deux bateaux sont arrivés au secours des survivants : un espagnol et un marocain. Mais le bateau espagnol est reparti immédiatement, laissant les naufragés monter à bord du bateau marocain et repartir ainsi loin de l’Europe. Enfin, d’autres nous disent qu’ils ne veulent plus parler de ce qui arrive ici : les morts hantent leurs rêves, la peur les habite, la honte aussi. La honte d’avoir été “chosifiés” par des humains.

La frontière est un lieu silencieux et un lieu de mort, qui semble signifier à certains qu’ils ne devraient pas exister. “Mais on existe !” dit l’un des messagers. Face à la puissance de leurs existences, de leurs récits et de leurs visages, le film fait surgir la figure de leur adversaire : une ligne ambiguë qu’il nous est ici permis de percevoir et de penser. “L’histoire est là”, dit un homme parcourant une fosse commune recouverte de végétation.

Héros sans visage et Les Messagers tracent patiemment des sillons, égrènent des noms, apportent leur pierre aux sépultures et tissent des récits pour nous émouvoir – nous sortir de nous-mêmes, nous mettre en mouvement. Ils ne feront certainement pas cicatriser à eux seuls la blessure de l’humanité qu’ils découvrent et que les héros, les messagers, nous demandent de ne pas recouvrir. Mais ils nous posent une des questions essentielles de notre époque, loin des “scénarios du réel” 2 médiatiques qui masquent les visages de ceux qui disparaissent .

 

Olivier Daunizeau (février 2015)

 

1 Véronique Nahoum-Grappe, in La grande table, France Culture, émission du 3 octobre 2014.

2 Gérard Leblanc, Scénarios du réel, L’Harmattan, 1997.